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- >2016
Traces (suite)
C'est encore Vincenot, avec ses histoires de vénerie et d'enfance entremêlées, qui m'y fit songer . C'est peut-être même geste que de pister l'animal et de quêter son identité en les ultimes rémanences d'enfance. Au fond ne confond-il pas racines et traces ?
La racine plonge au plus profond dans le sol, fixe en même temps que nourrit. Elle dessine un axe, vertical, qui n'est pas sans rappeler l'antique autochtonie grecque. S'y joue, oui, quelque chose de cette pureté supposée des origines où l'on s'attache à puiser. Mais on le voit bien, racine dit fixité, dit peut-être la ligne qui de la terre nous élance vers le ciel, dit sans doute le lien inextricable d'entre profane et sacré et ainsi à la fois solidité et solidarité , mais pour autant Hestia, qui garantit cet ancrage, ne va jamais sans Hermès. Sans lui, l'approche grecque serait uniquement défensive, terriblement terrienne et aisément racialiste - même s'il n'est pas anodin que la dynamique fût toujours plutôt le fait de l'extérieur.
Les traces que nous laissons derrière nous, ou que nous pistons et traquons pour dénicher le gibier objet de notre effort, quant à elles, relèvent plutôt de l'horizontalité : devant ou derrière nous, elles attestent que non seulement nul début radical ne saurait prévaloir - toujours, avant nous ou devant, quelqu’un, quelque chose sera déjà passé avant que nous ne passions nous mêmes - mais en même temps, surtout peut-être, combien nous ne saurons être au monde sans griffer la terre, écorner la croûte, creuser, édifier, combien nous sommes condamnés en même temps qu'à construire, à détruire. Mais ces traces, finalement nous rassurent qui attestent que nous ne sommes pas seuls.
Ce qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d'obligations contractées dans une vie antérieure ; il n'y a aucune raison, dans nos conditions de vie sur cette terre, pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste cultivé à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées – ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement – et encore ! – pour les sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance.
On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole de sa résurrection.
Proust
Pour autant je ne suis absolument pas convaincu que nous soyons jamais obsédés d'en laisser à la postérité ou craintifs qu'elles ne se perdissent dans le sable. Est-ce pour cela que nous écrivons, peignons, bâtissons ? Proust feint de l'imaginer sans y croire vraiment. Est-ce pour cela que nous faisons des enfants ? pour laisser un nom qui nous survive ? Non vraiment, il y va de bien plus profond ; qui touche aux tressaillements de l'être et que j'ai appelé - pour tout ce qui engage la création - acte métaphysique. Ou bien plus prosaïquement, quelques résidus de ce que d'aucuns nomment instincts mais qui me semblent n'être que riposte de l'être.
Je puis comprendre que l'on désire offrir œuvre qui augmente l'autre, ou bien seulement lui fasse plaisir ; admettre que l'on veuille l'œuvre durer quelque peu pour prolonger son écho mais ce restera toujours l'œuvre à quoi nous nous attacherons, pas l'éternité que nous suêterions.
Marquer son territoire …
J'y devine la même inclination. Levi-Strauss, s'agissant de cette tendance universelle à rejeter hors de l'humanité tout ce qui n'est pas nous et à la mesure de la différence d'avec nous, parle de fondements psychologiques : c'est aller voir du côté de notre conformation, les sources d'un comportement qui, d'être ainsi universel, ne saurait provenir seulement du mésusage de nos facultés ou d'une quelconque malignité morale.
J'y soupçonne plutôt trois limites :
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l’homme se constitue pour soi par son activité pratique parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s’offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures qu’il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne trouve que ses propres déterminations. L’homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. Hegel, ibid
les affres de ce que Hegel nommait la conscience malheureuse : de n'être plus seulement du monde, mais devant le monde, d'être arraché à la moite tiédeur des certitudes originaires, nous n'avons d'autre biais, pour nous retrouver que de poser nos marques sur le monde pour le rendre moins étranger, moins farouche, moins dangereux. Face au monde qui me nie, je ne puis que nier à mon tour en faisant du monde ma chose. - les limites ou impuissances de la raison qui ne peut conclure que du même au même, ramène toujours l'inconnu à du déjà connu, à une aune commune. De là à rejeter l'altérité, de la repousser ou de la réduire à de l'irrationnel ou à du désordre, il n'est qu'un pas.
