Bloc-Notes 2016
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Curieux !

Oui, décidément bien curieux ce petit article de T Snyder que le Monde publie ; presque autant que ce Allan Lichtman qui aura été l'un des rares à prévoir la victoire de Trump avant d'annoncer désormais que son mandat s'interrompra brutalement par une destitution (impeachment)

Certes, l'élu est un bateleur plus qu'un politique et les promesses tenues en campagne, effarantes. Toute la question demeure de savoir si, une fois son mandat commencé, il rentrera dans le rang - certes très à droite - où s'il sera incontrôlable ; si l'appareil du parti et de l’État sauront ou non tempérer l'homme ou lui rogner les ailes.

En cette période de transition, tous les aléas sont envisageables et les craintes excitables mais de là à en appeler à la résistance dans un pays dont ce n'est pourtant pas la culture politique … L'homme est historien de l'Europe au XXe et s'est fait une spécialité de son impuissance à mesurer les dangers du nazisme et à en enrayer l'ascension. Mais comparaison n'est pas raison ! Pas forcément ... Hormis la guerre de sécession, ce pays a plutôt connu la calme opposition de deux partis plutôt semblables et jamais les bords si tranchants qu'on aura connu, en France par exemple, dans l'après-guerre. Là, nul parti communiste voire socialiste qui en appellerait au changement de société ; nulle critique du capitalisme …

Cependant, une incontestable droitisation extrême qu'on aura perçue déjà avec l'apparition du Tea Party ou l'émergence de personnalités aussi contestables qu'une Sarah Pallin voire l'élection d'un G Bush ! Mais qui n'est cependant pas nouvelle : a-t-on oublié le détestable épisode de Mc Carthy et sa frénétique chasse aux sorcières ?

En face la voix d'un B Sanders, qui aura été tout sauf ridicule pendant les primaires et montré qu'à côté du conformisme prudemment réformiste, il y avait bien un courant non négligeable en appelant à une politique nettement plus à gauche - même si ce à gauche peut nous sembler bien timide de ce côté-ci de l'Atlantique.

Radicalisation ?

Je ne suis pas sûr que ce terme ne soit pas un autre de ces mots fallacieux qui cachent plus ce qu'ils prétendent dire qu'ils ne permettent de le penser (comme système, establishment, élite et autre populisme) : sont-ce ces idéologies qui se seraient radicalisées, ou est-ce seulement leur expression politique qui recueillerait désormais plus de suffrages ? Ces courants ont toujours existé - et partout : la tentation est toujours grande de pousser le bouchon un peu plus loin, tentation du clivage, du on efface tout et on recommence, tentation d'autant plus grande que domine le politiquement correct, le discours aseptisé. Sauf à considérer qu'en période de grand calme, ils recueillent un nombre confidentiel de voix et apparaissent tout au plus comme des curiosités protohistoriques ! On a de la peine à s'en souvenir : mais au début des années 80 l'extrême-droite française recueillait systématiquement moins d'un pour cent des voix ! Qu'en 65, un Tixier-Vignancour, pourtant ancien secrétaire général adjoint de Vichy jusqu'en 41, partisan acharné de l'Algérie Française et avocat de l'OAS, ne recueillit que quelques 5,2% aux premières présidentielles au suffrage universel direct. Oui, décidément ces courants ont toujours existé, couvant seulement sous les cendres. Ne l'oublions pas, ici comme là, les compromissions de la droite avec l'Allemagne nazie, d'une part, la guerre froide d'autre part, auront longtemps exclu partis communiste et d'extrême droite du débat national.

C'est cette période qui est manifestement achevée.

Elle avait pu laisser croire que l'essentiel de la représentation nationale se concentrait entre ce que de Gaulle nommait les courants de l'ordre et du mouvement :

et que l'on pût tenir pour quantité négligeable les bords extrêmes qui s'étaient d'eux-mêmes disqualifiés. Ce fut le cas pour la RFA qui se construisit à la fois contre son passé et sa division : la répartition des suffrages entre SPD et CDU/CSU s'accommodait très bien d'un parti centriste charnière - le FDP ; ce fut le cas au Royaume Uni où le bi-partisme triompha - comme aux USA ; ce fut même le cas en France où malgré un PC longtemps puissant, le système se construisit autour de deux blocs que R Rémond avait parfaitement analysés.

