Bloc-Notes 2017
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Métier

C'est en réécoutant cette émission précisément appelée Vocations, présentée par P Dumayet, datée du 31 Août 1969, que je réalisai subitement combien presque tous les termes concernant nos activités professionnelles appartenaient au domaine religieux.

V Jankelevitch

Ce jour-là ce fut V Jankelevitch qui était sur la sellette et avait pris un malin plaisir à répudier le terme comme étant à la fois insignifiant et prétentieux.

Jankélévitch, c’était le style que j’attendais en philosophie N Grimaldi

Étonnant que cet homme, grandi dans un monde de savoir et de culture - son père, médecin, fut le premier traducteur de Freud en France - issu d'une famille juive ayant fui pogroms et discriminations russes au début du XXe, qui se voua, à contre flot de toutes les modes et prêts à penser du moment, à la philosophie morale mais surtout à une manière très particulière de faire de la philosophie qui fait plus penser à N Grimaldi ou E Lévinas qu'à un Foucault ou un Sartre mais sut en même temps s'engager quand il le fallut - et non pas seulement se contenter d'inciter à le faire, en étant un grand résistant ; engagé encore quand il s'agit, mais la cause évidemment fut d'un ordre ordre qui échappait là à tout tragique, de défendre l'enseignement de la philosophie dans les classes terminales en 75 ; homme de mélanges aussi lui qui fut un grand pianiste et qui en parfaite mauvaise foi et admirable ironie affectait de ne plus s'occuper de philosophie allemande et de ne plus jouer que de la musique française après Auschwitz !

S'agissant de son goût, puisqu'il refuse le terme de vocation, pour la philosophie, cette remarque, assez dans la manière de l'époque, sur son peu de prédispositions pour l'enseignement auquel il fallut bien concéder quelque effort et temps - après tout il faut bien vivre ! Cette attitude, qui fit longtemps les têtes connues abandonner dès qu'elles le purent l'enseignement, surtout dans les classes de Terminales, n'a manifestement pas été modifiée par le statut biface des actuels enseignants-chercheurs (Maîtres de Conférence et Professeur des Universités) et ce d'autant moins que leur progression dans la carrière dépend exclusivement de l'évaluation de leurs recherches.

On peut bien évidemment envisager la question d'un point de vue statutaire mais là , n'est pas notre propos ; tout juste peut-on interroger la place qu'occupe la transmission dans un tel dispositif. Y a-t-il un sens à laisser se constituer un cénacle de doctes savants, ne parlant qu'entre eux, de préférence dans un jargon suffisamment hermétique pour laisser le vulgaire pantois ? à laisser se constituer un corps d'enseignants qui ne seraient que des répétiteurs ? Ni Aristote ni Platon n'imaginèrent leur philosophie hors de leurs écoles ! Pour autant, preuve qu'il n'en tirait ni gloire ni théorie, Jankelevitch il s'engagea fermement avec Derrida et d'autres dans la défense de l'enseignement de la philosophie quand il la devina menacée par les réformes de l'époque.

Deux questions … les seules

L'identification

Je suis persuadé que ce que l'on fait c'est tout ce que l'on fait de mieux et qu"on ne peut rien faire de mieux que d'abonder dans son sens (…) j'estime en général que les possibles que l'on accomplit ce sont ceux mêmes que l'on devait accomplir ; qu'il n'y en a pas d'autres. (…) Je suis assuré que ce que je fais c'est encore ce que je fais de mieux et que je ne peux rien faire de mieux à mon âge que d'abonder dans mon propre sens et de ne pas me laisser distraire par les modes (…) J'ai une espèce d'incuriosité pour tout cela, une incuriosité égoïste
Jankelevitch, 2'47

On dit aisément je suis professeur, plombier, comptable ; curieusement on ne dit pas je fais plombier etc. comme si notre être entier, quelque chose de notre nature et de notre essence supposée nous avait conduit spontanément à telle activité ou que, pire encore, notre nature s'y réduisît ! Oublieux des circonstances qui nous y conduisirent - la pression sociale, le contexte familial, la conjoncture économique qui ouvre ou ferme des carrières possibles, nous imaginons volontiers un déterminisme implacable qui nous installât ici plutôt qu'ailleurs. Il aurait pu y avoir quelque chose de cet ordre dans les propos de Jankelevitch - abonder dans son sens - s'il n'avait immédiatement ajouté qu'il ne devint professeur de philosophie que sous la double mécanique d'influence d'un père qui rêva que son fils réalisât ce que lui n'avait pu faire et d'une liberté qui d'entre musique et philosophie lui fit choisir celle-ci plutôt que celle-là. Que d'ailleurs s'il mit tous ses efforts et son talent en celle-ci, il n'abandonna jamais celle-là pour autant faisant de lui un de ces rares philosophes - avec Rousseau, assez médiocrement, et Nietzsche, brillamment - qui se piqua de musique.