- la forteresse que représente notre sensibilité qui demeure définitivement intransmissible autrement que par des biais analogiques bien faibles. Je tiens cette expérience pour fondatrice qui nous sépare de l'altérité au moment où elle pourrait nous sembler la plus proche puisque c'est elle qui dessinera la forme de la frontière que nous dresserons autour de nous - fermée, ouverte, entrouverte…
J'y repère trois constantes :
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Plus grave: cette réaction, à base de peur et de concurrence, ne relève pas seulement du délire : elle a une fonction : elle fut et , en un sens, reste vitale pour l’espèce humaine. Pour survivre, l’homme a dû souvent défendre son intégrité et ses biens, et, à l’occasion, s’approprier ceux d’autrui, biens mobiliers et immobiliers, aliments, matières premières, territoires, femmes, biens réels ou imaginaires, religieux, culturels et symboliques. De sorte qu’il est à la fois agresseur et agressé, terrifiant et terrifié.
la peur : peut-être ne nous remettons-nous jamais du traumatisme originel qui nous propulsa, famélique, fragile et frigorifié en cet extérieur à quoi rien ne nous préparait. Quelle autre issue alors qu'imaginer, sous quelque forme que ce soit, un retour - forme imaginaire de la béatitude - échappatoire à toutes les tensions, menaces et déséquilibre. D'où le cercle, forme parfaite du retour ; d'où le sillon que trace tout fondateur, quitte à ménager, en soulevant le soc de la charrue, une porte par où transiter. Rien de ce que nous construisons, ni nos demeures ni nos cités, ni nos théories ni nos croyances et, je ne crois, non plus nos œuvres artistiques voire nos amours, n'échappe à cette injonction protectrice voire sécuritaire. A Memmi, en son temps, l'avait suggéré, cette peur nous est tout autant frein que moteur qui nous épargne les affres de toute imprudence mais fait de nous, en même temps, un prédateur-né. Du récit biblique de la faute originelle à la stratégie mimétique, tout indique à la fois le risque violent que cette peur suscite et la nécessité de l'endiguer ; de le sublimer. Cette peur est une machine à fabriquer du sacré - nous le savons depuis Girard - elle est aussi une machine à fondation.
Memmi - le désir, où Spinoza voyait notre essence, qui demeure cette inclination à combler le vide et toute tension. Hautement ambivalent comme le conçut Platon - fils de Pénia et de Poros - le désir est à la fois et en même temps, apaisement et révolte, édification et destruction, appel de l'autre et dénégation ; ce qui en tout cas signe notre rapport au choses aussi bien qu'aux vivants et nous érige en dénégateurs systématiques. Si la peur nous incite à ériger des frontières, le désir quant à lui nous oblige à les franchir et nous invite à toutes les transgressions. Le désir est machine à fabriquer des techniques autant que des religions, des savoir-faire que des savoirs ; à fabriquer de l'histoire et tout ce que pompeusement nous avons appelé civilisation ou culture.
- la lente émergence de l'individu : dans les deux cas, que je ferme l'espace ou le parcoure, que je me replie pour me protéger en une clôture supposée signaler mon intimité ou qu'au contraire je parte à l'aventure tenter de combler manques et manquements ; dès lors que je laisse libre cours à mes pulsions ou que je m'efforce de les endiguer sans y renoncer jamais tout-à-fait, dans tous les cas, oui, j'affirme ma prééminence sur le monde et sur l'autre. Machine à fabriquer du cercle, vicieux souvent, vertueux plus rarement, de la spirale en tout cas, l'individu, fauteur de dynamique mais donc de troubles et de désordres, à la fois recherche et récuse le collectif, fonde des cités pour se prémunir mais cherche la gloire pour s'affirmer. Est-ce tout-à-fait un hasard que la civilité la plus policée se nomme ainsi distinction ? Ce Je qui surgit ainsi, non pas brusquement mais insensiblement, presque timidement, de la boucle de rétroaction peur<->désir nous aura fait abandonner l'antique sagesse grecque qui nous incitait à renoncer et à nous soumettre à l'ordre du monde pour la grande mégalomanie moderne de la conquête et de la maîtrise ; mais donc ainsi les racines pour les traces, sans que nous en ayons toujours pris conscience.
