Bloc-Notes 2016
index précédent suivant

Accueil ->bloc-notes->2015

- >2016

Traces

Une des toutes premières photos puisqu'elle fut prise au printemps 1838 par L Daguerre depuis son appartement. Le boulevard du Temple semble vide : en réalité il était noir de monde mais le temps long d’exposition - plus de 10 minutes [1] - fit que la foule agitée resta invisible. Seul, en bas à gauche, parce qu'il était immobile, apparaît un homme en train de se faire cirer ses chaussures. Sans doute le premier, en tout cas un des premiers hommes à être ainsi photographié.

Impressionnant, bien sûr, de contempler ainsi une vue prise il y a bientôt deux siècles. Nous voici dans un Paris qui n'avait sans doute pas beaucoup changé sans doute à peine changé, une vingtaine d'années après la chute de Napoléon, un demi-siècle, l'espace d'une vie, après la Révolution. Mais ceci, après tout, n'est qu'anecdotique. Intéressant surtout pour ce que cette photo ne montre pas, n'arrive pas encore à saisir.

Ici l'homme ne laisse pas de trace. Comme s'il était plus aisé de saisir les choses que le vivant - ce qui, après tout n'est pas si faux. Il n'est qu'à parcourir l'échelle encyclopédique et à constater la naissance tardive des sciences humaines pour s'en assurer. Ou que, comme l'assura Descartes, les sens fussent fallacieux qui ne nous donnent à saisir qu'une petite partie, pas même nécessairement exacte, de la réalité. Ou que, surtout, l'essentiel se jouât dans le canal de communication par où transite l'information. Double miroir aux alouettes - triple en fait : les sens sont trompeurs, le canal déforme et, qui plus est, nous ne voyons jamais que ce que nous voulons ou pouvons voir : s'y surajoute en effet la grille de toutes nos interprétations et de nos déterminismes sociaux.

Ainsi en va-t-il de notre histoire, de nos illusions. Nous feignons de croire que le dur, le stable pèse bien plus que le fragile vagabond que nous sommes ; nous nous en plaignons au point d'en nourrir un tragique de circonstance, au point surtout, voulant contrefaire le dur, de griffer, gratter et de tenter ainsi de laisser nonobstant des traces. Pascal a raison : nous ne tenons jamais au temps présent. Pourtant, à contrefaire le faible, nous aurons fini par jouer à front renversé. Les marques que nous laissons, d'autant plus indélébiles que sont efficaces nos techniques, sont désormais irréversibles.

Comment ne pas songer à ce tableau de Goya ? Duel à coups de gourdin. Il suggère l'exact opposé de la photo de Daguerre. Ici, la fureur et la gesticulation des hommes et le monde, en arrière-plan, flou, confus semble disparaître comme s'ils avaient pris toute la place. Là, au contraire, tout n'est que décor, fixe, précis, dur où l'homme n'est présent que parce qu'immobile, par inadvertance.

Où les traces que nous laissons sans rien à voir ni avec la nostalgie ni avec la quête d'éternité, signent surtout la vérité du prédateur. Comme si, l'œuvre exceptée, l'homme ne savait que donner la mort ou la recevoir.

De mes cauchemars d'enfant, je n'ai souvenir que d'un seul. D'en haut comme si je survolais le monde, mon regard plongeait : l'espace, les immeubles, les jardins, les rues étaient comme à l'accoutumée mais j'avais beau scruter : personne, nulle part ! L'angoisse qui en résulta me réveilla sans doute et dut être assez intense pour que je m'en souvienne encore. Crainte d'être seul ou bien plutôt évidence soudaine et brutalement douloureuse que le monde nous semble absurde s'il n'est pas conscience pour le saisir ? Autant dire que notre regard reste si désespérément anthropocentré que nous n'imaginons pas le monde sans nous.

L'un sans l'autre, impossible ! L'un avec l'autre désastreux !

Décidément être au monde est tout sauf une évidence. Pas même une question. Peut-être une quête. Assurément une requête.


1) il avait fallu plus de dix heures de pose pour la première photo prise par N Niepce en 1826