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De l'idole et de l'idolâtrie

Au sens premier, l'idole est la représentation d'une divinité que l'on adore et qui est l'objet d'un culte au même titre que la divinité elle-même. On se trouve ici au centre de ce qui fera la crise de l'iconoclasme mais à y bien regarder ce qu'est pas le fait de représenter la divinité qui constitue en soi la faute mais bien plutôt le fait de l'adorer comme si elle était elle-même divine.

ειδωλον : simulacre, fantôme ; image d'où imagination - provient de ειδος - aspect extérieur d'où forme, mais aussi forme de cette chose dans l'esprit et donc idée et, par extension, genre, espèce. Le terme latin idolum tiré directement du grec ειδωλον dit à peu près la même chose, image, spectre. Spectre, étymologiquement ce qui se regarde, décidément tous ces termes se renvoient les uns aux autres, au moins autant que fantômes qui dérive de φαντασμα - d'où nous avons tiré autant fantaisie, fantastique que phantasme, désignant l'apparition, la vision le songe et renvoie donc à l'imagination c'est-à-dire la capacité de se représenter par image les objets du réel.

J'y soupçonne deux choses bien différentes

une théorie de la connaissance

Qu'on le veuille ou non, se cache ici une théorie de la connaissance : c'est toujours le rapport au réel qui est en jeu, toujours le risque sinon dénoncé en tout cas relevé d'une distorsion entre ce réel et la représentation qu'on s'en forme, que celle-ci soit intellectuelle, soit une idée abstraite ou bien au contraire qu'elle soit une image, une sensation. Quand un Descartes, pour ne prendre que cet exemple, dénonce ce que les sens peuvent avoir de fallacieux et produit une démarche consistant à partir d'une proposition indéniable à produire de la connaissance par déduction rationnelle, il ne fait pas autre chose que de trier d'entre nos représentations, celles qui sont fiables de celles qui ne le seraient pas ; ne fait pas autre chose à sa façon que de stigmatiser l'image ; que de repérer combien ici c'est en terme d'erreur que se conjugue la faute.

Vérité toujours entendue comme adéquation entre la chose et sa représentation, l'erreur est distorsion entre les deux et en dépit même de l’arbitraire du signe et quelque soit la manière de l'atteindre, par l'expérimentation ou le calcul mathématique, le réel demeure l'ultime juge de la véracité.

Ceci pourtant : le schéma, le graphique, la courbe demeurent des facilitateurs de compréhension. Entre la représentation graphique d'une fonction et le vieil instituteur dessinant une ligne ou un cercle sur son tableau, il n'est sans doute pas de grande différence. Il y a bien quelque chose à entendre ou à voir mais ceci ne s'entend pas de soi seul. Est-ce parce que dans le réel tout est entremêlé que les sens qui procèdent de l'immédiateté, sont mieux à même de l'offrir quand la raison, elle, ne peut procéder que de pas en pas, et encore en décortiquant son objet, de manière médiate ? Est-ce parce que les sens seraient les seuls à pouvoir offrir une représentation globale quand la raison n'offre que des connaissances prouvées certes, mais de plus en plus locales, certes, et provisoires ? Toujours est-il que le mépris rationaliste entretenu depuis Descartes à l'endroit des sens n'aura jamais oblitéré la nécessité des sens et souligné même l'importance du signe.

Ce sera l'honneur de Kant de démontrer que le raisonnement mathématique est producteur de connaissance, que son jugement loin d'être seulement une analyse ne rendant les choses que plus précises permettait au contraire de produire un savoir que l'on ne possédait pas au départ - ce sont bien des jugements synthétiques a priori - mais remarquons-le c'est une chose que de fabriquer de la connaissance, c'en est une autre de la donner ; de la transmettre. Je puis bien entendre le vrai comme relevant du clair et du distinct, mais qu'en est-il de cette évidence qui s'imposerait à tous. Le vrai relève peut-être de l'indubitable mais rien pourtant n'est indéniable. Il faut bien, toujours, une volonté qui juge et considère ainsi comme évident ou au contraire le récuse même contre tous. Non plus que la vérité, l'évidence n'est dans les choses : la manière dont on peut, par exemple, chantourner les chiffres d'une courbe ou d'une statistique pour leur faire confirmer ce que l'on veut en est un signe patent.

