Bloc-Notes 2016
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Revue des deux mondes …

En soirée ce 19 mai 1978, il y a bientôt quarante ans. Sur le plateau d'Apostrophes, alors rendez-vous incontournable de mes vendredis soir, quatre homme aussi invraisemblables les uns que les autres : Michel Déon, grand amateur d’îles et de bateau, monarchiste ; Marcel Jullian, ancien PDG d'Antenne 2, éditeur, pointant avec malice la nuance florentine entre monarchisme dont il se revendique avec plaisir ironique et royalisme ; Jean d'Ormesson plus mondain encore qu'il n'est possible, avec cette fierté faussement humble du hobereau soulignant avec gourmandise les infinies ramifications de son arbre généalogique ; et, enfin, Henri Vincenot, écrivain du terroir comme on disait alors, haut en couleurs, modeste jusqu'à se dénier tout talent d'écrivain ; se préférant conteur tout juste contraint de passer par le papier faute de trouver encore dans son village public assez vaste pour entendre ses histoires.

Troublant à sa manière ce faux vieil homme - après tout il n'a alors que 65 ans - ce vrai faux rural - après tout il vécut une partie de son existence en ville et la campagne de son enfance est celle de ses grand-parents : tout en lui à la fois m'agace et me plaît.

Me plait, évidemment, cet accent rocailleux qui semble conférer à son propos moins d'authenticité d'ailleurs que d'épaisseur : il a compris qu'il n'est d'écriture qui vaille sans odeurs, d'humus ou de brume s'étiolant aux matins clairs ; sans pas englués de terre trop lourde, sans ces traces laissés par le chevreuil ou même seulement par l'oiselet sautillant. Oui, l'écriture est affaire de corps et non seulement de cerveau. Charnière lourde et tumultueuse, ou bien encore miroir qui de part et d'autre de son fil sépare en même temps que réunit, le mot, à l'instar de la pulsion, fait se frôler la puissance du Verbe et la caverneuse densité de la matière, fait s'accoupler au mitan improbable de l'être, la pesanteur bariolée mais inquiète de la substance et la grâce si rare du souffle. Les mots peuvent bien s'appeler les uns les autres, s'enrouler dans la phrase en cette connexion à la fois hasardée mais tellement nécessaire, ils ne pèsent pas mieux que pluie au vent s'ils ne se trempent à l'encre de la chair. Thalès tombe dans un puits ; Théodore Monod parcourt le désert ; lui plante son nez dans le poil de la bête. Qui ne joue qu'à entrelacer fût ce habilement mots et phrases demeure à la surface de l'être dont il ne percevra ni la musique ni la sourde respiration.

Me plaît tout autant cette belle filiation qu'il renoue d'avec les conteurs comme si le livre n'était jamais que l'héritage lointain des aèdes antiques : je sais aujourd'hui - pourquoi le compris-je si tard ? - qu'il n'est pas même de philosophie, pourtant territoire si hautain des idées, sans récit non plus que sans auditoire. Non pas cet enrobage passionnel de mythes, d'appartenances et de nostalgie dont sont empreints ces tentatives maladroites, malheureuses mais surtout dangereuses supposées favoriser l'adhésion à des politiques cachant mal leur vacuité, non surtout pas. Mais ce récit, plongeant dans l'empâtement de l'être, seul capable de conjuguer le si lent mouvement des siècles qu'il en paraîtrait presque impassible avec l'agitation brouillonne du moment ; de réconcilier entrailles du devenir et rugosité de l'être ; d'inventer ce point de jointure où l'universel jouxte le singulier. Le grec le savait qui nommait histoire, la recherche et le résultat de cette recherche : oui, le récit est ce miracle où processus et fin, dynamique et statique s'enroulent l'un en l'autre, inextricablement telle la double hélice de l'ADN. Il est un autre mot pour dire ceci : harmonie. Il n'est pas de vérité qui se puisse approcher sans cette musique qui n'est pas plus intérieure qu'extérieure mais l'intégrale des deux. Les mots sont notre derme, ce moment inédit de l'incarnation où la chair se fait verbe. J'ai aimé cette référence à ce conteur de son enfance lui narrant sa bataille de Waterloo non qu'il mentît en rien à l'enfant incapable alors de comprendre que l'événement avait précédé de près d'un siècle la naissance du narrateur mais plus simplement qu'il donnât corps à ce point aux âcres fumées des canons, aux métalliques éruptions de sang et de mitraille, au brouhaha tonitruant des cris, des appels et des plaintes qu'à ce moment précis, il était la bataille ; non pas dans la bataille mais la bataille elle-même. Comment vouliez-vous que son corps, sa voix, ses gestes n'en fussent point grevés ; gravés. [2]

