Textes

Platon,
Phèdre 274a-278


SOCRATE.

Tisias, bien avant que tu eusses pris la parole, nous convenions déjà que la vraisemblance ne se fait sentir à la multitude que par sa ressemblance avec la vérité. Or, nous venons de prouver que nul ne sait mieux trouver ce qui ressemble à la vérité que celui qui connaît bien la vérité. Si donc tu as quelque autre chose à nous dire sur l'art oratoire, nous t'écouterons ; autrement, permets-nous de nous en tenir à ce que nous ayons dit, que si l'orateur n'a pas fait le compte des différentes natures de ses auditeurs, [273e] s'il n'est pas capable de diviser les choses en diverses espèces et de les réunir toutes, sous un seul point de vue, il ne connaîtra jamais l'art de la parole, au moins en tant que l'homme peut le connaître. Mais ce talent, il ne l'acquerra point sans un travail immense, que le sage ne doit pas entreprendre pour gouverner les affaires humaines et parler aux hommes, mais pour être en état de parler et surtout d'agir toujours, autant qu'il est au pouvoir de l'homme, de la manière la plus agréable aux dieux. Non, disent de plus sages que nous, non, Tisias, ce n'est pas à ses compagnons d'esclavage que l'homme raisonnable [274a] doit tâcher de plaire, si ce n'est peut-être en passant, mais à d'excellents maîtres et d'une excellente origine. Ne sois donc pas étonné si le circuit est long ; il faut le parcourir pour arriver à des choses plus grandes que tu ne crois; mais la raison dit qu'avec de la bonne volonté on peut arriver à ces beaux résultats par la route que nous avons indiquée.

PHÈDRE.

Fort bien, mon cher Socrate, pourvu qu'on en soit capable.

SOCRATE.

Mais quand ou est à la recherche des belles choses, [274b] tout ce qu'on souffre pour elles est beau.

PHÈDRE.

Certainement.

SOCRATE.

Bornons donc ici ce que nous avions à dire sur l'art et le défaut d'art dans le discours.

PHÈDRE.

Soit.

SOCRATE.

Maintenant ne nous reste-t-il pas à parler sur la convenance ou l'inconvenance qu'il peut y avoir à écrire ? Que t'en semble ?

PHÈDRE.

Oui, sans doute.

SOCRATE.

Sais-tu comment on peut être le plus agréable à Dieu par ses discours, écrits ou parlés ?

PHÈDRE.

Nullement; et toi?

[274c] SOCRATE.

Je puis du moins te rapporter une ancienne tradition ; les anciens savent la vérité. Si nous pouvions la trouver par nous-mêmes, attacherions-nous encore beaucoup de prix aux opinions humaines ?

PHÈDRE.

Plaisante question. Mais dis donc ce que tu as appris des anciens ?

SOCRATE.

J'ai entendu dire que près de Naucratis (56), en Égypte, il y eut un dieu, l'un' des plus anciennement adorés dans le pays, et celui-là même auquel est consacré l'oiseau que l'on nomme Ibis. Ce dieu s'appelle Theuth (57). On dit qu'il a inventé le premier les nombres, le calcul, [274d] la géométrie et l'astronomie ; les jeux d'échecs, de dés, et l'écriture. L'Égypte toute entière était alors, sous la domination de Thamus, qui habitait dans la grande ville capitale de la haute Égypte; les Grecs appellent la ville de Thèbes l'Égyptienne, elle dieu, Ammon (58). Theuth vint donc trouver le roi, lui montra les arts qu'il avait inventés, et lui dit qu'il fallait en faire part à tous les Égyptiens, Celui-ci lui demanda de quelle utilité serait chacun de ces arts, et se mit à disserter sur tout ce que Theuth disait au sujet de ses inventions, [274e] blâmant ceci, approuvant cela. Ainsi Thamus allégua, dit-on, au dieu Theuth beaucoup de raisons pour et contre chaque art en particulier. Il serait trop long de les parcourir ; mais lorsqu'ils en furent à l'écriture : Cette science, ô roi! lui dit Theuth, rendra les Égyptiens plus savants et soulagera leur mémoire. C'est un remède que j'ai trouvé contre la difficulté d'apprendre et de savoir. Le roi répondit : Industrieux Theuth, tel homme est capable d'enfanter les arts, tel autre d'apprécier les avantages ou les désavantages qui peuvent résulter de leur emploi; [275a] et toi, père de l'écriture, par une bienveillance naturelle pour ton ouvrage, tu l'as vu tout autre qu'il n'est : il ne produira que l'oubli dans l'esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger la mémoire. En effet, ils laisseront à ces caractères étrangers le soin de leur rappeler ce qu'ils auront confié à l'écriture, et n'en garderont eux-mêmes aucun souvenir. Tu n'as donc point trouvé un moyen pour la mémoire, mais pour la simple réminiscence, et tu n'offres à tes disciples que le nom de la science sans la réalité; car, lorsqu'ils auront lu beaucoup de choses [275b] sans maîtres, ils se croiront de nombreuses connaissances, tout ignorants qu'ils seront pour la plupart, et la fausse opinion qu'ils auront de, leur science les rendra insupportables dans le commerce de la vie.