J"avoue ne pas apprécier outre mesure ces identifications trop faciles - ici comme ailleurs : j'ai de réels doutes sur le sens des Je suis Charlie, Nice, Berlin … - où je peux évidemment lire des marques de solidarité - mais quel signification pourrait bien avoir d'être ici solidaire avec soi-même ? - mais surtout le risque d'une faute logique d'ainsi confondre identité et appartenance.

Quand il évoque ainsi cet abondement à soi-même, il suggère en réalité plusieurs données. Dans abonder, il y a d'abord l'idée d'un flux, mais surtout en grand quantité ; celle ensuite d'un accord - ici avec soi-même - celle enfin du bavardage mais aussi de l'obstination; un terme en tout cas qui se veut de langue soutenue et peut vite être tournée en dérision comme ci-contre.

Surtout, il n'est pas très loin de la parabole des talents (Mt, 25, 14) où l'abondement prend tout son sens : aller jusqu'au bout de ce que l'on est et sait faire, mettre du cœur à l'ouvrage comme le suggère l'expression populaire, faire fructifier et ainsi augmenter, donc être auteur : tout le contraire de la négligence finalement qui est délaissement du lien. Voici préceptes moraux assez usuels, que je m'amuse avoir repris à l'endroit de mes filles - faites de vos vies ce que vous entendez, mais faites le bien - où je lis quelque chose de crucial à mes yeux, s'agissant du métier que l'on exerce.

Mais le mercenaire, qui n'est pas le berger, et à qui n'appartiennent pas les brebis, voit venir le loup, abandonne les brebis, et prend la fuite ; et le loup les ravit et les disperse.
Le mercenaire s'enfuit, parce qu'il est mercenaire, et qu'il ne se met point en peine des brebis. Je suis le bon berger.
Jean 10, 12

Il est engagement où l'on se doit, que l'on prend mais qui vous prend. Tout entier ? sûrement, non mais entièrement. Aller jusqu'au bout de soi-même, se réaliser, autant d'expressions qui fleurent bon leur essentialisme comme si une nature préalable nous précédait et définissait que nous n'aurions qu'à mettre en acte, en œuvre. Mais ce n'est justement pas de ceci dont il s'agit qui renvoie plutôt à l'authenticité, à l'engagement. L'œuvre est le contraire du mercenariat et voici peut-être la plus sombre condamnation du salariat qui vous condamne au mensonge ou à la trahison - bien avant l'aliénation qui n'en est que la conséquence. Il y a bien, en effet, dans cette histoire, l'exhortation à être vigilant, à rester prêt. Cette parabole qui suit immédiatement celle des vierges folles et sages, est le prolongement de cette longue exorde du chapitre 24 où il est demandé de rester fidèle, de ne pas se laisser séduire par les faux prophètes … comment ne pas faire le parallèle avec l'incuriosité face aux effets de mode dont se targue Jankelevitch ?

Amusant néanmoins de le voir prendre conscience, en même temps qu'il parle, de la contradiction existant entre le fait de dire que ce que l'on fait c'est ce qu'on fait de mieux et de prétendre que le chemin pris est le résultat de la contingence. J'aime assez que, pris derrière ses derniers retranchements, il dut ainsi mettre ce désir, ce besoin où il était d'avoir quelque chose à dire - expression triviale et vague à souhait - au rang de ce qui l'a fait devenir ce qu'il fut, de le lier à la fois au mystère de la création, à ce qui fait que l'on est qui l'on est, mais surtout à la sincérité, à la spontanéité.

Mystère … encore un mot religieux !