Depuis, depuis surtout le néo-libéralisme triomphant des Thatcher et Reagan, depuis cette perception, somme toute très technocratique, visant à faire accroire que le politique était moins affaire d'idéologies - toujours présentées comme pernicieuses - que de justes mesures ajustées aux circonstances, depuis encore cette réalité mondialisée qui fait perdre repères et certitudes, au terme - provisoire - d'un processus qui balaya les puissances du moment et redistribua les cartes géopolitiques, depuis un processus économique et social qui aura accru comme jamais le fossé entre les puissants et riches - de plus en plus puissants et riches - et les pauvres - de plus en plus nombreux et laissés pour compte - depuis, oui, des langues qui se délient, des droites prêtes à tout pour conserver la main, jusqu'à prendre langue avec les extrêmes, et des laissés-pour-compte prompts à se laisser séduire.

Ce n'est pas nouveau et ce fut sans doute inévitable. Les droites, toujours, quand elles se sentent menacées, sont disposées à renier leurs propres principes pour demeurer en place. Marx l'avait deviné ; l'histoire amplement confirmé.

Comment ne pas oublier la compromission coupable, la naïveté criminelle mais surtout la pusillanimité incroyable de cette droite allemande croyant avoir dompté la bête en lui concédant le hochet de la chancellerie ?

D'où, de manière totalement prévisible :

Entropie ou régression sadique-anale

On peut hésiter entre deux lectures :

Les vingt leçons

Remarquable de ce point de vue que pas une des leçons de Snyder ne porte sur la relation au monde - en tant que système environnemental - mais seulement sur le monde en tant que rencontre des cultures. Honorable mais insuffisant ! Cet oubli est caractéristique. Les problèmes à quoi il entend faire face à l'aide de ses recommandations demeurent localisés aux USA et perçus uniquement d'un point de vue politique.

Premier raté !

Si appel est fait à l'individu, ce qui est plutôt positif parce qu'il est quand même la grande nouveauté pouvant contrer la logique délétère d'appartenance, appel à sa réflexion, sa prudence et son engagement, comment ne pas voir que ceci se réduit à un point de vue défensif : protéger sa vie privée etc. Une perspective presque négative, faute de mieux !

Second raté !

Si appel est fait à la déontologie, on remarquera néanmoins que la question des valeurs demeure cantonnée au seul domaine professionnel. Signe encore d'une perspective réduite au local. Dommage. La référence à la morale ne peut avoir de sens que globalement en recoupant, ensemble et en même temps la relation à l'autre, la relation au monde ; le politique autant que l'économique ou le social …

Troisième raté !

Si la vigilance est invoquée, aux mots, aux gestes, comment ne pas constater - tropisme de sa propre spécialisation ? - que la référence unique l'est au nazisme et à l'impuissance des États européens à l'endiguer dans les années trente. Je me méfie toujours de l'arbre qui cache la forêt et suis loin d'être certain que la montée des fascismes en ces années-là soit la grille de lecture exclusive de ce qui se passe aujourd'hui.

Quatrième raté !

Remarquable enfin que toutes ces propositions demeurent totalement défensives. Pas un projet nouveau sinon la défense des valeurs, elles aussi traditionnelles, de l'humanisme et de la démocratie. Essentiel, assurément ; bienveillant, sans conteste. Terriblement insuffisant. Même s'il est vrai qu'il ne soit pas de projet qui ne comporte une facette négative, puisqu'il s'agit toujours de défendre l'ordre ancien, il ne fut pas un projet visionnaire dans l'histoire qui ne comportât un versant positif. La République ne se réduisait pas à l'abolition de la monarchie et de ses privilèges. L'entropie gagne sitôt qu'une politique se cantonne à la défense, et n'a rien à proposer face aux menaces montantes. Tout à fait caractéristique, depuis de nombreuses années, que l'Europe se soit vue réduite, comme peau de chagrin, à une simple défense à la mesure même de son élargissement : plus grand chose ne subsiste du rêve d'un Monnet ! Résultat immédiat, dans une invraisemblable course en avant, elle croit résoudre ses crises et problèmes en s'agrandissant jusqu'à la démesure ! en restant incapable d'endiguer en son sein les tentations autoritaires. Même la démocratie n'est plus un projet commun ! cf Hongrie ; Pologne …

La Résistance française ne s'est jamais contentée de lutter contre l'occupant. Il y eut très tôt un programme ! et pas des moindres.

