Bloc-Notes 2016
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Matrices, prêts à penser, modèles et méthodes …

Rien, dois-je l'avouer ne m'intrigue plus que ces modèles utlisés ici ou là, rapidement baptisés de quelque acronyme : SWOT, Pestel - comme si leur attribuer un nom leur eût conféré incontournable chair et puissance de l'évidence.

Il y aura décidément toujours, dans le pragmatisme anglo-saxon, mais dans la démarche technicienne aussi, une étonnante mais tellement naïve prétention à réduire la pensée à quelques recettes qu'il fallût scrupuleusement observer pour que la réussite advienne. Sans doute se double-t-elle aussi de la foi du charbonnier : ne saurait être quelque problème qui n'eût sa solution ; nulle question sans réponse …

D'où tiennent-ils cette fate certitude ? d'où cette extravagante assurance que tout chemin conduisît nécessairement quelque part ? d'où cette bouffissure scientiste, en réalité dogmatique qui fait s'équivaloir rigueur de la démarche et certitude de la réponse ? Ceux-là, décidément, loin d'être mécréants, ne sont que de frais et zélotes convertis … Nietzsche l'avait deviné : qui aura le courage encore d'être résolument athée ?

Comment ne pas penser à R Aron qui, tout en admirant l'intelligence et la compétence de Giscard d'Estaing - plus qu'il ne le lui reprocha d'ailleurs- regretta qu'il ne sût pas combien l'histoire était tragique. La suprématie de l'esprit technicien ne se mesure pas seulement aux places que se réservent les énarques ou à cette sotte dilection à vouloir tout penser désormais à l'aune de la gestion - des amis, du temps, de sa carrière, de ses connaissances, savoir-faire ou savoir-être - non !

Elle se reconnaît très exactement à la rigidité. A cette nuque raide qui s'arcboute à la réponse donnée, à la promesse faite, au savoir-faire acquis. Une fois pour toute ; sans y revenir jamais.

L'avons-nous assez remarqué ? assez subi ?

La raison rarement frivole s'émoustille pourtant devant toute ligne droite. Elle file droit et ainsi dit le droit, et donc la loi comme la puissance - rex et lex ; elle donne le la, fixe la règle et ainsi dirige mais la direction fixe là devant, un point qui ne nous sépare de lui, nous le savons tous, que par la ligne droite, chemin évidemment le plus court, rentable ou efficace. Du recteur au directeur, à la recherche du timon permettant de tout ramener dans la même direction, vers le même but : oui, décidément la raison n'entend que le même, ramène au même, à l'aune repérable, quantifiable. Elle veut de l'exact, du précis : le bouillonnement, le grouillement l'insupporte. Où était l'essaim, elle tente ses essais. Ces mots sont l'envers et l'avers d'une même réalité sans doute ; traduisent cependant ce que, de ce côté-ci de la ligne on biffe, escamote, néglige ; mais qui de ce côté-là fait le sel de la terre et l'épaisseur du réel. Reine de l'abstraction, la raison, oui, écoutons le mot, fait abstraction de ce qui grouille, se mêle et brouille ; de ce qui ne se range pas mais dérange; de ce qui fuit.

Il faudrait faire l'éloge du poreux.

La méthode ? un discours ! rien de plus

Il n'en va pas autrement de la méthode ; de la démarche. Les mots, ici encore le traduisent si bien : il s'agit bien d'un chemin et il vaut mieux qu'il demeure droit ! Comment se sortir de l'impasse, retrouver son chemin quand on est perdu dans une forêt ? Descartes y fit réponse à première vue évidente, et toute de roide raison empreinte : marcher droit devant soi, surtout ne pas hésiter ou pire encore faire marche arrière, tenter de gauche ou de droite, des voies de traverse sans aller jamais jusqu'au bout : ce serait perdre du temps et ses forces. Non, aller tout droit : on finira bien par sortir de la forêt.

J'aime cet exemple : il fleure bon les contes de notre enfance où la forêt transpire de toutes nos angoisses, respire la sauvagerie, la cruauté : où dominent les loups dévoreurs de petites filles peu sages, ou ces brigands détrousseurs d'hommes de bien. Folie, cruauté, désordre, oui, la forêt est espace de non droit face à la cité de droit : symbole en ceci du désordre, du chaos, mais de l'irrationnel aussi en face de l'ordre et de la civilisation, espace cruel, brouillon que cette dernière tente si malaisément de conquérir, essaie au moins de cironscrire.