J'en retiens ceci : quand bien même l'on n'est pas ce que l'on fait - au sens où une nature préalable vous eût intimé ordre et nécessité de l'accomplir et qu'il eût été impossible de s'y dérober - que l'on ne saurait s'y résumer ou réduire, il n'empêche que son métier a à voir étroitement avec ce que l'on est. Sans doute effet d'une boucle de rétroaction - ce que je fais me constitue au moins autant que ce que je suis m'aura fait choisir et faire ce que je fais - mais aussi des circonstances autour de quoi l'on tourne et vous font parfois bifurquer, notre métier engage notre être, notre personnalité, ou au moins le devrait faute de quoi il n'y aurait qu'activité rémunératrice - le plus souvent aliénante.

Et c'est bien ici que se joue toute l'ambivalence de cette identification à notre métier. On n'exerce pas la même activité pendant quarante cinq ans sans que celle-ci ne vous imprègne ; mais sans non plus qu'on ait fini par la forger à sa patte, à sa main - sans qu'on l'ait faite sienne. Où se jouent sincérité et authenticité !

Où je mesure, surtout, la grâce de pouvoir exercer une activité qui réponde à cette spontanéité-ci.

Avoir quelque chose à dire, et l'on aura remarqué combien il se garde bien de prononcer le mot œuvre, mais c'est donc aussi à transmettre qui va bien aussi un peu en contradiction avec l'affectation qu'il met ici à proclamer que l'enseignement n'était pas en la philosophie ce qui le tentait le plus quitte, au reste, à corriger que la chose lui manquerait sans doute si on venait à l'en priver.

Deuxièmement, l’homme se constitue pour soi par son activité pratique parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s’offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures qu’il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne trouve que ses propres déterminations. L’homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité.
Hegel

Curieuse pulsion que celle-ci, que je connais bien, qui vous fait trop souvent voisiner les lignes de l’orgueil et de la vanité, qui peut justifier l'œuvre bien plutôt que le métier. Injonction intérieure qui fera choisir tel ou tel art - ici la contingence - mais qui si elle procède de la sincérité se fera suffisamment impérieuse pour la savoir contenir - ici, la nécessité. Mais sans doute, ceci ne concerne-t-il pas exclusivement le domaine des arts, sciences et culture : après tout, l'homme ne peut se constituer que dans le rapport au monde qu'il transforme … Et c'est bien dans l'impossibilité qu'il aurait à le faire dans son métier qu'on peut lire ce que H Arendt nommait désolation - Verlassenheit.

C'est bien pour cela qu'un métier est toujours - le devrait en tout cas - plus qu'une activité rémunératrice En somme, identité, sûrement non ; identification, oui, assurément.

L'idolâtrie

Inutile évidemment de revenir ni sur l'étymologie de travail, non plus que sur l'approche très négative que l'antiquité grecque en donna, ni enfin sur le rôle que le protestantisme joua pour lui conférer une puissance libératrice que le marxisme de manière paradoxale contribua à propager dans la classe ouvrière. Tout ceci est connu.

Je veux seulement évoquer ici, la place exorbitante et à mes yeux usurpée, que le travail a pris dans nos sociétés dites modernes.[2] Qu'il ne se résume pas à la rémunération mais implique, via les relations sociales qu'il induit, un rapport au monde d'autant plus important qu'il occupe une part importante de notre temps de vie, est évident. Le travail est socialisant, sans conteste, et il n'est qu'à observer les chômeurs de longue durée pour en conclure que son absence est déstructurante.

Mais quoi ? Ne serait ce qu'à cause des années de formation et de notre espérance de vie qui se prolongent de plus en plus, la part d'activité professionnelle se fait progressivement congrue dans nos vie. Il n'est qu'à constater le désœuvrement fréquent des retraités, tellement fréquent qu'on organise désormais des stages de préparation à la retraite comme si, à l'instar de tout le reste, la retraite devait désormais être gérée !

