Bloc-Notes 2017
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Avoir quelque chose à dire …

Expression joliment vague, furieusement triviale qu'utilise Jankelevitch pour justifier sa trajectoire en philosophie et qui lui permet même de faire le tri entre les faiseurs et les chercheurs sincères. Soit !

Non sans ironie, peut-être malvenue, cela me fait irrésistiblement me souvenir de ces séquences d'une série TV - Palace 1988 - celles du Pr Rollin qui, annonçait le générique, avait toujours quelque chose à dire et assénait ses propos d'une docte absurdité. Cette formule, je l'entends souvent avec cette autre - j'ai encore des choses à faire - surtout par ceux que la retraite a privé du cadre rassurant d'une activité institutionnalisée, par ceux qui, empressés de combler un vide où l'inactivité les plonge, et mis en face d'eux-mêmes s'engouffrent dans une tâche, à leurs yeux essentielle, mais confuse à souhait.

Où je retrouve l'idolâtrie du travail, certes ; mais aussi la malédiction d'un état vous condamnant à l'inerte. Ce qui importe, sans doute, n'est pas le travail en soi, mais le mouvement par où se déploie l'être qui n'est possible ni sans l'autre ni sans le monde dont soudainement on menace de vous priver et qu'il faudra bien réinventer.

Voici première manière de l'évacuer par un déni un peu méprisant qui ne satisfait pas pour autant. La tendance pèse, qui nous incite à mettre du sens où il n'y en a pas, de visible en tout cas, de tenter de donner rétrospectivement quelque cohérence à nos démarches : nous éprouvons tous quelque difficulté à admettre la vanité de nos existences - voire son absurdité !

Mais l'essentiel n'est peut-être pas là !

Porosité de l'être

Dire, mais à qui ? Pour se préserver les hauteurs de l'universel, la formule reste dans le vague - quelque chose - et ne précise pas le destinataire comme si nous étions détenteur d'un message à portée universelle, ou que nous fussions porteur d'une vérité qu'il urgerait de transmettre, ou qu'enfin, à peine moins immodeste, nous crussions à ce point en l'originalité de notre rapport au monde qu'il y eût en nous une musique intérieure qui méritât d'enrichir la conscience universelle. Voici présomption que l'on tolérerait encore dans les tendres années où, pour exister, il faut bien croire en soi et se pousser du coude ! mais après ? Je n'aimerais pas avoir à choisir entre le ridicule et la vanité

Comment, au reste, ne pas se souvenir que Platon récusa précisément les sophistes de se targuer de pouvoir tout démontrer, certes, mais surtout à un public indéfini !

Bref, au delà des motifs psychologiques qui nous inclinent vers l'égotisme, une pulsion - une envie, un désir, dit Jankelevitch, un besoin ? - qui systématiquement insinue des mots d'entre nous et les choses et nous fait quitter les rivages sereins de l'évidence, de l'immédiat. D'où ceci provient-il ? Il n'est pas impossible que voici manie acquise dès l'enfance par le poids de l'éducation. Je l'ai compris l'autre jour, où m'interrogeant sur ce que j'avais bien pu transmettre à mes filles, l'une d'elle me répondant mais cette habitude à toujours se demander pourquoi et comment les choses étaient ce qu'elles sont, à refuser le confort du c'est comme ça, cette manie, presque, à toujours tâcher de comprendre. Je ne crois pas le leur avoir jamais appris ou prescrit : elles s'y sont coulées, par habitude ou mimétisme. On transmet finalement plus par ce que l'on montre que par ce que l'on dit. Par l'exemple, à condition de ne pas imaginer une seule seconde que celui-ci fût exemplaire.

Or, chacun de nous, en contemplant sa propre histoire, ne se souvient-il pas qu'il a été successivement, quant à ses notions les plus importantes, théologien dans son enfance, métaphysicien dans sa jeunesse, et physicien dans sa virilité ?
A Comte, Cours de philosophie positive, 1e leçon, p 7

C'est A Comte qui écrivit que tout homme était spontanément théologien en son enfance et la phase du pourquoi n'entre pas pour peu dans notre construction. Que nous cédions progressivement aux injonctions parentales - tu ferais mieux de travailler et de t'occuper de choses sérieuses, utiles - ou, tout simplement que nous fussions bientôt rattrapés par les nécessités sociales du moment ; ou bien, au contraire, que sous l'influence d'un cadre familial ou autre ou par une insatisfaction répétée nous persévérions à sacrifier aux délices insidieuses de la question, déterminera assurément notre parcours mais ne trouve pas d'explication satisfaisante - le mystère de Jankelevitch n'était finalement pas si mal trouvé que cela ! J'ai en tout cas appris de Freud que, de toute manière, ça pense, ça parle en nous, sans que nous y puissions mais ; que nos réalisations autant que nos actes manqués, nos prédispositions autant que nos goûts, nous révèlent et expriment, chacune à sa façon, la porosité de l'être. Ça fuit de partout, pourquoi alors ne pas tenter de le mettre en forme ; en musique ou en mots ? Après tout ceux-ci valent bien les choses !

Le refus de la vocation, i.e. de l'apostolat

En réalité, nous ne parlons jamais à tout le monde et les livres que nous pouvons éventuellement écrire, les musiques composer ou les tableaux peindre, le sont toujours pour des circonstances données, des personnes précises quitte à découvrir plus tard que ceci pouvait en engager d'autres. Les lecteurs viennent parfois - de surcroît ; et c'est tant mieux : ils viennent alors d'eux-mêmes - ce qui est une grâce - pour autant ce n'est pas eux que nous visions.

