Bloc-Notes 2017
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Tentation du bien

Cette ITV croisée de Cyrulnik et Todorov avec cette remarque qui en fait le titre : La tentation du Bien est beaucoup plus dangereuse que celle du Mal mais aussi d'une question spécifique. Pour ce que la formule a de paradoxal on devine qu'elle fut une figure de choix pour le journaliste en mal de sensations.

Quoi ? veut-on faire mine de redécouvrir ce que l'adage populaire énonce en d'autres mots : L'enfer est pavé de bonnes intentions. Mais alors que le propos est pauvre et bien peu dans la manière de Todorov ! La formule, au reste, m'a toujours intrigué à laquelle on peut faire dire à peu près tout et son contraire :

Là où se lève l'aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule.
Vie et destin

Veut-on dire que c'est au nom des grands principes - Vérité, Justice, Liberté - que les crimes se justifient ? C'est bien en tout cas à cela que fait songer la référence à V Grossman.

Lorsqu'on se refuse à admettre le caractère interchangeable des idées, le sang coule... Sous les résolutions fermes se dresse un poignard ; les yeux enflammés présagent le meurtre. Jamais esprit hésitant, atteint d'hamlétisme, ne fut pernicieux : le principe du mal réside dans la tension de la volonté, dans l'inaptitude au quié­tisme, dans la mégalomanie prométhéenne d'une race qui crève d'idéal, qui éclate sous ses convictions et qui, pour s'être complue à bafouer le doute et la paresse, - vices plus nobles que toutes ses vertus - s'est engagée dans une voie de perdition, dans l'histoire, dans ce mélange indécent de banalité et d'apocalypse... (…) Il me suffit d'entendre quelqu'un parler sincèrement d'idéal, d'avenir, de philosophie, de l'entendre dire « nous» avec une inflexion d'assurance, d'invoquer les « autres», et s'en estimer l'interprète, - pour que je le considère mon ennemi. J'y vois un tyran manqué, un bourreau approximatif, aussi haïssable que les tyrans, que les bourreaux de grande classe.
Cioran, Précis de décomposition

Une formule qui fait songer à celle de F Jacob, qui, défendant les sciences des dangers qu'elles sont supposées provoquer renvoie la balle, non sans pertinence, du côté des imbéciles, dogmatiques et autres fanatiques [1]. Une formule surtout qui renvoie à ce passage de Cioran où apparaît exactement la même expression : le sang coule. Comme si haine, meurtres, persécutions voire exterminations étaient le solde irrésistible de toute pensée, de toute noble aspiration : ou que la passion de convaincre l'autre nous conduisît invariablement à refuser toute réticence, tout doute et que, par conséquent le scepticisme radical fût encore le seul moyen de nous en prévenir.

Derrière tout ceci, en réalité, le problème philosophique classique du mal : existe-t-il ? est-il une réalité pleine ou seulement une défaillance du bien ? Mieux encore, est-il comme le suggère Thomas d'Aquin un certain bien ? et, en corollaire, l'homme est-il mauvais ou au contraire naturellement bon ? Faut-il croire Socrate et imaginer que nul ne fût méchant volontairement ?

A lire cet entretien, où se côtoient moins des théories que des vécus différents et en même temps si semblables, je vois bien que les concepts sont présents, qui pèsent, mais qu'on semble vouloir les esquiver tant ce qui importe ici dans cette tribune de presse relève plus de la sensation que de la conceptualisation alors même que ces deux là font profession d'intellectuels. Avouons-le, cette époque, décidément n'aime pas la pensée, quand elle ne la hait pas : dans sa paresseuse inculture, elle incline plus aisément vers l'émotion la sensation. Pourtant Todorov comme Cyrulnik sont des intellectuels mais il suffit qu'ils s'enquièrent de récuser le terme barbarie et récusent l'idée d'une croisade à mener contre les barbares pour que leur propos cesse d'intéresser le journaliste … il est tellement plus excitant de pointer l'ire contre la première bête immonde venue.

R Girard a amplement aidé à comprendre le processus victimaire et donc comment une société en crise se crée une issue en pointant la culpabilité sur un émissaire, choisi au hasard, souvent innocent, mais sur qui haine, angoisse vont pouvoir se focaliser et ressouder ainsi le tissu social.

