Bloc-Notes 2017
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Utilité

Jérémy Bentham ou le désir macabre

Cela vaut la peine, parfois, de parcourir la biographie de certains. Ainsi de Jérémy Bentham dont le nom m'est spontanément venu à l'esprit en contrepoint de cette bonté privée qu'évoquait Grossman. Le personnage présente peu d'intérêt, lui qui consacra sa vie exclusivement à remplir frénétiquement et sans ordre ces pages où il consignait sa pensée, ses projets de réforme … hormis ce vœu étrange d'être après sa mort disséqué - et il le fut effectivement lors d'une conférence publique d'anatomie - puis d'être embaumé. Passe encore pour l'un : on pourra toujours y lire la cohérence d'un homme qui se donna à la science quoiqu'on puisse douter que celle-ci eût encore à apprendre du corps d'un vieillard de 84 ans !

Mais pour l'autre ?

Mal lui en prit ! la chose fut si mal faite que sa tête momifiée se dégrada rapidement et ne tenait plus sur son corps rempli de paille séchée et revêtu d'habits du philosophe. Au point qu'on la remplaça par une représentation en cire. On l'exposa néanmoins, placée entres ses jambes avant de la retirer définitivement. C'est en tout cas en cet appareil macabre qu'aujourd'hui encore on peut l'observer à l'University College of London.

Voici legs bien macabre même si l'on devine cette forte et si vaine tentation de vieillard de grappiller quelques miettes d'éternité - pas même pour son œuvre mais pour sa petite personne !

Que cet homme, qui passa son existence à imaginer systèmes juridique, constitutionnel et même moral, propres à assurer le bien-être public et qui, bien à la manière du pragmatisme anglais, chercha, à l'écart de toute métaphysique, un principe simple susceptible de fonder l'ordre social et crut l'avoir trouvé dans celui de l'utilité, quoi de plus normal que l'espérance de faire école et d'assurer ainsi à ses thèses, une postérité qui les approfondisse ? Il faut bien constater qu'il y parvint puisque ainsi, via notamment son collaborateur James Mill mais surtout le fils de ce dernier, John Stuart Mill, s'ébaucha tout au long de la seconde moitié du XIXe, un courant de pensée qui, assumant les acquis des Lumières tout en récusant les principes d'un quelconque droit naturel et plus encore du Contrat social, finira par fournir à l'intersection du Droit, de la Morale et du Politique, les outils théoriques nécessaires - qui se revendiquent modernes - pour fonder un ordre présumé solide et juste. Oui, il fit école et cette dernière a un nom : l'utilitarisme et un principe - au nom barbare - le conséquentialisme.

Mais de là à offrir sa tête momifiée à la vénération universelle, non vraiment !

D'où peut donc naître une telle présomption de se croire à ce point important que l'humanité eût à souffrir de votre absence ou, au moins de l'oubli de votre pensée ; d'imaginer que l'histoire fût allégée plutôt qu'empesée de l'entassement de ses pages écrites ? Suffisance ou mégalomanie ? Conscience claire de son importance ou simplement angoisse devant la mort ? Effroi devant l'oubli ?

Est-ce par vocation ? mais celle-ci n'est-elle pas simplement ce que par orgueil l'on se confère à soi-même ? Est-ce simplement parce que l'on eût l'illusion de se croire suffisamment décisif soi-même ou ce que l'on eût quelque chose à dire ?

Mais de là à se prendre les pieds dans le tapis d'une quête d'éternité, non vraiment !

Pourquoi écrire ? Être utile ?

La plus haute forme de vertu, la seule que je supporte encore, la ferme détermination d'être utile
Yourcenar, Mémoires d'Hadrien

Je n'y crois pas vraiment à ces traces que l'on veuille laisser à la postérité : je l'ai écrit déjà ! Mais s'il fallait vraiment chercher quelque raison à nos pulsions d'écriture - quoique je soupçonne qu'il vaille mieux la laisser tapie dans les replis de notre inconscient - ce serait bien plutôt, pour reprendre Yourcenar dans le désir d'être utile, ou comme elle le dit à propos de Zénon, son héros de l'Œuvre au Noir, modestement utile.

Mais comment ne pas le voir, nous allons ici tellement à l'encontre de la pensée de Bentham …

Je crois bien - et en ceci je retrouve Serres, mais est-ce étonnant ? - qu'en réalité nous écrivons toujours pour quelqu'un. Il n'est pas de discours qui vaille sans destinataire : je crains bien qu'il n'en aille de la communication comme de la responsabilité. La responsabilité de tous, celle du on, n'est autre que l'irresponsabilité de chacun, faute d'être en rien saisissable. Le propos universel, qui s'adresserait à tous, risque bien de n'être que vain bavardage, compte non tenu de la forfanterie, ou sophisme délétère. En tout cas serait étouffement de la pensée.

Non décidément, écrire, parler c'est s'adresser à quelqu'un même s'il arrive parfois, par chance ou pour notre malheur, qu'étrangement déborde.

On parle à l'être aimé, à ses enfants, pour leur dire quelque chose, oui sans doute, pour leur transmettre, non pas un exemple, mais un exemplaire d'humanité, celui d'une quête, d'un morceau d'incertitudes, de doutes et d'espérances. Je ne crois pas à l'écriture qui, totalement centrée sur soi, se fermerait à l'autre ou qui ne fût qu'attente que ce dernier accordât un jour, par quelque sempiternelle reconnaissance, la juste rétribution de son effort.

Non, j'y vois plutôt, et y veux, geste généreux d'une main offerte qui enfin s'ouvrirait.

Ce pourquoi il faut revenir sur cet étrange concept d'utilité et tenter de lui opposer générosité.

 

Suite


1) extrait de son testament

My body I give to my dear friend Doctor Southwood Smith to be disposed of in a manner hereinafter mentioned, and I direct ... he will take my body under his charge and take the requisite and appropriate measures for the disposal and preservation of the several parts of my bodily frame in the manner expressed in the paper annexed to this my will and at the top of which I have written Auto Icon. The skeleton he will cause to be put together in such a manner as that the whole figure may be seated in a chair usually occupied by me when living, in the attitude in which I am sitting when engaged in thought in the course of time employed in writing. I direct that the body thus prepared shall be transferred to my executor. He will cause the skeleton to be clad in one of the suits of black occasionally worn by me. The body so clothed, together with the chair and the staff in the my later years bourne by me, he will take charge of and for containing the whole apparatus he will cause to be prepared an appropriate box or case and will cause to be engraved in conspicuous characters on a plate to be affixed thereon and also on the labels on the glass cases in which the preparations of the soft parts of my body shall be contained ... my name at length with the letters ob: followed by the day of my decease. If it should so happen that my personal friends and other disciples should be disposed to meet together on some day or days of the year for the purpose of commemorating the founder of the greatest happiness system of morals and legislation my executor will from time to time cause to be conveyed to the room in which they meet the said box or case with the contents therein to be stationed in such part of the room as to the assembled company shall seem meet.
Queens Square Place, Westminster, Wednesday 30th May, 1832.

2)

principe qui approuve ou désapprouve toute action en accord avec la tendance à augmenter ou à diminuer le bonheur de la partie dont l'intérêt est en question
Jeremy Bentham, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation/Chapter I (