Éthique
index précédent suivant

Accueil ->Morale

-> Ethique -> Préambule

 

Autour de la solidarité
Servir sans idolâtrer

Celui-ci est le premier parce qu'il conditionne tous les autres. Il engage la conception que nous nous faisons du travail mais surtout la place qu'il doit y occuper. n

Remarquable le fait que le Décalogue prenne trois commandements pour régler les rapports à Dieu, à la fois pour affirmer son unicité, récuser toute idolâtrie, condamner toute référence abusive à son nom.

Ici, comme là, c'est autour du point d'ancrage que tout se joue. Or pour nos sociétés modernes il ne peut s'agir de rien d'autre que du travail qui aura fait mine en moins de deux siècles d'aspirer toutes les autres valeurs à son profit exclusif. De fait, le travail, avant même d'être une contrainte et parfois une opportunité, est une valeur.

Une enquête récente révèle que pour les jeunes la valeur travail a cessé d'être la première au profit de la famille, quand bien même, sans disparaître, elle apparaît en seconde position.

Ce serait travail de sociologue que de tâcher de comprendre ce qui se tramé ici de profonde mutation ou bien au contraire de légère inflexion, de prémisses de grands bouleversements ou au contraire de simple adaptation à un contexte difficile se traduisant par un repli sur soi. C'est au contraire un travail d'historien que de comprendre que la valeur travail a considérablement changé en Occident depuis l'Antiquité - qui y voyait une aliénation - l'hégémonie chrétienne médiévale - qui y redoutait un réquisit païen et parvint au mieux à l'ériger en signe de la faute mais en tout cas ne parvint pas à en faire une valeur positive - à la modernité enfin, qui sous l'impulsion de la Réforme mais aussi du socialisme marxiste qui en popularisa le dogme, l'érigea en principe émancipateur. Valeur historiquement déterminée, il est assez logique que donc elle change. Parfaitement adaptée à la conception sinon tragique en tout cas éminemment pessimiste de l'histoire, le déni antique du travail aura cessé d'avoir sa cohérence sitôt que dans le monde chrétien moderne il se fût agi non plus de s'adapter au monde mais de le transformer et maîtriser. Dès lors que le travail devient denrée rare mais qu'en outre les périls environnementaux bouleversent notre rapport au monde, il est cohérent que le travail comme principe cesse de prévaloir. [1] Ceci est chose connue ; inutile d'y revenir. Mais voici œuvre d'éthicien que de tacher de comprendre, ce qui d'écart ou non aux principes, se joue de moral en tout ceci.

Trois pratiques détestables à proscrire

S'agissant du monde du travail, comme on dit, la question est bien de savoir ce que la morale a à nous en dire qui puisse guider notre action. La législation définit le salariat comme lien de subordination à l'inverse de toute profession libérale où le travailleur se pose comme son propre maître : que signifie ici subordonné ? Le problème n'est évidemment pas tant celui du labeur que de la place qu'il occupe dans notre existence et notre rapport au monde c'est-à-dire aussi à l'autre. Engage ainsi l'espace public, l'espace politique.

De la loi au contrat

La logique libérale, dominante depuis une trentaine d'années en France, au point que parait désormais surannée la recherche gaullienne d'une troisième voie entre ce qu'en 1965, de Gaulle appelait le laissez passer laissez faire et la voie dirigiste qu'il pensa sous les termes du communisme soviétique, suppose avec une détermination sans faille, la limitation des prérogatives de l'État à ses seules fonctions régaliennes ( justice, police, politique étrangère), exige en conséquence qu'il se dégage de tout intérêt et agissement économique. Les dénationalisations successives ne furent pourtant qu'un premier moment de cette stratégie. Quelle légitimité aurait alors l'État à légiférer dans le domaine du travail ?

Art 5 Chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances
Préambule de la Constitution de 58 repris de celle de 46

Alors même que la Constitution, ayant repris le Préambule de celle de 1946, ne consacre pas moins de cinq articles au travail et à l'entreprise, qu'elle proclame le devoir de travailler et le droit à l'emploi, alors donc qu'elle inscrit explicitement et volontairement le travail dans l'espace public et donc comme une réalité politique, la tendance actuelle s'avère exactement inverse.