Or, précisément, la grande leçon que l'on peut en tirer c'est combien, dans toute lutte, les protagonistes finissent toujours par se ressembler : qui accepte d'engager le combat en accepte invariablement les règles ! C'est ceci qui est intéressant dans la référence à V Grossman : il faut relire ce dialogue étrange entre un détenu soviétique (Mostovskoï, vieux bolchevik) et un officier SS - Liss, représentant d'Himmler : loin du confusionnisme paresseux que l'on observe trop souvent qui mêle dans le même pot de la détestation ordinaire stalinisme et nazisme sous le trop pratique concept de totalitarisme, Grossman pointe ce moment, tragique entre tous mais éminemment moral, où craquelle l'humanité de l'homme.

Vous êtes déjà vainqueurs en ceci: vous avez fini par communiquer à l'univers entier votre haine et votre cruauté. (...) Et nous répondons en menant la guerre comme vous avec une rage exaspérée: de part et d'autre elle prend la figure des exterminations bibliques.
Je tremble que vous ne soyez encore vainqueurs en ceci: vous aurez insufflé de vous une terreur telle, que pour vous maîtrisez, pour prévenir les retours de votre fureur, nous ne verrons plus d'autre moyen que de façonner le monde à votre image, selon vos lois, selon le Droit de la Force.
Blum

Comment ne pas songer, autre référence, à cette ultime remarque de Léon Blum qui achève ses Carnets d'Allemagne, où, identiquement, il en vient à redouter que dans la rage légitime à abattre le nazisme, l'on en vienne à lui ressembler ?

Cela fait depuis bien longtemps maintenant que nos prétendues valeurs ne sont plus que des prétextes pour légitimer nos volontés impérialistes quand nous en avons encore les moyens ou notre quant-à-soi pleurnichard quand le rapport de force est en notre défaveur ; si longtemps, au pire et au plus vulgaire, que les valeurs méritent tout juste d'être l'incipit de quelque argumentaire de vente !

Mais ne nous y trompons pas ! ni Girard ni Blum ni évidemment Grossman, ne tombent dans le piège du pareil au même : mais s'interrogent, au delà du rôle des idéologies, sur ce si fragile vernis d'humanité. Grossman fuit le Bien ou le Bon comme la peste et traque plutôt, en chacun, ce qu'il nomme bonté privée

« C’est ainsi qu'il existe, à côté de ce grand bien si terrible, la bonté humaine dans la vie de tous les jours. (…)
« Cette bonté privée d'un individu à l'égard d'un autre individu est une bonté sans témoins, une petite  bonté sans  idéologie. On pourrait la qualifier de bonté sans pensée. La bonté des hommes hors du bien religieux ou social.
« Mais, si nous y réfléchissons, nous voyons que cette bonté privée, occasionnelle, sans idéologie, est éternelle. Elle s'étend sur tout ce qui vit, même sur la souris, même sur la branche cassée que le passant, s'arrêtant un instant, remet dans une bonne position pour qu'elle puisse cicatriser et revivre. *

Nous berçons-nous d'illusions ? Tentons-nous de nous rassurer en supposant que nous ne soyons pas mus exclusivement par la défense de nos propres intérêts ? Je ne dois pas m'être totalement trompé en supposant que notre moralité se joue dans le dialogue permanent entre pesanteur et grâce.

Mais c'est aussi pour cela que me chagrine tant qu'on puisse condamner qui, par solidarité autant qu'hospitalité, aura porté secours aux migrants !

 

À cela Grossman oppose la « bonté sans pensée » : « Cette bonté privée d'un individu à l'égard d'un autre est une bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie. On pourrait la qualifier de bonté sans pensée. La bonté des hommes hors du bien religieux ou social ».

 

 

 

 

 


1) F Jacob, le jeu des possibles, Avant Propos

Car ce n'est pas seulement l'intérêt qui fait s'entre-tuer les hommes. C'est aussi le dogmatisme. Rien n'est aussi dangereux que la certitude d'avoir raison. Rien ne cause autant de destruction que l'obsession d'une vérité considérée comme absolue. Tous les crimes de l'histoire sont des conséquences de quelque fanatisme.