Ce glissement, lent, difficile et qui va rarement sans retours brusques, je le lis deux fois :
verticalement, dans l'inversion d'entre Athènes et Jérusalem : le grec plonge dans la terre pour se forger son identité quand le juif, fier de son ascendance, érige, présomptueux, une tour présumée le rapprocher de Dieu. La verticalité peut effectivement être descendante ou ascendante : clairement le juif chercha dans le ciel étoilé ce que le grec crut avoir trouvé dans les entrailles de la terre. L'ancrage au sol cessait dès lors d'être statique et une réaction seulement défensive
- horizontalement, dans l'invention paradoxale de la sédentarité qui pourrait s'entendre comme forme accomplie de la racine mais est pourtant la condition de la conquête.
Est-ce un hasard, dès lors, que sitôt la crainte dominant devant tant d'intrépidité, toujours revienne l'antienne de la racine, de la souche, du genre ; de la famille ?
fonder une famille…
Ici encore, même interrogation : racine ou trace ? Qu'est-ce qui nous pousse à fonder une famille ? Je ne parle évidemment pas de nos pulsions amoureuses mais bien de cette pratique qui se présente à nous avec une telle implacable évidence que souvent nous ne l’interrogeons même pas. Qui le mérite pourtant. Pourtant, d'un strict point de vue anthropologique, s'il est un fait qui mette en évidente la si lente et difficile émergence de l'individu c'est bien celle-ci. L'ardente obligation d'aller se chercher compagne - alliée ? - au dehors du groupe natif qu'illustre l'interdit de l'inceste, ainsi que l'enfantement précoce a bien du être d'abord une nécessité du groupe tant que la survie de celui-ci n'était pas assuré tant du point de vue économique que démographique. Ce qu'illustre l'universelle glorification de la mère et la défiance non moins universelle à l'encontre de la femme. De ce point de vue, à n'en point douter, l'émancipation de la femme ira de pair avec l'émergence de l'individu.
A ce titre, la place accordée à la famille est loin d'être anodine. En faire la cellule de la société, plutôt que l'individu, ce qui peut sembler à première vue logique tant on verrait mal l'élément de base du fait social ne pas l'être, en fait un réseau de relations déterminé par le groupe en même temps qu'il en assure la reproduction. On pourrait y voir la forme archaïque de l'adage selon quoi l'union fait la force et depuis la période médiévale au moins, l'on ne s'est jamais privé de déduire de la structure autoritaire de la famille celle nécessairement monarchique de la société. La structure de la famille comme déterminant ultime de la cité : Cl Levi Strauss dit-il autre chose ? L'interdit de l'inceste en son universalité est principe organisateur et via l'exogamie dont il est l'expression à la fois exprime le passage de l'animalité à l'humanité et le lien entre nature et culture. [2] Voici justifiée la raison pour laquelle il ne faudrait pas interpréter la famille à partir de critères psychologiques. Pour autant, même si l'on peut considérer la famille comme structurante, il est sans doute trop rapide de l'ériger en structure sociale archaïque.
H Arendt [1] l'a parfaitement montré, s'agissant de la distribution antique : d'entre l'espace de la famille et celui de la cité, il y avait un abîme. Le premier était celui de la nécessité, de la contrainte : domaine collectif où il s'agissait de pourvoir aux conditions de la survie, où chacun avait sa place assignée par le groupe ; pourvoir aux subsistances individuelles, pour l'homme, à la perpétuation de l'espèce, pour la femme ; mais en aucun cas cet espace n'était-il ainsi celui de la liberté mais au contraire celui de la nécessité à quoi il fallait se soumettre. Espace du nécessaire et de l'utile, sans grandeur donc, la famille est le règne de l'économique, de ce qui concerne l'individu et l'espèce - c'est un espace pré-politique. Mais tout autant inégalitaire : celui de la domination, de la violence, de la sujétion seule manière de s'accommoder de la nécessité. Seul l'espace public était libre où l'on n'avait à s'entretenir qu'avec des égaux et auquel on accédait parce que l'on pouvait s'affranchir des contraintes privées. Loin d'être un système d’emboîtement où le public ne serait que l'expression politique de la fédération des espaces privés, pour le grec comme encore pour le latin, le privé lui est totalement distinct et, d'ailleurs, l'exact opposé. Si l'espace politique est celui de la parole, du dialogue et de force de conviction, en revanche celui, privé, est celui du silence, de la sujétion, de l'obéissance aux contraintes de la nécessité.