J'aime assez l'idée cartésienne d'une raison infaillible même si je la crois limitée ; celle d'une erreur qui ne proviendrait que de l'excès de puissance de la volonté sur la raison. Elle dit sur le plan de la raison, ce que les textes bibliques disent sur le plan religieux : à la fois qu'elle n'est pas fatale - ce qui est plutôt un message d'espoir - et qu'elle est de notre fait sitôt que nous sommes négligents et ne procédons pas avec prudence et méthode.

La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses. Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres. Elle fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. Elle a ses fous et ses sages. Et rien ne nous dépite davantage que de voir qu'elle remplit ses hôtes d'une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison.

Il y a plus encore cependant qu'entrevit parfaitement Pascal : la raison ne sait donner prix aux choses ; elle dit peut-être beaucoup sur le monde mais rien sur le rapport que j'entretiens ou dois entretenir avec lui. Elle m'en laisse à l'extérieur. Elle fait abstraction du désir qui est pourtant le seul moteur qui m’entraîne vers le monde et l'autre. Que désir se mêle à la volonté par le truchement de l'imagination et voici cette seconde nature que la raison ne parvient pas à contenir. Bien sûr le très subtil Pascal n'avance ceci que pour mieux illustrer combien seule la foi peut contenir les ravages de cette imagination désirante et dangereuse avant même que d'être délirante, pourtant il indique lui aussi à sa manière combien une représentation n'est rien en elle-même qui ne reçoit pas le consentement, qui ne résulte pas d'un combat, d'une hésitation.

Mais en tout cas, c'est en terme d'erreur que la question se joue du côté de la connaissance quand bien même nous en serions les acteurs et les victimes d'un même tenant.

 

une théorie du mal

32.1  Le peuple, voyant que Moïse tardait à descendre de la montagne, s'assembla autour d'Aaron, et lui dit: Allons! fais-nous un dieu qui marche devant nous, car ce Moïse, cet homme qui nous a fait sortir du pays d'Égypte, nous ne savons ce qu'il est devenu.(...)
32.7  L'Éternel dit à Moïse: Va, descends; car ton peuple, que tu as fait sortir du pays d'Égypte, s'est corrompu. 32.8  Ils se sont promptement écartés de la voie que je leur avais prescrite; ils se sont fait un veau en fonte, ils se sont prosternés devant lui, ils lui ont offert des sacrifices, et ils ont dit: Israël! voici ton dieu, qui t'a fait sortir du pays d'Égypte. 32.9  L'Éternel dit à Moïse: Je vois que ce peuple est un peuple au cou roide. 32.10  Maintenant laisse-moi; ma colère va s'enflammer contre eux, et je les consumerai; mais je ferai de toi une grande nation.

C'est au contraire plutôt en terme de faute que la question se pose du côté de la morale.

Il s'agit explicitement d'une faute majeure : elle entraîne la fureur de Moïse mais aussi celle de Dieu. C'est tout le chapitre 32 de l'Exode qu'il faut ici relire, qui donne ici une partie des clés :

La faute réside non tant en ce que l'on se serait fait une image du divin mais très précisément en ceci qu'on aura pris la représentation pour la chose, divinisé l’icône. Deux versets sont ici nécessaires pour que l'objet de la faute soit explicite : le peuple demande bien à Aaron de lui faire un dieu ; Dieu quant à lui évoque la corruption, une défaillance morale donc, résidant dans le fait de se prosterner devant l'idole, devant une représentation.

C'est en ce glissement, du moyen vers la fin, que réside la faute. L'image, le signe, ne valent que pour ce vers quoi ils renvoient, ne valent que pour le chemin à quoi ils sont invite. Ils constituent en eux-mêmes un appel. Dès lors qu'on les prendrait pour des entités en soi, indépendantes, pour des réalités et non plus pour de simples représentations, pour des êtres pesants de valeurs intrinsèques et non plus simplement pour des symboles, alors il y aurait faute.

