Textes

Claude Lévi-Strauss, Textes de et sur Claude Lévi-Strauss, Paris, Gallimard, pp. 116-120

 

La structure de la famille, toujours et partout, rend certains types d’union sexuelle impossibles ou à tout le moins condamnables. [...] L’interdit universel de l’inceste spécifie, en règle générale, que les personnes considérées comme parents et enfants ou frères et soeurs, ne serait-ce que de nom, ne peuvent avoir de rapports sexuels et encore moins se marier. [...]

La coutume n’a pas d’explication naturelle. Les généticiens ont établi que si les mariages consanguins entraînent probablement des effets néfastes dans une société qui les a longtemps évités de manière constante, le risque serait bien moindre dans le cas où la prohibition n’aurait jamais existé, car la sélection naturelle éliminerait au fur et à mesure les caractères nuisibles qui se seraient manifestés ; les éleveurs usent de ce moyen pour améliorer la qualité de leurs animaux. [...] L’explication véritable est à chercher dans une direction diamétralement opposée. [...]. La prohibition de l’inceste institue une dépendance mutuelle entre les familles, les forçant à engendrer de nouvelles familles en vue de se perpétuer. [...] Car la prohibition de l’inceste établit simplement que les familles (quelle que soit la manière dont elles se définissent) peuvent s’allier uniquement les unes aux autres, et non, chacune pour son compte, avec soi.

Nous comprenons maintenant pourquoi on se trompe quand on cherche à interpréter la famille à partir des bases purement naturelles de la procréation, de l’instinct maternel, des sentiments psychologiques entre le mari et la femme, entre le père et les enfants. Aucun de ces facteurs ne suffirait à donner naissance à une famille, et cela pour une raison assez simple : dans toute l’humanité, la condition absolument nécessaire pour la création d’une famille est l’existence préalable de deux autres familles, l’une prête à fournir un homme, l’autre une femme, qui, par leur mariage, en feront naître une troisième, et ainsi de suite indéfiniment.
En d’autres termes, ce qui différencie réellement l’homme de l’animal, c’est que, dans l’humanité, une famille ne saurait exister sans société, c’est-à-dire sans une pluralité de familles prêtes à reconnaître qu’il existe d’autres liens que la consanguinité, et que le procès naturel de la filiation ne peut se poursuivre qu’à travers le procès social de l’alliance. [...]

C’est là, et là seulement, que nous pouvons déceler un passage de la nature à la culture, de la vie animale à la vie humaine, et que nous sommes en mesure de comprendre l’essence même de leur articulation. »