L'apôtre - qui est envoyé en avant - est messager, ambassadeur d'une vérité qu'il est chargé de dévoiler, de partager, quitte d'ailleurs, tel Paul devant l'Aréopage, à n'être pas entendu, à être pris pour un traître ou un fou. Mais, précisément, il ne s'agit pas de cela, ou alors, tout au mieux de sa vérité propre dont l'on veuille témoigner. Celui-là est propagandiste, porté par une institution et son écrit n'a d'autre finalité que de convaincre, rassembler, persuader. Que ce soit dans les arts, où rien ne permet de proclamer qu'entre Michel-Ange et Picasso il y eût un quelconque progrès ou bien une vérité mieux révélée, non plus qu'entre Choderlos de Laclos et Proust, une réalité humaine mieux décrite, ou surtout en philosophie où rien n'autorise de penser que Platon fût moins exact que Nietzsche ou Husserl, toujours le discours se veut échappatoire, refus du dogme.

Peut-être ce que l'on veut dire ne le désire-t-on que pour soi-même - ah cette magique distance que les mots glissent entre nous et notre pensée ! - et n'est-ce ainsi que manière de se mettre au clair ; peut-être aussi écrit-on pour les siens - je sais trop les interrogations que peuvent susciter un père trop silencieux ou une mère absente - et il m'arrive de songer que ces lignes à quoi je consacre mes heures n'ont d'autre destinataire que mes filles pour les apaiser. Mais, en réalité, mieux vaut sans doute ne pas se poser la question parce qu'il n'y a pas de réponse, en tout cas satisfaisante. On écrit … parce qu'on ne peut pas faire autrement ; qu'on ne sait pas faire autrement.

Pour qui ? pour (presque) personne. Pourquoi ? Pour (presque) rien !

Voire !

Je ne puis oublier les bouche pesante et langue embarrassée de Moïse (Ex 4, 10). Ce qu'il a à dire, qui certes, ne vient pas de lui et qu'il est chargé de transmettre, il ne le peut avec aisance mais seulement en trébuchant. Que ce soit, telle est en tout cas l'interprétation usuelle, marquer ici le refus de toute rhétorique et des facilités qu'autoriserait le charisme de celui qui parle ; que ce soit ici souligné le primat du message sur le messager, dit l'essentiel mais ne dit pas tout. C'est une vieille idée juive que si la Parole divine est simple et limpide, elle s'entend pourtant difficilement et s'observe encore plus malaisément : de l'interdit initial aux prescriptions noachides puis aux 613 mitsvot, à chaque fois, la Parole se reprend, se redit et détaille, s'explicite comme si chaque version n'était que le développement indéfiniment répété d'un même sens aussi limpide qu'inaudible. Même démarche observable chez le Christ indiquant que tous les commandements se résument en un seul : Aime ton prochain comme toi-même. Non, décidément, Boileau a tort : les mots pour le dire ne viennent pas aisément. Et celui qui parle, finalement, n'a-t-il qu'une seule chose à dire qu'il répète inlassablement et répétera jusqu'à ce qu'il ait enfin trouvé la manière la plus authentique de l'exprimer, tel le poète de Borgès.

Le déploiement du jaillissement initial dans la suite des mots - suite logique mais si empruntée et impuissante à exprimer la différence - est décidément malaisé. Mais je ne sais rien d'autre, nul autre quelque chose, qui mérite plus d'être tenté.

Rebroussement, bifurcation, essai et hésitations, sécheresse soudaine de la plume ou volubilité suspecte : tout n'est fait ici que d'arrêts, de temps, non pas morts mais de recueillement et je crois bien que l'observance obsessionnellement fidèle du rituel que l'on peut observer dans la pratique juive n'est autre que l'hommage rendu à ces arrêts et hésitations tellement précieux. Il y a décidément dans l'écriture, dans ce quelque chose que l'on aurait à dire, une once d'éminemment religieux si l'on entend par là le nœud que l'on tente de resserrer ; de métaphysique en tout cas. Se lover dans les arcanes étroites et sévères de la langue ou répéter scrupuleusement les gestes de la prière … c'est tout un. Plumes et pinceaux hésitent, le contrepoint heurte parfois ; c'est toujours le même paysage intérieur qui s'esquisse, le même chemin qui se fraye et parfois rebrousse.

Ce qu'il y a à dire est le bégaiement de l'être.

Alors, oui, je m'étais trompé : cette formule trop prosaïque, si vague qu'elle me parut d'abord triviale, si convenue qu'elle passerait aisément pour un truisme, cette formule en fin de compte traduit simplement l'émoi de ce qui fuse, sans qu'on y puisse mais - et l'extraordinaire difficulté du lien. On le sait texte et tissu sont même mot et il n'est pas de geste plus grave que celui antique du tisserand qui enchevêtre fil de trame et fil de chaîne. Dans le désert, le juif en fit l'amère expérience : celle d'une alliance offerte en regard de quoi toujours, immanquablement on défaille. Il n'est pas de geste plus simple, pourtant d'abyssal escarpement, que celui d'une main qui s'ouvre et se tend, de chemin plus revêche que celui vers l'autre, si bien que nous n'ayons point d'autre espérance que de répéter le même geste et dans ce va et vient du métier de quêter l'anfractuosité où s'insinuerait enfin le sens. Cent fois sur le métier, remettre l'ouvrage.

Ce qu'il y a à dire, en réalité, est à redire, inlassablement. Où j'entrevois l'espérance de la grâce.