Je l'ai d'autant plus aimée qu'elle me rappelle mon propre grand-père qui s'était engagé à réapprendre le français, lui qui par bravade avait toujours affecté de ne plus parler qu'alsacien en réponse aux moqueries qu'en 18 on lui avait infligées ainsi qu'à ses camarades, lui qui le parlait non sans fautes mais qui nous dérangeaient d'autant moins qu'englouties dans son accent chantant que je le soupçonne d'avoir accusé pour mieux nous en imprégner et qui résonne encore dans un coin de ma tête alors que j'ai oublié jusqu'aux intonations de la voix de ma grand-mère. Mon grand-père qui se - et nous - faisait plaisir à nous raconter chaque soir une de ces histoires improbables que nous buvions, émerveillés, éblouis, apaisés mon frère et moi, histoires où, lui aussi, en bon grognard avait approché à maintes reprises l'Empereur et même fait pincer l'oreille en signe de reconnaissance pour sa bravoure. Récits incroyables, obsédés de bruits et de courage, où la mort ne semblait pas même rôder … Il dut lui en falloir de l'imagination à cet homme pour embellir ainsi ces furies lui qui n'était pas sorti indemne des deux guerres ! lui en falloir bien de ténacité et générosité pour endosser ainsi son nouveau rôle de grand-père et réinventer pour nous un monde ; lui qui n'en avait plus.

M'agace pourtant, en même temps, cet entêtement naïf à vouloir ainsi toujours considérer le passé avec nostalgie comme si d'être passé, il ne pouvait qu'être meilleur que ce présent-ci. J'y entrevois s'agglutiner les formes les plus troubles du conservatisme, les plus infamantes de la réaction. Quand, de surcroît, elles se doublent de cet éloge de la terre, j'y redoute les prémisses des délires identitaires. Et ne peut que regretter que ces histoires si attachantes, renvoyant avec une angoisse à peine pointée, à une France depuis longtemps disparue, plutôt que d'offrir l'exemplaire singulier d'une manière d'être au monde, ne fourbissent demain un modèle à quoi se conformer, une tradition à restaurer. La terre, si, ment elle aussi ; elle est notre proie comme l'espace de nos prédations. Elle doit bien s'épuiser ainsi de nous entendre parler à sa place.

Il faut l'écouter - et sa joie fait plaisir à entendre - chanter le souvenir des terres fumantes, des femmes qui sentent bon le lait et la fierté d'une lignée qui savait se tenir à sa place.

Mais il faut l'entendre gourmander ces familles qui ne se réunissent plus, ces veillées qui ont cédé la place à la TV, ces français qui ne savent plus leur langue au point de devoir ajouter un index à son livre. Tout ceci suinte tellement sinon l'amertume en tout cas le regret de ces contrées qui se proclamaient républicaines mais savaient néanmoins se tenir face au chatelain. Nostalgie oui bien sûr, mais dans nostalgie, il y a douleur.

Ces paysages colorés, ces forêts giboyeuses sentent la nuit noire ; s'effacent et meurent. Vincenot, lui, ne ressuscite rien ni personne ; se contente de rendre hommage et souvenir.

Je n'aime pas la littérature des anciens combattants.

On exagère sans doute le poids de l'enfance et de nos terres d'origine dans la construction de nos identités même s'il est vrai, l'âge aidant, qu'elle semble nous fouetter le visage avec autant de douces morsures qu'un vent d'hiver. Qu'elle fût heureuse, tragique, ou simplement anodine, l'enfance constitue assurément la première strate que nous couvrirons de bien d'autres ou, plus exactement qui nous couvriront nous laissant aimablement accroire que nous y fussions pour quelque chose. Mais d'où, diable, tenons-nous que d'avoir été premières, elles fussent pour cela décisives ? primordiales ? Je nous crois bien, je nous devine en tout cas, hantés de pulsions contraires, de passions contradictoires, ici de velléités lâches, là de déterminismes pesants ; brinquebalés de ci de là, tentant de nous frayer un chemin à quoi nous ne parviendrons à donner un sens que bien plus tard- voire jamais à moins que nous ne nous laissions entraîner par le flux incessant, au petit bonheur comme on dit. Je nous devine, intrépides parfois et impatients d'aller de l'avant, au-dehors, ailleurs mais d'autant plus empressés, sitôt partis, que de rentrer chez soi, où se reposer, recueillir, rassembler. L'enfant toujours parcourt le chemin dix fois plus que ses parents, s'aventurant loin en avant mais retournant si vite se réconforter dans les jupes de sa mère comme inquiété de sa propre audace. Nous nous ennuyons vite des mornes répétitions mais le nouveau, l'ailleurs nous lasse vite quand il ne nous dérange. Nous adorons l'ordre sous les tumultes et quêtons l'irrégulier et le déviant sous la grisaille de l'ordre. Alors oui, l'enfance pèse, importe ; vaut comme le dit l'étymologie mais nulle vérité ne s'y calfeutre autre que la peur de notre déchéance, la fraîcheur de nos candeurs, la solidité si fréquemment défaillante de nos volontés. Nous sommes ce chemin que la bête traquée a toujours parcouru avant nous ; nous sommes nos rêves et nos ineptes affairements ; nos croyances et nos doutes ; nos amours paresseuses et nos amitiés intrépides. Je crois bien que c'est encore Sartre qui l'écrivit le mieux : nous devenons ! Ainsi vouloir nous enraciner, ou puiser quelque authenticité là, au prétexte que la souche y fût plus profonde, relève, au gré, de la sottise ; de l'illusion d'optique ou … de la mauvaise foi.