Anaximandre de Milet, fils de Praxiadès, concitoyen et associé de Thales disait que la cause matérielle et l'élément premier des choses était l'infini, et il fut le premier à appeler de ce nom la cause matérielle. Il déclare que ce n'est ni l'eau ni aucun autre des prétendus éléments, mais une substance différente de ceux-ci, qui est infinie, et de laquelle procèdent tous les cieux et les mondes qu'ils renferment. Et les choses retournent à ce dont elles sont sorties «comme il est prescrit ; car elles se donnent réparation et satisfaction les unes aux autres de leur injustice, suivant le temps marqué », comme il le dit en ces termes quelque peu poétiques.
Anaximandre, Fragments
Où l'on reconnaît l'approche grecque d'un monde qui est d'abord chaos, uniquement gouverné par la nécessité grâce à quoi reste possible, pour l'homme, localement et toujours provisoirement, de mettre un peu d'ordre. Mais la cité qu'il fonde, repose, comme lui-même, sur ce fond de désordre et est condamnée à y sombrer. Penser qu'être relève d'emblée de l'injustice et condamne de surcroît à la commettre, relève évidemment d'une vue pessimiste ; mais souligne néanmoins, parce que l'ordre n'y apparaît que comme une exception fragile, combien il est perçu comme un refuge, une protection, un abri. De fait, on le vérifiera sans peine, chaque fois qu'est invoquée la famille, ou pire encore, les valeurs de la famille, ce fut toujours pour exciper d'un retour en arrière, ou de la sacralité de racines conservatoires.
Vous n'êtes pas venus nous venger de cette injustice pendant que nous étions encore filles, et vous venez aujourd'hui arracher des femmes à leurs maris et des mères à leurs enfants! L'abandon et l'oubli dans lequel vous nous avez laissées alors ont été moins déplorables que les secours que vous nous donnez maintenant. Malheureuses que nous sommes! (6) voilà les marques de tendresse que nous avons reçues de nos ennemis; voilà les marques de pitié que vous nous avez données.
Plutarque, Vies Parallèles, Romulus, 19, 5
Racines ou traces, me demandais-je ? Distinguer simplement d'entre les familles que l'on fonde et celles que l'on perpétue. Il faut écouter à ce titre ce que disent les Sabines lorsqu'elles tentent d'interrompre la guerre . C'est bien sous le signe de la protection qu'elles envisagent la famille : celle que, filles, leur assuraient leurs pères ; celles que leur prodiguaient leurs époux, une fois mères. Bien entendu, on y lira le statut subalterne de la femme qui ne fait que passer de l'autorité du père à celle de l'époux ; évidemment on y devine combien l'offense ainsi faite le fut moins aux femmes elles-mêmes qu'aux Sabins atteints en leurs famille dans la capacité à se perpétuer.
Néanmoins, comment ne pas remarquer que c'est au moment précis où elles assument, ensemble et en même temps leurs statuts de mères et de femmes, qu'elles parviennent à enrayer le cycle infernal de la guerre et à réconcilier les deux peuples. En tenant la barre égale entre leurs origine et destinée, en jouant à parité racines et traces, en se plaçant à l'intersection elles parviennent à jouer les redresseurs, les médiateurs.
Alors au fond, qu'importe ! Sauf à considérer que racines n'est acceptable qu'à condition d'admettre qu'Hestia ne va jamais sans Hermès et que donc il n'est d'enfouissement que pour autoriser l'élancement. Mais, identiquement que si les traces mènent toujours vers quelque chose, pour autant elles ne surgissent jamais de nulle part. Qu'elles ne sont pas plus négation qu'exaltation de ce qui précède. Qu'il n'est de racines qui vaillent que celles qui s'exhaussent en ces branches feuillues qui sont promesse de l'être ; de traces qui importent que celles qui dessinent un chemin.
Entre la sacralisation benoîte de la famille et le tempétueux Familles, je vous hais ! de Gide, doit bien serpenter un chemin …
1) H Arendt, Conditions de l'homme moderne p 82-86
2) lire sur l'inceste ces cinq extraits
Levi Strauss, Structures élémentaires de la parenté, 1 ; 2 ; 3 ; 4 ; 5