Penser ? mettre de l'ordre où il n'en était pas ; tracer une ligne droite, fût-elle imaginaire dans cet enchevêtrement d'arbres, de buissons, de feuillages et de sentiers tortueux que parcourent impérieux bêtes cruelles et esprits malfaisants ! Quel plus beau symbole de ceci que ce Lycée que fonda Aristote dont le nom rappelle insidieusement la victoire sur les loups.

1 L'objet des études doit être de diriger l’esprit de manière à ce qu’il porte des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui.
2 Il ne faut nous occuper que des objets dont notre esprit paraît capable d’acquérir une connaissance certaine et indubitable.
3 II faut chercher sur l’objet de notre étude, non pas ce qu’en ont pensé les autres, ni ce que nous soupçonnons nous-mêmes, mais ce que nous pouvons voir clairement et avec évidence, ou déduire d’une manière certaine. C’est le seul moyen d’arriver à la science.
4 Nécessité de la méthode dans la recherche de la vérité.
5 Toute la méthode consiste dans l’ordre et dans la disposition des objets sur lesquels l’esprit doit tourner ses efforts pour arriver à quelques vérités. Pour la suivre, il faut ramener graduellement les propositions embarrassées et obscures à de plus simples, et ensuite partir de l’intuition de ces dernières pour arriver, par les mêmes degrés, à la connaissance des autres.
6 Pour distinguer les choses les plus simples de celles qui sont enveloppées, et suivre cette recherche avec ordre, il faut, dans chaque série d’objets, où de quelques vérités nous avons déduit d’autres vérités, reconnoître quelle est la chose la plus simple, et comment toutes les autres s’en éloignent plus ou moins, ou également.
7 Pour compléter la science il faut que la pensée parcoure, d’un mouvement non interrompu et suivi, tous les objets qui appartiennent au but qu’elle veut atteindre, et qu’ensuite elle les résume dans une énumération méthodique et suffisante.
8 Si dans la série des questions il s’en présente une que notre esprit ne peut comprendre parfaitement, il faut s’arrêter là, ne pas examiner ce qui suit, mais s’épargner un travail superflu.
9 Il faut diriger toutes les forces de son esprit sur les choses les plus faciles et de la moindre importance, et s’y arrêter longtemps, jusqu’à ce qu’on ait pris l’habitude de voir la vérité clairement et distinctement.
10 Pour que l’esprit acquière de la facilité, il faut l’exercer à trouver les choses que d’autres ont déjà découvertes, et à parcourir avec méthode même les arts les plus communs, surtout ceux qui expliquent l’ordre ou le supposent.
11 Après avoir aperçu par l’intuition quelques propositions simples, si nous en concluons quelque autre, il n'est pas inutile de les suivre sans interrompre un seul instant le mouvement de la pensée, de réfléchir à leurs rapports mutuels, et d’en concevoir distinctement à la fois le plus grand nombre possible ; c’est le moyen de donner à notre science plus de certitude et à notre esprit plus d’étendue.
12 Enfin il faut se servir de toutes les ressources de l’intelligence, de l’imagination, des sens, de la mémoire, pour avoir une intuition distincte des propositions simples, pour comparer convenablement ce qu’on cherche avec ce qu’on connoît, et pour trouver les choses qui doivent être ainsi comparées entre elles ; en un mot on ne doit négliger aucun des moyens dont l’homme est pourvu.
13 Quand nous comprenons parfaitement une question, il faut la dégager de toute conception superflue, la réduire au plus simple, la subdiviser le plus possible au moyen de l’énumération.
14 La même règle doit s’appliquer à l’étendue réelle des corps, et il faut la représenter tout entière à l’imagination, au moyen de figures nues ; de cette manière l’entendement la comprendra bien plus distinctement.
15 Souvent il est bon de tracer ces figures, et de les montrer aux sens externes, pour tenir plus facilement notre esprit attentif.
16 Quant à ce qui n’exige pas l’attention de l’esprit, quoique nécessaire pour la conclusion, il vaut mieux le désigner par de courtes notes que par des figures entières. Par ce moyen la mémoire ne pourra nous faire défaut, et cependant la pensée ne sera pas distraite, pour le retenir, des autres opérations auxquelles elle est occupée.
17 Il faut parcourir directement la difficulté proposée, en faisant abstraction de ce que quelques-uns de ses termes sont connus et les autres inconnus, et en suivant, par la marche véritable, la mutuelle dépendance des unes et des autres.
18 Pour cela il n’est besoin que de quatre opérations, l’addition, la soustraction, la multiplication et la division ; même les deux dernières n’ont souvent pas besoin d’être faites, tant pour ne rien embrasser inutilement, que parce qu’elles peuvent par la suite être plus facilement exécutées.
19 C’est par cette méthode qu’il faut chercher autant de grandeurs exprimées de deux manières différentes que nous supposons connus de termes inconnus, pour parcourir directement la difficulté ; car, par ce moyen, nous aurons autant de comparaisons entre deux choses égales.
20 Après avoir trouvé les équations, il faut achever les opérations que nous avons omises, sans jamais employer la multiplication toutes les fois qu’il y aura lieu à division.
21 S’il y a plusieurs équations de cette espèce, il faudra les réduire toutes à une seule, savoir à celle dont les termes occuperont le plus petit nombre de degrés, dans la série des grandeurs en proportion continue, selon laquelle ces termes eux-mêmes doivent être disposés.
Descartes, Règles pour la direction de l'esprit