On a ici un exemple flagrant de l'opposition frontale entre la démarche anglo-saxonne qui tend à privilégier la liberté sur l'égalité quand l'esprit républicain, constant en ceci depuis 89, vise au contraire à faire de l'égalité des droits et des devoirs la condition irréfragable de la liberté. Ceci avait eu une conséquence - lente à s'imposer, certes, il n'est qu'à considérer les efforts d'un Jaurès par exemple à en imposer seulement les prémisses au détour du XXe siècle, la définition d'un droit du travail. Ceci revêtit la forme d'un principe : la supériorité de la loi sur le contrat. Des accords éventuels pouvaient toujours proposer mieux et plus que ce dont disposait la loi ; jamais moins. L'optique libérale vise le contraire ou, en tout cas, à démultiplier les exceptions contractuelles.

Quoi d'éthiquement répréhensible en tout ceci ?

L'homme rabattu sur ses fonctions primaires. On aura beau jouer de l'arithmétique des douleurs, intérêts et plaisirs pour escompter de l'individu qu'il adopte le comportement requis, il est réduit à l'exclusive production privée de ses moyens de subsistance. Outre la rupture avec le monde que ceci induit [voir ci dessous]c'est avec l'autre encore que cette rupture s'établit. La solidarité est ici offensée, celle-là précisément qui fait l'homme pouvoir rêver d'ailleurs, d'un lendemain aussi du reste, qui lui permet de dire non et de ne pas se contenter de n'être que de ce monde-ci. Dans Vita Activa, H Arendt fait fort opportunément la distinction entre homo faber et homo laborans : elle réside précisément dans la capacité de se créer un monde humain qui déborde largement la production de moyens de subsistance mais réside au contraire en la création d'objets qui subsistent et forment un sens humain dont font partie la création artistique, la pensée, les sciences, les idéaux religieux ou politiques etc.

Réduire le travail à la seule production c'est dénier toute valeur humaine au travail et toute portée sociale au monde humain. Restreindre les modalités de l'activité humaine aux seuls rapports de force, nécessairement contraints, c'est replacer de la servilité là où précisément on avait voulu nicher quelque libération possible. C'est toute la place et le rôle de la Cité qui sont ainsi remis en question : il ne s'agit plus, comme depuis l'invention grecque de la polis, de ménager un espace humain où un ordre serait possible, même fragile, mais de laisser jouer, au seul profit inéluctable des puissants, une nécessité implacable. C'est en outre, miner jusqu'à la justification par la loi.

Cette démarche n'est pas même immorale, mais amorale : elle ne se pose pas la question de la justification, elle la suppose toujours déjà fondée sur l'efficacité. D'où une sixième prescription :

En tout acte et démarche que l'on entreprend, toujours se demander quel principe elle réalise ou risque de bafouer.

 

l'allégorie de la compétitivité

Il n'est pas une réforme entreprise, pas une décision politique prise qui ne se justifie par une compétitivité insuffisante. Sans entrer dans le détail de cet argument économique souvent utilisé plutôt comme un fourre-tout idéologique que comme un concept scientifique, remarquons simplement que dans une pure logique technique, il s'agit ici de parvenir à un résultat maximal pour une dépense initiale (énergie, travail humain, argent) minimale. En tant que processus technique, le travail a sa logique propre que symbolise assez bien le mythe de Prométhée. Et elle court toujours dans le même sens : varier les produits et les services proposés pour contrer les concurrents, mais peser au maximum sur les coûts de production soit en baissant les salaires soit en augmentant via des machines nouvelles la productivité du travail humain. La chose est connue qui ne mérite pas qu'on s'y arrête même si la remarque de Marx y repérant une des contradictions internes du capitalisme vise juste puisque le système, exigeant de produire en même temps que des marchandises ou des services, se doit aussi de produire des consommateurs.

Oui, réduisons la question. Voyez-vous, d'abord, il y a cette incapacité de s'orienter de manière appropriée qui ne concerne pas seulement les masses. Elle concerne également de toutes les autres couches. Je dirais que, c'est vrai même pour l'homme d'État. L'homme d'État est entouré, encerclé par une armée d'experts. Et en fait pour bien poser la question, entre l'État et les experts. L'homme d'État doit finalement prendre une décision, oui. Mais il peut malaisément décider correctement. Il ne peut pas savoir tout. Il doit prendre des experts et donc des experts qui sont toujours en désaccord, par principe. Non ? Tout État raisonnable va chercher un expert en face. Car il faut voir tous les côtés de la question en effet. N'est-ce pas ? Entre il doit juger. Et ce jugement est un processus plus mystérieux. Où s'exprime le sens commun. Et maintenant, disons le, la masse de personnes est concerné, je dirais la chose suivante : c'est où les gens sont ensemble, peu importe dans quel ordre de grandeur, que se formule l'intérêt général.
Arendt ITV 64 [2]