Il y a plus ; plus grave ! Alors même que dans l'euphorie des années 60, on en vint à évoquer une civilisation des loisirs, un demi-siècle plus tard, on n'imagine plus pouvoir sortir de nos crises autrement qu'en travaillant plus - Travailler plus pour gagner plus, fut on s'en souvient le slogan de la campagne de 2007 qui vit la victoire de Sarkozy. Un peu plus tard, on présenta ainsi l'ouverture des magasins le dimanche comme une avancée sociale et ces derniers mois on entendit même un politique, de droite, proclamer qu'il fallait redonner aux français le goût du travail. Autant de faits qui semblent donner raison à Arendt en ce qu'ils condamnent à la seule spirale du produire-consommer, à un cruel acosmisme

J'y vois, certes, une des formes modernes de l'aliénation ; j'y vois surtout une forme d'idolâtrie. Enfin, une manière de perversion puisqu'il s'agit ici de prendre le moyen pour une fin en soi. Que peut-il rester alors, dans une telle perspective, du rapport à l'autre ou de toute forme quelconque de vie privée ? de vie, tout court. Nous voici face à la grande broyeuse qui réinvente l'homme unidimmensionnel - la machine ?

Retour au religieux

Cette dimension spirituelle du travail, au fond, n'aurait pas du me surprendre mais elle intervient au moins trois fois : une idéologie du travail qui est une infraction manifeste au 1e commandement condamnant toute idolâtrie mais aussi au 4e - respect du shabbat ; nos orientations professionnelles, si souvent négatives, qui sont des manquements au 5e parce qu'il n'est pas de plus grande violence que d'aller à l'encontre de son être et d'exercer ainsi une activité pour laquelle on n'a aucune appétence, aucun désir, aucun besoin intime.

Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. Et le serviteur inutile, jetez-le dans les ténèbres du dehors, où il y aura des pleurs et des grincements de dents.

Comment dès lors ne pas se souvenir de la conclusion, apparemment si peu charitable, de la parabole du talent, qui esquisse pourtant une véritable théorie moderne de l'aliénation ?

Il n'est pas de pire négligence que celle d'opter par désinvolture une carrière qui ne vous sied pas, que l'on ne peut pas plus augmenter qu'elle ne vous augmente ; ni de pire crime que d'y contraindre l'autre fût ce sous la douceâtre injonction de l'adaptation.

Nous choisissons nos compagnes ou compagnons presque aussi mal que nos métiers … et le payons très cher.

 


1) étymologie de métier sur CNRTL

2.«métier, profession» (864, Capit. reg. Franc. ds Nov. gloss., s.v.), d'où est dér. celui de «corps de métier» (ca 961, Folcuin, ibid.). Mestier repose sur un lat. vulg. *misterium qui, plutôt qu'à une contraction de ministerium, est dû à un croisement avec le lat. mysterium dont les sens, dans la langue chrét., sont très voisins: «rites, célébration; les saints mystères, la messe» (cf. F. Blatt ds Arch. Lat. Med. Aev. t. 4, 192, p. 80-81 qui explique comment le ministerium et le mysterium se sont confondus dans la personne du prêtre, serviteur [minister] de Dieu, qui renouvelle le mystère [mysterium] du Christ): cf. mysterium au sens de ministerium ds Itala I Cor., XII, 5: divisiones mysteriorum «la diversité des ministères» [Vulgate: div. ministrationum] et veCommodien, Instr., II, 27, 1: mysterium Christi, zacones, exercite casti [= ministerium exercece] ds TLL, s.v mysterium, 1758, 12 sqq.; cf. également le lat. médiév. mysterium au sens de «table, étal» (anno 1116 ds Nov. gloss., s.v. mysterium (à rapprocher de ca 1200 mestier «table» ds T.-L.) et l'a.fr. mistere «métier» (doc. 1334 ds Gdf.).

étymologie de profession :

2. a) 1362 «état, condition, métier» prophecie (Arch. LL 1605, fo59 vods Gdf.); 1404 prophecion (Chr. de Pisan, Livre des fais et bonnes meurs Charles V, III, 3, éd. S. Solente, t.2, p.12); 1656 calomniateurs de profession (Pascal, Provinciales, XVIelettre ds OEuvres, éd. L. Lafuma, Seuil, 1963, p.449, col. 2); b) 1716 «partie de la société attachée à une activité, corps de métier» (La Motte, Réflex. sur crit., p.201); 1794 spéc. en tant que groupe représentant une certaine force sociale (Condorcet, Esq. tabl. hist., av.-pr., p.11). Empr. au lat. professio, -onis «déclaration, déclaration publique, action de se donner comme» d'où «état, condition, métier» dér. du rad. du supin de profiteri «déclarer ouvertement, officiellement, se donner comme».

2) la question a déjà été évoquée ici