Ethique
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L'homme comme fin de toute action

apories tentation argent    

 

Servir, avons-nous écrit, soit, mais qui, mais quoi ?

Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.Sans doute n'est-il pas de précepte plus évident que celui-ci, en même temps plus général au point qu'il soit délicat de lui octroyer un contenu précis ou un champ d'application utilisable.

Voici bien entendu, l'impératif kantien qui sonne ici.

Quelques apories pour commencer

On évoque évidemment ici les fins ultimes alors même que dans le cours ordinaire de nos vies et de nos professions nous sommes constamment régis, ou nous laissons régir par des fins intermédiaires qui bien souvent cachent, parfois opportunément, la fin ultime de notre action. Le précepte serait aisé à observer s'il suffisait d'ajuster nos pratiques à cette fin et de lui soumettre toutes les finalités intermédiaires. Ce n'est pas le cas : nous avons appris avec la systémique les relations complexes qu'elles peuvent entretenir entre elles. Que ceci soit un signe supplémentaire de ce que la morale ne s'élève qu'au lieux d'incertitude est exact mais une bien maigre consolation. Que ceci indique que l'éthique ne saurait qu'ête une affaire personnelle de chacun face à sa propre conscience, est exact mais nomme plus que ne résout la question.

L'incertitude est affaire de chemin à prendre, de détour à emprunter pour écouter l'appel ou d'écart où se laisser tenter. Remarquons bien ceci : il n'est pas d'éthique qui ne suppose plus ou moins implicitement que nous ne sachions où aller, où se trouve le principe d'une action juste ; en quoi donc réside le Bien. Peut-être, après tout, la question n'est-elle jamais morale mais seulzmznt éthique : mon souci n'est pas tant de savoir ce qu'est le Bien, ce que je suis présumé savoir toujours, mais comment le réaliser. Peut-être, après tout, une morale est-elle inutile …

Tout dans notre vocabulaire dit la nécessité du chemin droit qu'il nous faut suivre, hors de quoi il n'y aurait que tentation ; tout nous y dit le droit qui nous y oblige et le pouvoir qui nous y contraint. Pourtant tout, dans les textes comme dans l'histoire, atteste combien ce chemin est aussi celui de la tentation. Comment oublier le Mon Royaume n'est pas de ce monde ou encore le on ne peut servir deux maîtres à la fois, qui déterminèrent une partie au moins de l'histoire de la chrétienté, en tout cas ses tout débuts.

Mais l'Eglise est une institution, et, surtout depuis la Contre-Réforme, plus soucieuse du maintien des dogmes que de la simplicité de la foi, elle n'ouvrait pas la carrière ecclésiastique aux hommes qui · avaient pris à la lettre l'invitation : « Suis-moi. » Non qu'elle eût consciemment craint les éléments clairement anarchiques d'un genre de vie purement et authentiquement chrétien ; elle aurait simplement pensé que «souffrir et être méprisé pour le Christ et avec le Christ » était de mauvaise politique.
Arendt, p 70
Comment oublier les premières communautés chrétiennes qui s'isolèrent si spontanément dans l'attente de la parousie promise avant que cette génération ne passe, mais qui durent bien pour ne pas disparaître et laisser le sombre souvenir d'une secte juive parmi d'autres, concéder quelques compromis avec le siècle …

Comment oublier ce délicieux portrait qu'Arendt brossa de Jean XXII faisant mine de s'étonner qu'un vrai chrétien pût accéder ainsi à la dignité suprême lui que sa foi humble et simple, sa volonté de suivre en tout l'exemple du Christ, éloignait des ores et complots du pouvoir, rendait si inapte aux petits arrangements de couloirs si courants dans de tels milieux clos. Ce fut lui, pourtant, qui contribua plus qu'aucun autre en son siècle, à la plus grande transformation de l'Eglise.

Comment oublier que tout, ici, plaide pour un retrait, sinon un détour : jamais le monde n'y est présenté comme un jardin à embellir pour la gloire divine mais bien au contraire comme une épreuve, douloureuse mais méritée. Rien des pouvoir temporels, encore moins des biens matériels n'y semble souhaitable ; tout, dangereux. A-t-on déjà songé à ce qu'eût pu être le monde si, pris d'une piété sans partage, les chrétiens se fussent, comme un seul homme, écarté pour ne vivre à l'écart, que selon les exigences de la règle ? Hypothèse absurde sans doute mais qui en dit long sur les tensions asociales qui rongent le christianisme dès ses origines - qu'Arendt nomme éléments clairement anarchiques.

En ces temps où la finance semble avoir pris les rènes du pouvoir, où le profit maximisé est le seul dogme de l'initiative économique, on aimerait pouvoir écrire que jamais l'observance de ce précepte - mettre l'homme au devant de tous nos principes - n'aura été aussi difficile et vain à formuler. En réalité, ce fut toujours le cas.

Je plains entrepreneurs et autres managers d'avoir de tels dilemme à résoudre : il semble bien pour reprendre la saillie de Péguy qu'ils n'aient le choix qu'entre des mains sales … ou pas de main du tout. Je comprends bien la tentation de la contemplation et Nietzsche ne s'y était pas trompé qui qualifiait les philosophes d'invalides de la vie ; je vois bien que la vocation à la connaissance n'en est jamais qu'une forme moderne : n'avoir affaire qu'à des idées, œuvrer dans un des rares secteurs non-marchands, transmettre et diffuser, vous expose sans doute à l'erreur ; si peu à la gloire. Mais après tout, ceux-là n'ont-ils pas choisi leurs voies ? Jamais la vertu n'aura si bien porté son nom de virtualité d'ainsi paraître toujours se dégrader sitôt qu'elle se pique de passer à l'acte. Jamais l'action n'aura si peu mérité le sien qui s'effondre si aisément en engrenages, en passions.

Je vois bien les inévitables concessions, je devine les inexorables compromis, je redoute les inéluctables compromissions : je sais ce qui s'y joue de forfait - à la fois dans le sens de forfaiture et dans celui de poids global. Comment ne pas voir en effet, cette double tension contradictoire qui est peut-être le véritable sens de l'exil entre une sortie par le haut et une entrée dans le monde, entre cette pesanteur qui nous condamne à nous affairer quand tout nous crie que l'essentiel n'est pas là et ne le fut jamais. Ici, dans le tiraillement de cette contradiction, réside l'impératif éthique.