Le symbole est fait pour être jeté - le terme en son étymologie le dit explicitement : σύμβολον, jeter avec, est un tesson de poterie brisée en deux, servant de signe de reconnaissance ou partagé entre les deux parties d'un contrat comme signe d’authentification. Autant dire qu'une fois reconnues, les deux parties contractantes n'ont plus besoin du symbole et, dès lors, le jettent. Le signe dit ainsi l'écart que l'on cherche à réduire, certes, mais cette distance d'abord : on ne cherche à relier que ce qui est séparé. Le signe - qui est un appel - est la marque de ce lien qui se veut resserrer. On comprend mieux la faute en ce qu'elle distingue ce qu'au contraire l'on veut nouer.

Moïse retourna et descendit de la montagne, les deux tables du témoignage dans sa main; les tables étaient écrites des deux côtés, elles étaient écrites de l'un et de l'autre côté. 32.16 Les tables étaient l'ouvrage de Dieu, et l'écriture était l'écriture de Dieu, gravée sur les tables.

On comprend mieux l'insistance mise dans ces versets à souligner que les tables de la loi furent écrites de la main de Dieu lui-même. Nulle médiation ici - elle sera le fait, plus tard, de Moïse en sa mission de prophète - le texte ici donné n'est pas symbole d'un sens ; il est le sens lui-même. Il n'est pas une image, une représentation mais la Parole vivante, en elle-même sans qu'aucun écart ne se puisse imaginer entre ce qui est écrit et ce qui voulut être dit. C'est la même idée qui se dégage de ces tables écrites des deux côtés : de quelque point de vue où l'on se situe, de quelque perspective que l'on se prévale, elles donnent à voir et à entendre la même chose ; la même parole. Alors que la finitude humaine condamne à ne pouvoir jamais entendre et voir que d'un seul point de vue parmi tous ceux, infinis, possible, voici texte qui ne saurait se prêter à nulle interprétation parce qu'il les contiendrait toutes ; voici, devançant par avance les récriminations d'un Socrate à l'endroit de l'écriture, une parole non pas sans auditoire parce qu'elle est a tous d'emblée, non pas sans mémoire parce qu'elle englobe d'un seul tenant passé, présent et futur, non pas faible de ne pouvoir résister à l'interprétation de tout un chacun mais s'imposant au contraire à tous ; non pas morte mais vivante.

L'écho de la parole créatrice originaire. Ce même doigt qui représente chez Michel Ange l'acte créateur lui-même. Ce qui ne saurait être un hasard.

On comprend mieux également cet étrange dialogue où Moïse tente de tempérer la colère divine et de le convaincre de ne pas abandonner son peuple. Ce qui, dans ces lignes semble l'emporter ce sera, précisément, que Dieu eût appelé Moïse par son nom ; au même titre qu'il lui avait donné le sien - Qui est !

Moïse dit à l'Éternel: Voici, tu me dis: Fais monter ce peuple! Et tu ne me fais pas connaître qui tu enverras avec moi. Cependant, tu as dit: Je te connais par ton nom, et tu as trouvé grâce à mes yeux. 33.13  Maintenant, si j'ai trouvé grâce à tes yeux, fais-moi connaître tes voies; alors je te connaîtrai, et je trouverai encore grâce à tes yeux. Considère que cette nation est ton peuple. 33.14  L'Éternel répondit: Je marcherai moi-même avec toi, et je te donnerai du repos. 33.15  Moïse lui dit: Si tu ne marches pas toi-même avec nous, ne nous fais point partir d'ici. 33.16  Comment sera-t-il donc certain que j'ai trouvé grâce à tes yeux, moi et ton peuple? Ne sera-ce pas quand tu marcheras avec nous, et quand nous serons distingués, moi et ton peuple, de tous les peuples qui sont sur la face de la terre? 33.17  L'Éternel dit à Moïse: Je ferai ce que tu me demandes, car tu as trouvé grâce à mes yeux, et je te connais par ton nom. 33.18  Moïse dit: Fais-moi voir ta gloire! 33.19  L'Éternel répondit: Je ferai passer devant toi toute ma bonté, et je proclamerai devant toi le nom de l'Éternel; je fais grâce à qui je fais grâce, et miséricorde à qui je fais miséricorde. 33.20  L'Éternel dit: Tu ne pourras pas voir ma face, car l'homme ne peut me voir et vivre. 33.21  L'Éternel dit: Voici un lieu près de moi; tu te tiendras sur le rocher. 33.22  Quand ma gloire passera, je te mettrai dans un creux du rocher, et je te couvrirai de ma main jusqu'à ce que j'aie passé. 33.23  Et lorsque je retournerai ma main, tu me verras par derrière, mais ma face ne pourra pas être vue.Trouver grâce à ses yeux et connaître par son nom : deux termes qui paraissent équivalents et, par deux fois, conduisent Dieu à changer de posture : en ne brisant pas la nuque de ce peuple - la référence à la nuque raide intervient par deux fois en 32.9 et 33.5 - et en montant avec lui vers la Terre promise.