C'est cette inquiétante inertie de nos sociétés à prendre la mesure des mutations en cours, à inventer de nouveaux modèles, cette paresse intellectuelle autant que politique qui interdit d'avoir réponse appropriée à cette montée de haine, d'autoritarisme, à ce désir inconscient de fascisme dont parlait Roudinesco.

Cinquième raté ! et pas des moindres !

Reste néanmoins cette vigilance souhaitée aux mots.

Plutôt bien vu !

Snyder aurait mieux fait de relire Hegel : la seule leçon que l'on puisse jamais tirer de l'histoire c'est que récisément on n'en tira jamais aucune.

 


Les vingt leçons de Timothy Snyder pour résister au monde de Trump
LE MONDE du 19.11.2016
Par Timothy Snyder (Professeur d’histoire à l’université de Yale, Etats-Unis)

 



Les Américains ne sont pas plus avisés que les Européens, qui ont vu la démocratie succomber au fascisme, au nazisme ou au communisme. Notre seul avantage est que nous pouvons apprendre de leur expérience. C’est le bon moment pour le faire. Voici vingt leçons du XXe siècle adaptées aux circonstances du jour.


1. N’obéissez pas à l’avance. L’autoritarisme reçoit l’essentiel de son pouvoir de plein gré. Dans des moments comme ceux-ci, les individus prédisent ce qu’un gouvernement répressif attend d’eux et commencent à le faire de leur propre initiative. Ça vous est déjà arrivé, n’est-ce pas ? Arrêtez. L’obéissance anticipée renseigne les autorités sur l’étendue du possible et accroît la restriction des libertés.


2. Protégez les institutions. Respectez la justice ou les médias, ou bien un tribunal ou un journal en particulier. Ne parlez pas des « institutions » en général, mais de celles que vous faites vôtres en agissant en leur nom. Les institutions ne se protègent pas elles-mêmes. Elles tombent comme des dominos si elles ne sont pas défendues dès l’origine.


3. Souvenez-vous de la déontologie professionnelle. Lorsque des gouvernants montrent le mauvais exemple, les engagements professionnels envers des pratiques justes deviennent très importants. Si les avocats font leur travail, il sera difficile de détruire l’Etat de droit, et si les juges font le leur, de tenir des procès spectacles.


4. Quand vous écoutez des discours politiques, faites attention aux mots. Prêtez l’oreille à l’usage répété des ­termes « terrorisme » et « extrémisme ». Ouvrez l’œil sur les funestes notions d’« état d’exception » ou d’« état d’urgence ». Et élevez-vous contre l’usage dévoyé du vocabulaire patriotique.


5. Gardez votre calme quand arrive l’inconcevable. Lorsque survient l’attentat terroriste, rappelez-vous que les groupes autoritaires n’espèrent ou ne préparent de tels actes que pour asseoir un pouvoir plus fort. Pensez à l’incendie du Reichstag. Le désastre soudain qui nécessite la fin de l’équilibre des pouvoirs, l’interdiction des partis d’opposition, etc., est un vieux truc du manuel hitlérien. Ne vous y laissez pas prendre.


6. Soignez votre langage. Evitez de prononcer des phrases que tout le monde reprend. Imaginez votre propre façon de parler, même si ce n’est que pour relayer ce que chacun dit. N’utilisez pas Internet avant d’aller au lit. Rechargez vos gadgets loin de votre chambre à coucher, et lisez. Quoi ? Peut-être Le Pouvoir des sans-pouvoir, de Vaclav Havel ; 1984, de George Orwell ; La Pensée captive, de Czestaw Milosz ; L’Homme révolté, d’Albert Camus ; Les Origines du totalitarisme, de Hannah Arendt ; ou Rien n’est vrai tout est possible, de Peter Pomerantsev.


7. Démarquez-vous. Il faut bien que quelqu’un le fasse. Il est facile de suivre, en paroles comme en actes. Il l’est moins de dire ou de faire quelque chose de différent. Mais sans un tel embarras, il n’y a pas de liberté. Dès le moment où vous montrez l’exemple, le charme du statu quo se rompt, et d’autres suivent.