Il faut les relire ces règles : procéder par ordre - donc mettre de l'ordre ; être exhaustif et ainsi ne rien laisser échapper ; être prudent - réminiscence assurément des temps antiques - et ainsi ne rien négliger ; procéder du plus simple au plus complexe ; s'assurer de tout et ne pas poursuivre sans avoir certitude et ainsi ne rien bâtir sur le sable mouvant de la croyance ou de l'apparence ; aller du simple au complexe mais surtout ramener tout au simple ; et surtout, mathématiser, quantifier.

Soit ! rien que de bonne et saine logique, dira-t-on ! Qui, à force, nous est devenue tellement usuelle que nous la tenons pour évidente - quand justement elle ne l'est pas.

Avons-nous oublié que l'autre registre de la connaissance demeure précisément cette vue - théorie dit ce qui se contemple - que Descartes veut sinon écarter en tout cas circonscrire pour ce qu'elle produit de partiel, partial ; de fallacieux ou de trompeur ? Oui, la connaissance tient peut-être de cet antique geste de l'augure, délimitant de son bâton, cette portion de ciel où les dieux enverront un signe, celui qui permettra de sortir de l'indécision, de l'indifférence ; de l'ignorance. La connaissance reste affaire de séparation, de distinction, de mise à l'écart ; de césure et donc d'analyse !

Avons-nous tellement oublié ce que nous tenons du temps justement du grec - temno - signifiant cette coupure ? Ce temps qui fait et défait, qui coule, ce grand ennemi de la vérité éternelle qui nous condamne à conquérir, au mieux, une connaissance de choses qui ne seraient déjà plus ; ce temps qui ne nous permet même pas de savoir si l'ordre est un interstice terriblement provisoire seulement entre deux chaos, ou d'espérer, au contraire, que le désordre fût l'antichambre d'un ordre en train de se constituer ; ce temps que nous espérons contenir par le rêve d'un déterminisme universel qui s'effilochera pourtant en autant d'entropies que de quanta ; ce temps, forme de notre impuissance comme aimait à le penser Lachelier, qui nous interdit autrement que de manière superficielle cette répétition sans quoi il n'est pas d'ordre envisageable. Non, décidément, nous ne nous baignons jamais deux fois dans le même fleuve !

Eh quoi ? D'où Descartes tient-il d'ailleurs que sa forêt ne soit pas infinie ? ou, en tout cas si vaste qu'il fût impossible à un homme, fini en sa vie comme en ses facultés, de la parcourir en un temps limité ? Comment, de surcroît, peut-il s'assurer que son personnage perdu, marchera toujours droit, lui qui, puisque perdu, n'a pas de repère ? Descartes triche : suppose résolu ce qui justement fait question !

Ah je l'entends, pas même bruit de fond de l'être, mais offense imbécilement répétée, obstinément ritualisée au fourmillent de l'être qui s'éploit, ce cri de la bête que l'on égorge - puisque tragédie il y a ! Voici même geste, même procédure, même parole : donnez-moi un point d'appui et je soulèverai le monde ; donnez moi un coupable et je restaurerai l'ordre. De la physique au politique ; d'Archimède au prêtre, de quelque obédience qu'il soit ; ou au prince de quelque précession qu'il se revendique !

Au commencement, toujours, cette même parole, ce même coup de force, cette même vindicte : voici le coupable désigné d'un doigt vengeur. Ce sera, en politique, ce bouc que l'on dit émissaire ; ce sera, en théorétique, ce bouillonnement que n'on ne sait pas même désigner d'un terme positif : le désordre. L'inédit ; l'inattendu ! La raison a besoin d'ordre et donc d'un standard à l'aune de quoi rassembler comme s'il n'était de pensée que de ce qui se répète. Elle range dans des cases, des boîtes ; adore les taxinomies ; que chacun et chaque choses se tienne à sa place - toujours la même.

