Bloc-Notes 2016
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Apostrophes

Un petit article dans Le Monde daté du 25, pour signaler la mise en ligne sur Youtube de l'entretien que Duras avait accordé à Pivot en 84.

Et tout un monde qui resurgit …

Je réalise qu'avec les Radioscopies de J Chancel, les Discorama de D Glaser, Apostrophes constitue un peu cet adret sonore de mes temps de formation. A réécouter certaines de ces émissions, on comprend que Pivot n'était pas de ces présentateurs potiches ou journalistes passe-plats : il rétorquait, donnait son avis, et révélait sa lecture fine des ouvrages, sa connaissance des auteurs. Ce n'était pas l'homme de fiches préparées par d'autres ; celui au contraire de ces livres striés de marque-pages où retrouver les annotations et passages à lire qui nourrissaient ses questions ou ses répliques.

Je n'aurais pas la naïveté de regretter ces temps jadis où la TV, plutôt que des séries hâtivement débitées en boucles et achetées à l'encan outre-atlantique, aurait eu le courage de diffuser le vendredi soir une émission culturelle. Après tout, l'émission ne commençait que vers 21h30 ; mais surtout, temps presque inimaginable aujourd'hui, où seules trois chaînes - publiques - se disputaient nos faveurs lasses de début de week-end, où pourtant il y en avait néanmoins pour tous les goûts … Pression médiatique moins forte, contraintes publicitaires plus ténues sans doute ! un temps, en tout cas où l'on prenait le temps - celui d'écouter tel ou tel, parler de son enfance, de ses passions, de son livre ; hésiter ou se taire ; provoquer ou convaincre ; de scruter jusqu'à ces étonnants silences d'une Duras d'autant plus troublante qu'elle fait mine de ne rien confier que de très anodin. Temps d'avant l'ordinateur, Internet et le portable ; temps d'avant Youtube ou les réseaux ; temps d'une mémoire qu'il fallait bien tremper pour avoir quelque chance de retrouver telle citation ou formule d'un auteur parce qu'il n'était nul bnf.fr, nul Youtube pour retrouver un auteur, ses textes ou simplement son visage.

Alors oui, ponctuant la fin de semaine comme l'eût fait autrefois le repas dominical, ou la sortie du samedi soir, Apostrophe était bien un rendez-vous qu'on n'eût manqué pour rien au monde ; ne sachant au reste qui des auteurs ou de nous invitait l'autre - mais après tout le terme hôte n'est-il pas ironiquement ambivalent ?

Ces temps-là, ceux surtout de l'ère giscardienne, ceux de ma période étudiante, où je croyais me former, mais qui en réalité me formèrent - et de ce brouhaha désormais assagi en humble murmure à peine perceptible, quelques voix percent encore, ça et là. Apostrophes en est.

Des voix une à une éteintes depuis, Dumézil avec cet incroyable arrière-plan de bibliothèque foutraque ; Cohen, agaçant, pénible parfois dans sa morgue insolente qui semblait vous recevoir au saut du lit, Yourcenar si soignée en sa pointilleuse quête du mot juste … Toutes ces voix qui surent aiguiser l'acuité de ma curiosité et demeurent comme les stations heureuses d'un chemin no pas de croix ; de choix.


Duras et Pivot, un entretien suspendu dans le temps

 

Il semblerait qu'aucune émission littéraire de la télévision française n'ait surpassé, en qualité, en intérêt, en variété et en force prescriptrice, les programmes mythiques que furent " Apostrophes " (1975-1990) puis " Bouillon de culture " (1991-2001), animés par Bernard Pivot.

Celui qui, en 2014, est devenu le président de l'académie Goncourt n'avait pas son pareil pour assembler des plateaux bigarrés, dont les disputes – plus ou moins prévisibles – et les excentricités constituent aujourd'hui autant de -moments mémorables et, pour certains, mythiques : le départ de Charles Bukowski, ivre mort, après qu'il eut insulté à peu près tout le monde à l'entour ; la colère d'Alain Robbe-Grillet face à Michel-Antoine Burnier, auteur avec Patrick Rambaud d'un hilarant Roland-Barthes sans peine ; Vladimir Nabokov, qui, feignant de boire du thé, descendait en fait des lampées de whisky tout en -lisant ses notes préparées…

Parmi ces moments inoubliables, l'émission que Pivot fit le 28 septembre 1984 avec, pour seule invitée, Marguerite Duras, qui n'était pas venue à la télévision depuis une dizaine d'années. Au moment de la parution de son -roman L'Amant, immense succès de librairie qui allait être quelques semaines plus tard récompensé du prix Goncourt, elle avait laissé entendre qu'elle ne se refuserait pas à Pivot. Elle en donne la raison, avec un sourire enjôleur, à la presque fin de cette émission, à un Pivot rosissant : " Parce que je vous trouve complètement charmant… "

Ces circonstances idylliques ont produit une émission libre, intime et véritablement planante. Bernard Pivot s'en explique dans un préambule qui a été ajouté à l'émission. Il y rappelle qu'il avait d'abord été surpris par les longs silences de Duras, mais qu'il avait fini par s'accoutumer à ces " points d'orgue entre les phrases " de l'écrivaine et cinéaste taiseuse et essentielle, aux films parfois grevés de noirs – qui sont à l'image ce que les blancs sont à la page ou à la conversation. Elle revient, comme souvent, sur les traits marquants de son univers : la mère, le petit frère, le grand frère, le Chinois (qu'elle nomme " le Jaune ", en des termes que la télévision d'aujourd'hui ne permettrait plus), Anne-Marie Stretter, Helène Lagonelle. Et les " autos noires ", les terrains de tennis, les cris… Tout cela évoqué sur le ton de quelqu'un qui s'écouterait parler avec délice ; mais quel délice, justement, que de l'entendre ainsi parler. Duras raconte des choses assez drôles – comment il lui est impossible d'écrire si son lit et la vaisselle ne sont pas faits –, carnassières parfois. Ainsi, elle dit, sans frémir, qu'à ses yeux Jean-Paul Sartre n'est pas de ceux qui pratiquent " l'écriture pure " : " De lui, je ne dirais pas qu'il a écrit… "

Sans compromis
L'alcoolisme est aussi abordé – Duras sortait d'une nouvelle cure de désintoxication. Pivot lui demande : " Pourquoi buvez-vous ? " Duras répond l'une des choses les plus scotchantes – si l'on ose dire, car elle avoue avoir eu envie d'un scotch avant l'émission – qu'on ait entendues : " On boit parce que Dieu n'existe pas. " Ces quelque quatre-vingts minutes d'entretien à nu, en direct, face à face, sans public, sont l'une des plus belles choses télévisuelles qui soient, à la fois hautaine, sans compromis, et merveilleusement accessible. Une télévision qui est moins celle d'un autre temps que d'un autre tempo : moderato cantabile.

Renaud Machart