8. Croyez en la vérité. Abandonner les faits, c’est abandonner la liberté. Si rien n’est vrai, personne ne peut plus critiquer le pouvoir, puisqu’il n’y a plus de base pour le faire. Si rien n’est vrai, tout est spectacle. Le plus gros portefeuille paie pour les plus aveuglantes lumières.


9. Enquêtez. Découvrez les choses par vous-même. Passez plus de temps à lire de longs articles. Soutenez le journalisme d’investigation en vous abonnant à la presse écrite. Comprenez que ce que vous voyez à l’écran ne cherche parfois qu’à vous faire du mal. Ajoutez à vos favoris des sites comme PropOrNot.com, qui démystifie les campagnes de propagande en provenance de l’étranger.


10. Pratiquez une politique « corporelle ». Le pouvoir veut que vous vous ramollissiez dans votre fauteuil et que vos émotions s’évanouissent devant l’écran. Sortez. Déplacez votre corps dans des endroits inconnus au milieu d’inconnus. Faites-vous de nouveaux amis et marchez ensemble.


11. Echangez des regards, dites des banalités. Ce n’est pas seulement de la politesse. C’est un moyen de rester en contact avec votre environnement, de briser les barrières sociales inutiles, et d’en venir à comprendre à qui vous fier ou non. Si nous entrons dans une culture de la dénonciation, vous ressentirez le besoin de connaître le paysage psychologique de votre vie quotidienne.


12. Sentez-vous responsable du monde. Remarquez les croix gammées et les autres signes de haine. Ne détournez pas le regard, ne vous y habituez pas. Retirez-les vous-même et donnez l’exemple afin que les autres fassent de même.


13. Refusez l’Etat à parti unique. Les partis qui prennent le contrôle des Etats étaient autrefois autre chose. Ils ont su exploiter un moment historique pour interdire toute existence politique à leurs rivaux. Participez aux élections locales et nationales tant que vous en avez la possibilité.


14. Dans la mesure de vos moyens, faites des dons aux bonnes causes. Choisissez un organisme caritatif qui vous convient et configurez le paiement automatique. Vous saurez alors que vous avez employé votre libre-arbitre à encourager la société civile à aider les autres à faire quelque chose de bien.


15. Protégez votre vie privée. Les dirigeants peu scrupuleux emploieront ce qu’ils savent de vous pour vous nuire. Nettoyez votre ordinateur des logiciels malveillants. Rappelez-vous qu’envoyer un courrier électronique est comme écrire dans le ciel avec de la fumée. Pensez à utiliser des formes d’Internet alternatives, ou, plus simplement, utilisez-le moins. Cultivez les échanges de personne à personne. Pour la même raison, ne laissez pas irrésolus les problèmes ­juridiques. Les Etats autoritaires sont comme des maîtres chanteurs, à l’affût de tout crochet pour vous harponner. Essayez de limiter les crochets.


16. Apprenez des autres et des autres pays. Entretenez vos amitiés à l’étranger ou faites-vous y de nouveaux amis. Les difficultés que nous traversons ne sont qu’un élément d’une tendance plus générale. Et aucun pays ne pourra trouver de solution à lui tout seul. Assurez-vous que vous et votre famille avez des passeports en règle.


17. Prenez garde aux paramilitaires. Quand des hommes armés se prétendant antisystème commencent à porter des uniformes et à déambuler avec des photos du chef, la fin est proche. Lorsque ces milices paramilitaires, la police officielle et l’armée commencent à se mélanger, la partie est terminée.


18. Réfléchissez bien avant de vous armer. Si vous portez une arme dans unservice public, Dieu vous bénisse et vous protège. Mais n’oubliez pas que certains errements du passé ont conduit des policiers ou des soldats à faire parfois des choses irrégulières. Soyez prêt à dire non. (Si vous ne savez pas ce que cela signifie, contactez le Musée du Mémorial américain de l’Holocauste et renseignez-vous sur les formations en éthique professionnelle.)


19. Soyez aussi courageux que vous le pouvez. Si aucun de nous n’est prêt à mourir pour la liberté, alors, nous mourrons tous de l’absence de liberté.


20. Soyez patriote. Le président entrant ne l’est pas. Donnez l’exemple de ce que l’Amérique pourrait signifier pour les générations à venir. Elles en auront besoin.