Le philosophe le sait, même s'il lui arrive parfois de contrefaire le dogmatique : l'idée même d'une connaissance achevée, universelle est une contradiction in adjecto. Kant le démontre : ce n'est pas le moindre de ses mérites. Le grec l'avait senti qui nomma l'être physique - ce qui croît, grandit - sachant parfaitement distinguer du cosmos - ordre - le chaos qui le contient. Descartes l'avoue avec sa mathesis universalis.

 

Si … un coup de force

Décidément, au début, oui, un coup de force - un postulat si l'on préfère - un pari si l'on aime mieux : que ces qualités que l'on néglige ne soient pas suffisamment décisives pour fausser résultats et conclusions ; qu'elles soient, comme on dit, quantité négligeable ! Regardons nos dictionnaires qui définissent un terme supposé inconnu par d'autres supposés connus. La physique ne procède pas autrement que la langue : le chemin - la méthode - identiquement se fait répétition. Cette universalité qui nous hante n'est jamais que l'imitation serve de nos archaïques obsessions ;de nos angoisses antiques. Exit la qualité ; la différence ; le bruit et le fourmillement.

La biologie nous l'avait pourtant appris : de la reproduction du même surgit pourtant l'unique. De l'ordre peut naître le singulier. De la répétition, la différence.

Je veux aussi te montrer que les atomes, quand ils se précipitent en droite ligne dans le vide, dévient un peu par leur propre poids, mais si peu que rien, et on ne sait quand, on ne sait où. Si les éléments ne changeaient pas ainsi de route, ils tomberaient épars à travers les abîmes du vide, comme les gouttes de pluie : il n'y aurait jamais eu ni rencontre ni choc, et la nature demeurerait encore stérile.
Lucrece, De rerum natura, II, 216
Il fallait se souvenir du clinamen de Lucrèce : du désordre de ces atomes même pas capables de tomber droit, surgit, imprévisible, une rencontre, une organisation ; du nouveau. Du désordre peut s'extirper de l'ordre.

La sotte abeille de von Fritsch qui ne perçoit pas le signal butinera bien ailleurs - perte - mais c'est elle qui offre solution - gain - si le gisement de pollen est épuisé ! La frontière entre ordre et désordre ne dessine pas une dichotomie ; encore moins une opposition, mais une circulation sans fin d'énergie, de matière ou d'information. Entre eux, une boucle de rétro-action.

Revoici le cycle, la courbe ; le cercle. Où je voulais en venir

Pourtant toute l'histoire des sciences nous l'enseigne inlassablement ; nulle découverte qui n'eût payé son écot à l'imprévu, au hasard, à l'insolite. De Cl Bernard découvrant la fonction glycogénique du foie à Flemming inventant la pénicilline : oui bien sûr de l'aléatoire le même que celui de Thalès de Milet tombant dans un puits sous la risée de la servante de Thrace ou que Newton et sa pomme ; non pas vraiment puisqu'il faut être bien savant pour saisir un fait ! Bien sûr ceux-là ne purent saisir dans la nouveauté que de s'être posé la bonne question, d'avoir mis en relation fait et théorie ambiante ; oui, le hasard ne favorise que les esprits déjà préparés. Mais ceci ne fait qu'illustrer combien la recherche, d'abord, consiste à ne considérer dans les phénomènes que des questions à résoudre et non pas des réponses à utiliser ; combien il n'est de connaissance possible qu'en ayant le sens du problème ; de la problématique. Mais ne dit pas, bien au contraire, qu'il ne soit de savoir que d'appliquer avec obstitation les principes acquis. Tourner, se retourner ; regarder d'ailleurs ; incurver la perspective ; inverser et renverser la table. Il n'est décidément pas d'aller sans retour.

Revoici le cycle, la courbe ; le cercle. Où je voulais en venir

Oui la connaissance est première ; oui elle procède toujours d'un savoir qu'on croyait posséder à un autre savoir rectifié ou carrément nouveau. D'entre la théorie et les faits, le dialogue est incessant ; on cherche toujours à expliquer ce qu'on voit par ce qu'on ne voit pas : la théorie enrichit le réel d'objets et de relations, lui offre épaisseur et dynamique ; l'expérience des faits en revanche modifie et parfois invalide la théorie. Entre les deux, une boucle de rétro-action. La théorie me fait voir autrement ; ce que je vois me fait penser.