Celui qui est appelé est nommé ; est, stricto sensu, désigné et porte le sceau du divin. Il se détourne de son chemin, sort de la masse dont à présent il se distingue. On comprend bien qu'ici nommer revient à reconnaître et est le signe même de ce trouver grâce que l'on retrouve à plusieurs reprises dans ce passage.

Quelle est alors la différence entre le signe qui est appel et celui qui est phantasme, fantôme, idole ? Car qu'est ce qu'un fantôme sinon une simple image, une illusion, en tout cas une forme sans matière ?

C'est un autre passage qui en donne la mesure, celui où Dieu désigne Moïse comme son porte-parole, son prophète et où ce dernier semble résister en arguant de sa bouche embarrassée : il était effectivement bègue. Est tout à fait significative ici la colère divine qui s'accompagne néanmoins d'une recommandation.

Cette colère dit l'injonction à ne pas confondre moyen et fin, outil et objectif à atteindre grâce à celui-ci. Ce qui importe ici c'est que la Parole soit transmise au peuple en toute fidélité. Que Dieu confirme qu'il sera avec sa bouche et lui indique quoi dire, souligne, avant la transmission de la loi écrite, mais comme elle, qu'il s'agit d'une Parole vivante, presque sans relais, sans interprétation.

Moïse dit à l'Éternel: Ah! Seigneur, je ne suis pas un homme qui ait la parole facile, et ce n'est ni d'hier ni d'avant-hier, ni même depuis que tu parles à ton serviteur; car j'ai la bouche et la langue embarrassées.
Qui a doté l’homme d’une bouche? Qui rend muet et sourd, clairvoyant ou aveugle? N’est-ce pas moi, Yahvé?
Va maintenant, je serai avec ta bouche et je t’indiquerai ce que tu devras dire.
Moïse dit encore: “Excuse-moi, mon Seigneur, envoie, je t’en prie, qui tu voudras.” La colère de Yahvé s’enflamma contre Moïse et lui dit:
“N’y a-t-il pas Aaron, ton frère, le lévite? Je sais qu’il parle bien lui: le voici qui vient à ta rencontre et à ta vue il se réjouira en son cœur. Tu lui parleras et tu mettras tes paroles dans sa bouche, et je vous indiquerai ce que vous devrez faire. C’est lui qui parlera pour toi au peuple; il te tiendra lieu de bouche et tu seras pour lui un dieu. Quant à ce bâton, prends-le dans ta main, c’est par lui que tu accompliras les signes.”
Ex 4, 9-17

Au même titre qu'est une corruption d'adorer l'image plutôt que le Dieu qu'elle est supposée représenter, au même titre serait une faute que de reconnaître le messager plutôt que le message qui est offert. La bouche est un facilitateur, comme l'image ou le graphe ; n'est qu'un moyen qui ne saurait être confondu avec une fin en soi. En l'occurrence Moïse est ici un facilitateur, en sa fonction de prophète : il est une bouche, qui peut même se donner une autre bouche pour relayer mais il n'est qu'une bouche. Regimber comme il le fait ici revient pour le moyen à se poser pour autre chose que pour un simple intermédiaire. Seul Dieu est principe et fin, alpha et omega ; l'homme, lui, au mieux ne peut tenir que la position intermédiaire.

 

 

 

 

 


1) cf R Girard