PHÈDRE.

Mon cher Socrate, tu excelles à faire des discours égyptiens, et de tous les pays du monde si tu voulais.

SOCRATE.

Mon cher ami, les prêtres du temple de Jupiter de Dodone disent que les premières prophéties venaient d'un chêne : ces hommes antiques n'étaient pas si savants que vous autres modernes, et ils consentaient bien, dans leur simplicité, à n'écouter qu'un chêne ou une pierre, pourvu que le chêne ou la pierre [275c] dît vrai. Toi, tout au contraire, tu demandes quel est celui qui parle et d'où il est:; tu n'examines pas seulement si ce qu'il dit est véritable ou faux.

PHÈDRE.

TU as raison de me reprendre, et il me semble qu'au sujet de l'écriture le Thébain a raison.

SOCRATE.

Celui donc qui prétend laisser l'art consigné dans les pages d'un livre, et celui qui croit l'y puiser, comme s'il pouvait sortir d'un écrit quelque chose de clair et de solide, me paraît d'une grande simplicité ; et vraiment il ignore l'oracle d'Arumon, s'il croit que des discours [275d] écrits soient quelque chose de plus qu'un moyen de réminiscence pour celui qui connaît déjà le sujet qu'ils traitent.

PHÈDRE.

C'est fort juste.

SOCRATE.

Car voici l'inconvénient de l'écriture, mon cher Phèdre, comme de la peinture. Les productions de ce dernier art semblent vivantes; mais interrogez-les, elles vous répondront par un grave silence. Il en est de même des discours écrits : vous croiriez, à les entendre, qu'ils sont bien savants; mais questionnez-les sur quelqu'une des choses qu'ils contiennent, ils vous feront toujours la même réponse. [275e] Une fois écrit, un discours roule de tous côtés, dans les mains de ceux qui le comprennent comme de ceux pour qui il n'est pas fait, et il ne sait pas même à qui il doit parler, avec qui il doit se taire. Méprisé ou attaqué injustement, il a toujours besoin que son père vienne à son secours; car il ne peut ni résister ni se secourir lui-même.

PHÈDRE.

C'est encore parfaitement juste.

[276a] SOCRATE.

Mais considérons une autre espèce de discours, sœur germaine de celle-là : voyons comment elle naît et combien elle l'emporte sur l'autre.

PHÈDRE.

Quelle est cette autre espèce de discours, et d'où naît-elle?

SOCRATE.

C'est le discours que la science écrit dans l'âme de celui qui étudie. Celui-là du moins peut se défendre, parler et se taire quand il le faut.

PHÈDRE.

Tu parles du discours vivant et animé qui réside dans l'intelligence, et dont le discours écrit n'est que le simulacre.

[276b] SOCRATE.

C'est tout-à-fait cela. Réponds-moi donc : un laboureur sensé, s'il avait des semences qu'il affectionnât et qu'il voulût voir fructifier, irait-il sérieusement les planter en été dans les jardins d'Adonis (59) pour les voir, à sa grande satisfaction, devenir de belles plantes en moins de huit jours, ou bien, si jamais il le faisait, ne serait-ce pas par forme d'amusement ou à l'occasion d'une fête? Mais celles dont il s'occuperait sérieusement, sans doute suivant les règles de l'agriculture, il les sèmerait dans un terrain convenable, et se contenterait de les voir arriver à leur terme huit mois après les avoir semées.

[276c] PHÈDRE.

Assurément, mon cher Socrate : les unes seraient pour lui l'objet d'un soin sérieux; les autres, comme tu dis, d'un simple amusement.

SOCRATE.

Mais celui qui connaît ce qui est juste, beau et bon, aura-t-il selon nous moins de sagesse dans l'emploi de ses semences que le laboureur n'en montre dans l'emploi des siennes?

PHÈDRE.

Je ne le crois point.

SOCRATE.

Il n'ira donc pas sérieusement les déposer dans de l'eau noire, les semant à l'aide d'une plume, avec des mots incapables de s'expliquer et de se défendre eux-mêmes, incapables d'enseigner suffisamment la vérité?

PHÈDRE.

Non, sans doute.

[276d] SOCRATE.