Je ne sais quoi de nos molles paresses ou de l'impuissance de notre raison à saisir autre chose que le même et le répétitif explique cette morbide inclinaison à trouver quelque vertu supérieure aux racines, quelque vérité plus engageante aux origines. Les deux sans doute ! La peur, vraisemblablement.

J'avoue, quitte à me perdre parfois dans les labyrinthes métaphysiques, être plus intrigué soit par l'incroyable échec d'une création s'achevant par le déni de la croix ; soit par l'insondable mystère de l'instant qui eût précédé immédiatement le lux fiat !

Il dut en falloir de la grâce pour oser la création de ces êtres libres, entêtés, malins peut-être mais si tenacement orgueilleux qui ne manqueraient pas de faire capoter si harmonieux agencement !

Ici réside assurément le secret de l'œuvre : savoir d'un même geste façonner la glaise et lui offrir pourtant la contingente, tellement erratique qu'elle en devient imprévisible, errance de l'entrelacs. Qui résume tout : faire revient peut-être à reproduire, fidèles, les gestes anciens du potier, du laboureur ou du tisserand ; la technique n'est souvent que l'éloge de l'archaïque. Créer, au contraire, c'est laisser filer, s’épanouir ou s'évanouir ; c'est donner sa chance à la porosité de l'être.

L'œuvre est cantique de la vie

Elle n'est ni excavation de glaise enfouie, encore moins muséographie de quelque recette perdue, et, non vraiment pas, définitivement pas, idolâtrie de la terre. Elle surgit, hésitante et fragile, rare et même improbable, à la jointure exacte de l'incarnation. Pas d'œuvre sans matière, certes ; non plus que sans souffle. Elle est appel de l'une comme de l'autre.

Qui n’exalte que la terre grasse ou l'aridité des cimes, qui s'entête à tracer son sillon dans les ultimes traces des autres, ne fait que la moitié du chemin - pas nécessairement la plus aisée mais la plus spontanée. Qui n'a d'yeux que pour l'horizon le verra toujours reculer à la mesure de ses avancées. Si éthérées soient-elles, les idées répugnent à se laisser circonscrire.

Les vieux plats paysans affectaient soigneusement cet art du mélange : du salmigondis à la potée, toujours on y goûtera cette science si rare du mélange où la matière s'exhale enfin et l'esprit s'imprègne. Montaigne et l'homme mêlé qu'il appelait de ses vœux n'aura pas dit autre chose.

D'entre terre et ciel, d'entre universel et singulier comme le rappelle Yourcenar, l'œuvre vous augmente et ne le peut faire qu'en ne se cantonnant à rien.


1) Le Monde a consacré cet été une série de 6 articles à J d'Ormesson ce qui m'avait paru un bel exploit s'agissant d'un écrivain remarquable surtout par sa vacuité. On peut les retrouver ici

C'est lui en tout cas qui fit en 81 réponse au discours de réception de M Yourcenar à l'Académie : son discours est ici

2) qui me fait songer évidemment à ce texte de JL Borgès issu du Livre de sable, Le miroir et le masque :

Les étoiles du ciel reprirent leurs chemins de lumière. Le rossignol de nouveau chanta dans les forêts saxonnes et le poète revint avec son manuscrit, moins long que le précédent. Il ne le récita pas de mémoire; il le lut avec un manque visible d’assurance, omettant certains passages, comme si lui-même ne les comprenait pas entièrement ou qu’il ne voulût pas les profaner. Le texte était étrange. Ce n’était pas une description de la bataille, c’était la bataille. Dans son désordre belliqueux s’agitaient le Dieu qui est Trois en Un, les divinités païennes d’Irlande et ceux qui devaient guerroyer des siècles plus tard, au début de l’Edda Majeure. La forme n’en était pas moins surprenante. Un substantif au singulier était sujet d’un verbe pluriel. Les prépositions échappaient aux normes habituelles. L’âpreté alternait avec la douceur. Les métaphores étaient arbitraires ou semblaient telles.