Chronique d'un temps si lourd

Ecrire ....

 

On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole de sa résurrection.
Proust

 

Mais pourquoi donc écrire ? et s'entêter à consigner ces traces d'encre mécanique que personne ne trouvera jamais ? Comment ne pas songer à ces lignes de Proust décrivant la mort de Bergotte?

L'évidence voudrait que cet effort eût un rapport non tant avec la mort qu'avec le désir de la vaincre : laisser des traces qui vous survivent et témoignent sinon de sa gloire, au moins de son errance. Je n'y ai jamais véritablement cru. Qui cherche la gloire a peu à faire avec sa postérité et aurait intérêt à se dépêcher pour en recueillir les fruits amers avant la fin. Qui se gausse d'éternité comme on se nourrit de consolations calmera malaisément son angoisse à y pourvoir par l'empilement de pages. Et si d'aventure on nourrissait l'ambition d'agir sur le réel on eût plus intérêt à embrasser la carrière d'écrivain public ou de devenir la prostituée des médias, non ?

Non il y va de bien autre chose qui frôle assurément l'entêtement mais a plus vocation à la vie qu'à la mort ; à la transmission qu'au legs.

J'aime à retrouver la même notule chez Borgès que chez Proust : le roi chez celui-ci se désole que des vers du poète, si savamment ourdis fussent-ils, nulle émotion n'en émanât, que rien ne s'en suivît. Bergotte quant à lui, comprend que ses livres sont arides rien qu'à regarder le petit pan de mur si bien peint en jaune . Le diable se niche dans les détails, dit-on ; la vie aussi.

Assurément écrire a partie liée avec l'être. J'y vois le même entrelacs, l'identique combinatoire qui de rien ou presque laisse éclore ce qui se meut et émeut. Il n'y va ni de magie ni d'artifice ; si de simple labeur non plus que de génie mais de cet entêtement, parfois laborieux c'est vrai, souvent angoissé, certes, à dessiner cette part d'humanité qui autorise la vérité à tenir un peu au réel. A l'aube, pour que jaillissent les premiers rais de lumière, quelle contexture aura-t-il fallu qui de ce qui choit, subitement décline et s'ensemence. Oui, ce qui est chute et s'égare, s'enlace et s'entremet, et j'aime à me souvenir que c'est du même tissu que l'on fait le muscle, la redingote et la page émouvante. C'est identique geste que ces doigts noués, ces fils enchevêtrés et ces lignes contorsionnées. L'humain est d'alliance incrusté et ce pacte l'arrime à l'être.

Je sais qu'il n'est pas de pensée véritablement inédite et me crois la plume médiocrement esthétique. On ne fait pas surgir un horizon d'un seul trait de plume sans cette grâce qu'on ne saurait ni demander ni attendre ; ni espérer ni revendiquer. Mais sans humanité chevillée au corps, il ne saurait y avoir que ratiocinations de barbons stériles.

Alors simplement esquisser des parcours, des visages ou des doutes ; témoigner d'une attente ou d'un scrupule ne serait-ce que pour mes filles ; pour qu'elles sachent que celui qui les as eu accueillies avait la même fragile épaisseur qu'elles et l'amarrage à leur tendre qui leur donnât vocation à poursuivre ce chant qu'enfant elles reçurent de leurs aïeux.