Elle comporte néanmoins une dimension éthique qui a partie liée avec la logique de l'expert au moins autant qu'avec la négligence à quoi l'on cède trop souvent de s'interroger sur la validité de nos actes. Tant qu'on en reste à la cohérence technique du toujours plus à partir du moins possible, qui est la justification même de la technique, aucun acte ne saurait poser question qui se justifiera toujours par ceci même. Ce fut très exactement le biais adopté par Eichmann qui, proclamant n'avoir eu affaire qu'à des questions purement logistiques, indépendamment de ce que transportaient les trains, s'estimait innocent de toute accusation de crime contre l'humanité, de crime de masse voire même de crime tout court.

Dans Zur Person, l'entretien qu'Arendt avait accordé à la ZDF en 64, un passage fort intéressant qui concerne le processus de décision qu'elle qualifie de mystérieux. Ce qui est évident est que nul ne pouvant tout savoir et en particulier pas anticiper avec certitude toutes les conséquences de ses actes, doit bien, sur la base de données floues voire contradictoire, juger et décider quand même, en particulier quand il occupe un poste à responsabilités. Qu'il s'entoure d'experts, ceci lui est évidemment utile, mais il est faux d'avancer que la décision puisse surgir jamais du point de vue expert.

Marx avait déjà noté que la naturalisation d'un phénomène était une façon de le neutraliser politiquement. On peut avancer exactement la même chose à propos de l'expertise. Présenter un problème, une décision à prendre, un phénomène uniquement à l'aune de la technique, c'est vouloir interdire tout débat, toute interrogation et donc toute moralité en tout cas toute intention morale. Revient toujours à supposer qu'il n'y a pas de choix possible, pas d'alternative - qu'on ne peut faire autrement.

D'où une septième prescription :

En quelque matière que ce soit, refuser toujours de n'envisager un fait que sous sa seule dimension technique.
Si la technique transforme toujours les faits, qui sont des réponses, en processus à dérouler, la moralité quant à elle les transforme en problème à résoudre.

Autre façon de l'écrire : en toute chose, privilégier plutôt la question que la réponse immédiatement disponible

l'acosmisme

C'est sans doute en ceci que réside selon moi l'originalité d'Arendt : il ne suffit décidément pas de produire ses moyens de subsistance non plus que de les consommer pour faire un monde humain : outre que dans le processus industriel ce n'est jamais à la compétence d'un individu particulier à quoi l'on fait appel et que ne s'y enclenche ainsi nulle reconnaissance mais seulement à une force physiologique interchangeable, en plus ce qui est produit renvoie seulement à du consommable qui ne peut ainsi revêtir la puissance d'un objet, qui dure, qui résiste. Or il n'y a pas de collectivité qui se puisse constituer et survivre sans objet qui circule s'échange et se partage, objet virtuel que peuvent représenter des idéaux ou seulement des idées, une esthétique partagée, des valeurs, objet abstrait comme peut l'être l'argent. C'est tout dire : le travail en soi ne suffit pas à créer un monde humain sans lequel, en retour, il n'est pas non plus d'homme.

Être weltlos, acosmique ou, comme le veut la traduction française, abandonné, avec la même efficacité que celle que peut déployer un système totalitaire, telle est la forme contemporaine de l'aliénation et elle passe indubitablement par la réduction de l'être aux seules fonctions de produire et consommer.

Dès lors on ne peut être surpris de la formule Arbeit macht frei figurant à l'entrée des camps : cynisme des bourreaux, assurément, mais vérité en même temps de la modernité.

Dès lors on ne peut non plus être surpris par les résultats de cette enquête : placer la famille ou les amis devant, en réalité presque à parité - le travail n'est-ce pas une autre manière de revendiquer ce monde humain dot tout le système tend à nous éloigner ?

Il n'y a pourtant pas à s’illusionner sur la dimension au moins en partie réactionnaire qui peut résider dans ce repli sur des valeurs classiquement qualifiées de refuge. Il caractérise à la fois une peur de l'adversité et donc une méfiance à l'égard du politique présumé ne plus être capable de solliciter et d'entretenir ce qu'Arendt nomme l'intérêt commun, mais en même temps l'intuition que le travail n'est pas une valeur en soi en tout cas incapable de susciter seul un monde humain.