Non ; mais s'il sème jamais dans les jardins de l'écriture (60), il ne le fera que pour s'amuser, et se faisant un trésor de souvenirs et pour lui-même quand la vieillesse amènera l'oubli, et pour tous ceux qui suivent les mêmes traces, il se réjouira en voyant croître les plantes de ses jardins ; et abandonnant aux autres hommes les divertissements d'une autre espèce, tandis qu'ils jouiront dès plaisirs de la table et d'autres voluptés semblables, lui, si je ne me trompe, au lieu de ces amusements, passera sa vie dans le doux badinage que je viens de retracer.

[276e] PHÈDRE.

C'est en effet un divertissement bien noble à côté d'un bien honteux, mon cher Socrate, que celui de l'homme capable de se divertir avec des discours et des entretiens sur la justice et les autres choses dont tu as parlé.

SOCRATE.

Oui, mon cher Phèdre, il est noble de s'en divertir, mais plus noble de s'en occuper sérieusement, de semer et de planter dans une âme convenable, avec la science, à l'aide de la dialectique, des discours capables de se défendre eux-mêmes [277a] et celui qui les a semés, discours féconds qui, germant dans d'autres cœurs, y produisent d'autres discours semblables, lesquels, se reproduisant sans cesse, immortalisent la semence précieuse et font jouir ceux qui la possèdent du plus grand bonheur qu'on puisse goûter sur la terre.

PHÈDRE.

Oui, cela est encore plus admirable.

SOCRATE.

Maintenant, mon cher Phèdre, ces différents points étant bien convenus entre nous, nous pouvons juger définitivement notre première question.

PHÈDRE.

Laquelle ?

SOCRATE.

Celle qui nous a conduits où nous sommes en voulant l'approfondir, savoir si Lysias méritait le reproche que nous lui avons fait au sujet de la composition [277b] de ses discours, et quels sont en général les discours faits avec art ou sans art. Nous avons suffisamment expliqué, ce me semble, ce qui est fait avec art ou non.

PHÈDRE.

Il me le semble aussi ; mais veux-tu bien aider ma mémoire ?

SOCRATE.

Avant de connaître la vraie nature de chaque chose dont on parle ou dont on écrit, de savoir en donne une définition générale, et puis de la diviser en ses parties indivisibles, avant d'avoir approfondi de cette manière la nature de l'âme [277c] et d'avoir trouvé l'espèce de discours qui convient à chaque espèce d'âme, avant de savoir disposer et ordonner son discours, de sorte qu'on offre à une âme complexe des discours complexes et où se trouvent tous les genres d'harmonie, et au contraire à une âme simple des discours simples : avant tout cela, dis-je, il est impossible de manier parfaitement l'art de la parole, soit pour enseigner, soit pour persuader, comme nous l'a prouvé tout le discours précédent.

PHÈDRE.

En effet, c'est ainsi que la chose nous a paru.

[277d] SOCRATE.

Quant à la gloire ou à la honte qu'il peut y avoir à prononcer ou à écrire des discours, et quant à la manière d'encourir ce reproche ou de l'éviter, ce que nous avons dit un peu auparavant ne suffit-il pas pour nous éclairer ?

PHÈDRE.

Quoi ?

SOCRATE.

Que si Lysias ou quelque autre a jamais écrit ou vient jamais à écrire quelque chose, soit en particulier, soit en public, en faisant des lois, c'est-à-dire eh composant des écrits politiques, et s'il pense y avoir mis beaucoup de solidité et dé clarté ; ce sera alors une honte pour l'auteur, soit qu'on en convienne ou non. Car ignorer absolument ce qui est vrai ou faux par rapport au juste [277e] ou à l'injuste, au mauvais ou au bon, ne peut pas ne pas être réellement très honteux, quand même la multitude entière éclaterait en applaudissements .

PHÈDRE.

Certainement.

SOCRATE.

Mais suppose un homme qui pense que dans tout discours écrit, n'importe sur quel sujet, il doit toujours y avoir beaucoup de badinage ; qu'aucun discours écrit ou prononcé, soit en vers, soit en prose, ne doit être regardé comme quelque chose de bien sérieux (à peu près comme ces morceaux qui se récitent sans discernement et sans dessein d'instruire, dans le seul but de plaire), et qu'en effet [278a] les meilleurs discours écrits ne sont qu'un moyen de réminiscence pour les hommes qui savent déjà ; suppose qu'il pense encore que dans les discours destinés à instruire, véritablement écrits dans l'âme, et qui ont pour sujet le juste, le beau et le bon, dans ceux-là seuls se trouvent réunis la clarté, la perfection et le sérieux, et que de tels discours sont les enfants légitimes de leur auteur, d'abord ceux qu'il produit lui-même, puis ceux qui, enfants [278b] ou frères des premiers, naissent dans d'autres âmes sans démentir leur origine, suppose enfin qu'il ne reconnaît que ceux là et rejette avec mépris tous les autres, cet homme pourra bien être tel que Phèdre et moi nous souhaiterions de devenir.