Revoici le cycle, la courbe ; le cercle. Où je voulais en venir

Chercher : une valse hésitation

Je crois au nouveau, au cycle, à l'imprévu et à la courbe. Qu'y puis-je si les mots me donnent raison ? Dans chercher, il y a bien circa - autour. Ce que je cherche, je dois bien admettre ne pas le connaître ou l'avoir perdu ; l'ignorer. Je puis bien sûr me cramponner à quelque recette ou dogme et tenter de tout expliquer avec le peu que je m'imagine savoir. Il n'est pas de théorie qui ne soit capable de tout ramener à ses principes - c'est d'ailleurs ce en quoi elle est suspecte. Que la danse de la pluie n'enclenche pas les précipitations si nécessaires et tellement souhaitées fera d'abord suspecter la grande colère des dieux - bien avant un quelconque doute sur l'existence même de ses dieux !

J'aime que l'hésitation vienne d'un verbe latin signifiant être fixé, attaché, accroché avant de vouloir dire être embarrassé. Qui dira jamais le courage de celui qui prend le parti de l'insolite, du nouveau quand tout nous incite à nous accrocher à nos certitudes ? Qui répète assez que le nouveau, d'abord, constitue un désordre, une incertitude, un déséquilibre : que l'insolite dérange ?

Qui hésite, étymologiquement bégaie ! A-t-on oublié que Moïse, comme Homère, étaient bègues ? mais ceux-ci, à la fin, s'élancèrent. Pas ceux-là qui hésitent trop longtemps et renâcjlent devant le nouveau. Je ne vois dans ces braves techniciens de la pensée, ivres de modèles, de certitudes et de recettes, aussi superbes que fats : oui, ceux-là ont la bouche lourde, buttent sur chaque mot, trébuchent de renoncer à penser.

Oui, qui cherche tourne … autour du pot - bien avant de pouvoir faire jamais le tour de la question. L'encyclopédie est un cauchemar de dogmatique pour celui qui imagine que l'hésitation puisse jamais s'achever et la connaissance se clore ! Nous ne courrons jamais que d'ignorance en ignorance autre.

On est tellement loin, ici, de cet entêtement zélote à suivre les recettes acquises ! C'est cela qui m'inquiète et me gêne tant dans ces prêts-à-penser modélisés qui ne produiront jamais rien de neuf ; demeureront à jamais les incantations imbéciles d'une dogmatique utilitaire. Je comprends mieux la défiance d'un Bachelard soupçonnant que les chercheurs fussent tous nuisibles dans la seconde partie de leurs carrières. Lui, avait fait le pas maximal en invoquant l'imagination - fût-elle scientifique.

Au creux de ces savoirs qui avancent à si vertigineuse vitesse, au mitan de ces boucles qui ne se referment jamais vraiment au point de ruiner jusqu'aux principes intangibles qu'on s'était donnés, dans la bourrasque exorbitante qui en vient même à enchâsser effet et cause et confondre l'ici et l'ailleurs, je lis les mêmes tensions qu'en politique - entre les conservateurs qui n'aiment rien tant que ramener à un passé solide et connu et les révolutionnaires impatients du grand soir mais qui ne manquent jamais eux-même de retourner veste - préférant néanmoins ceux-ci qui ont, au moins le mérite du trouble et la vertu de la passion.

Il y a décidément trop de mâle assurance dans ces lignes droites qui tranchent et meurtrissent. J'aime les courbes, pour l'incertitude et l'émotion.

Pour l'esthétique.

J'aime les bifurquations, les chemins de traverse - et crains que les répétitions ne m'ennuient profondément ; définitivement.

J'aime la voix qui détourne Moïse de son chemin ; le doux rêveur tellement distrait qu'il en vient à paraître fou ; celui qui parle aux grenouilles ; l'anachorète qui s'isole ou le scribe voûté dans le désert.

Il n'est décidément pas vrai que la connaissance ne soit affaire que de froide raison. Elle est affaire de corps qui chute dans le puits, de myopie rêveuse, de voix qui s'entendent - de vocation peut-être si le terme n'était si ambigu ; de générosité sûrement. De gestes contraints, d'efforts vrains, de torsions, de retournement ; d'aversions et de conversions : et de mécréance si souvent.

C'est pour cela sans doute que les sciences auraient tellement besoin des poètes ! pour ceci qu'est si pernicieuse la frontière sotte entre sciences et philosophie, sciences dures et douces ; que serait si urgent que chacun allât baguenauder sur les terres de l'autre.

Besoin de ce qui ne sert à rien, à rien d'autre qu'au plaisir éprouvé ou à la peine procurée, besoin du rien ou du presque rien, de ce qui se murmure pour la beauté du geste. Rien d'autre ne pèse que ce souffle-ci qui en volutes répétées s'évapore et s'enroule.


V Jankélévitch dans l'émission Vocations (1969)