C'est, pour finir, en cela que consiste l'injonction à se départir de toute idolâtrie : ériger le travail en valeur exclusive de toute les autres, au point par exemple de n'imaginer rien d'autre, comme moyen de relancer l'activité que d'ouvrir les commerces le dimanche, comme si la réalité humaine se réduisait à l'acte de consommer ou alors de travailler, ne même plus pouvoir imaginer que l'humanité de l'existence puisse résider en d'autres espaces, c'est cela l'idolâtrie !

"Il se pourrait que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c'est-à-dire de penser ou d'exprimer, les choses que nous sommes capables de faire (...). S'il s'avérait que le savoir (au sens moderne de savoir-faire) et la pensée sont séparés pour de bon, nous serions bien alors les jouets et les esclaves (...) de nos connaissances pratiques, créatures écervelées à la merci de tous les engins techniquement possibles, si meurtriers soient-ils."
Arendt Prologue de Vita activa
Je comprends mieux alors pourquoi dans le Décalogue, le respect du shabbat constitue un commandement à soi seul. Étroitement lié à la dénonciation de l'idole, il dessine un monde humain parce que de recueillement, de retrait, de méditation ou de prière : cet effort par quoi nous tentons de donner un sens au monde, à nous, à nos actes. Toute pratique professionnelle qui se jouerait de l'urgence, de la vitesse sans cesse accrue, de la compétitivité jamais suffisante et de la flexibilité - qui n'a d'autre nom qu'instabilité - pour empêcher ce temps de retrait est pathogène ; pernicieuse. Le repos, retrait, recueillement ne sont pas le contraire du travail ni la concession à faire pour la seule reproduction de la force travail ; mais la condition de toute moralité ; la forme même que peut revêtir une conduite éthique.

 


1) on ne dira jamais assez qu'avec d'un côté, la prolongation du temps de formation, de l'autre celle de la vie et, enfin, les périodes de plus en plus nombreuses de chômage liées à la propension des entreprises de se débarrasser des anciens moins performants et plus onéreux que les jeunes, le temps de labeur dans nos existence finit par ne représenter qu'un tiers de nos existences. Avant d'être un fait économique ou social, c'est une véritable révolution culturelle, idéologique qui est en jeu ici

2) ce passage ne figure pas dans l'enregistrement vidéo -

Ja, ich will das mal ein bißchen einschränken. Sehen Sie, erstens besteht diese Unfähigkeit des sich wirklich sachgemäß Orientierens nicht nur für die breite Masse. Sie besteht ebenfalls für alle anderen Schichten. Ich würde sagen, selbst für den Staatsmann. Der Staatsmann wird umgeben, eingekreist, von einem Heer von Experten. Und eigentlich wäre hier die Frage zu stellen, zwischen dem Staatsmann und dem Experten. Der Staatsmann muß ja schließlich die Entscheidung treffen. Er kann sie sachgemäß ja kaum treffen. Er kann ja all das gar nicht wissen. Er muß es nehmen von Experten und zwar von Experten, die sich prinzipiell immer widersprechen müssen. Nicht? Jeder vernünftige Staatsmann holt sich die entgegengesetzten Expertisen ein. Denn er muß die Sache ja von allen Seiten sehen. Nicht wahr ? Dazwischen muß er urteilen. Und dieses Urteilen ist ein höchst mysteriöser Vorgang. In dem äußert sich dann der Gemeinsinn. Was nun, sagen wir mal, die Masse der Menschen betrifft, so würde ich folgendes sagen: Wo immer Menschen zusammen sind, ganz egal in welcher Größenordnung, bilden sich öffentliche Interessen.

3) in 4 l'œuvre

Si l'animal laborans a besoin de l' homo faber pour faciliter son travail et soulager sa peine, si les mortels ont besoin de lui pour édifier une patrie surr terre, les hommes de parole et d'action ont besoin aussi de l'homo faber en sa capacité la plus élevée : ils ont besoin de l'artiste,·du poète et de l'historiographe, du bâtisseur de monuments ou de l'écrivain, car sans eux le seul produit de leur activité, l'histoire qu'ils jouent et qu'ils racontent, ne survivrait pas un instant. Afin d 'être ce que le monde est toujours censé être, patrie des hommes durant leur vie sur terre, l'artifice humain doit pouvoir accueillir l'action et la parole, activités qui, non seulement sont tout à fait inutiles aux nécessités de la vie, mais, en outre, diffèrent totalement des multiples activités de fabrication par lesquelles sont produits le monde et tout ce qu'il contient