Bloc-Notes 2016
index précédent suivant

Accueil ->bloc-notes->2015

- >2016

-> Traces 1 -> Traces 2

Traces (fin)

Ainsi donc des traces ; des racines. Des racines sur quoi nous manquons souvent de trébucher ; des traces qui parfois ne mènent à rien ou que nous finissons par perdre.

Mais il y a aussi celles que nous laissons derrière nous, plus nombreuses que nous ne le croyons, qui pèsent sur nous comme ceux qui nous approchent.

Je suis toujours surpris par l'inclination que nous prenons presque systématiquement à quérir dans notre passé des réponses à ce que nous sommes - que nous avons tant de mal à comprendre, à cerner. Eh quoi, n'est-il pas vrai que les causes nécessairement précédent les effets et qu'il soit ainsi cohérent de remonter ainsi dans le temps pour quérir le faisceau, l'enchevêtrement qui nous expliquât ? D'où me vient d'être qui je suis ; d'où ces penchants, craintes mais aussi goûts, appétences et compétences sinon des entrailles de mon enfance ? Et, à mon tour, qu'aurai-je légué, sans même le vouloir toujours, à mes filles qui les soutienne ou les empèse

Comment, au reste, pourrait-il ne pas y avoir ici once voire masse d’égocentrisme ? Tout ramener à soi, toujours : le moi est haïssable, certes, tout comme les familles et je ne puis rien là contre. Ni sortir de moi pour scruter comment je serais vu par d’autres, ni me débarrasser de moi – poids le plus lourd !

Mais c’est même question que d’interroger les traces que mes parents eussent semées en mon âme que de scruter celles que j’eusse répandues chez mes filles : tout au plus, dans ce léger glissement, me serais-je payé l’élégance feinte d’un peu moins d’égotisme.


Traces

Tout n’est-il pas trace, d’ailleurs ? Bien sûr, celles que fièrement, après quelques mois d’école, nous arborons devant nos premiers mots écrits- sans doute d’ailleurs notre prénom ou du premier livre que nous aurons enfin réussi à lire – déchiffrer ? – de bout en bout. Je m’en souviens encore : petit livre de la collection du coq d’or – l’histoire évidemment illustrée d’un petit africain se prenant d’amitié pour un tigre – que j’avais bien plus tard retrouvé et offert à ma fille aînée comme si elle y pouvait prendre intérêt ou que, plus exactement, je rêvasse inconsciemment qu’elle empruntât les mêmes traces que moi, et poursuivisse le même chemin. Présomption de père bien justement sanctionnée : ce livre, je l’ai reperdu. Les traces, aussi, méritent de se perdre parfois !

Oui, tout est trace que nous appelons simplement signe dès lors que nous parvenons à les interpréter.

Symptôme, pour Freud, qui devina la porosité de l’être, d’où tout fuit incessamment sans que nous y puissions mais : nos actes, tant réussis que manqués, nous disent ou trahissent : il suffit de savoir les lire ; de cesser de les prendre pour des accidents aléatoires. Mais nous ne sommes pas les seuls à écrire : le monde, lui aussi, ou la nature si l’on préfère, grave dans l’anfractuosité de la roche le récit de son histoire, de ses bouleversements, de ses séismes, de ses glaciations tout comme les vestiges parfois enfouis de nos cités antiques.

La Bible suggère que les tables de la Loi fussent gravées du doigt même de Dieu, ce même doigt pointé en direction d’Adam que Michel Ange avait peint pour figurer la création. : ce doigt qui saisit la pointe, le stylet ou le pinceau ; ce doigt qui montre et démontre, saisit et conçoit ; ce doigt qui signe notre conscience, c’est le même qui orna la grotte de Lascaux ; le même qui, d’entasser strate sur strate, permet de lire l’enchevêtrement si lent qu’il en paraîtrait presque immobile, des ères, des catastrophes, des mutations et des fins.


Enfance

N’en sur-estimons-nous pas le poids ? C’est bien ce que suggère M Yourcenar dans l’entretien qu’elle accorda à Pivot. Je suis plutôt enclin à la suivre sur ce terrain-là.

Je comprends mieux pourquoi l’enfant est celui qui ne parle pas ; il obéit, c'est-à-dire se soumet et écoute. L’espace public, seul, est celui de la parole et de la liberté, les nécessités matérielles étant satisfaites dans le domaine privé. L’éducation, pour les hommes seuls, évidemment, est bien une conduite à l’extérieur : un passage assuré vers l’espace public, celui de la parole. L’éducation, finalement, est invitation au voyage.

Je ne puis m’empêcher de songer à l’excuse, plus ou moins explicite et consciente, que représente l’insistance pointée sur le poids de l’enfance : n’est-ce pas miser plus sur l’être que sur le devenir ? s’excuser de n’être que cela d’y avoir été entravé ? trouver prétexte de l’ici pour récuser l’ailleurs ? Comme si éducation était endoctrinement et que l’enfant fût cire immaculée sur laquelle empreinte était indélébile dont il ne pourrait jamais se départir.

Excuse ou accusation de ses géniteurs ? Parfois, souvent même. Sartre nommait ceci mauvaise foi : miser sur la pierre plutôt que sur le chemin. J'en connais qui d'excuses en accusations s'éreintent de trouver dans leur passé des labyrinthes suffisamment touffus pour justifier leurs errances, leur insolente pesanteur. Mais quoi, ce bagage qu'on nous transmet, cette histoire qui aura toujours commencé bien avant nous, qui nous oblige à le porter, à le poursuivre ? et cette musique intérieure, qui à l'entonner misérablement plutôt que de la couvrir d un refrain qui fût nôtre ?

Fabuleuse présomption aussi : de croire l’empire total des géniteurs sur l’enfant. Nous en avons déjà si peu sur nous-mêmes. Pourquoi en irait-il différemment sur les autres, fussent-ils nos enfants ? Bien sûr, devant l'éclosion de l'être, comment, toute émotion bue, ne pas rêver sinon de grandeur ou de beauté, de pouvoir au moins conduire celui qui se présente. J'aurais résisté, je le crois, je l'espère, à la tentation de l'architecte ; autant que je le pus. Sinon, qu'on me le pardonne. Je sais ce que grâce signifie et ce m'en fut de les accueillir : offrir le promontoire d'où s'élancer, ne rien attendre sinon les chaleurs de la tendresse, épauler quand c'est possible, s'inquiéter souvent. Bien sûr je les ai imaginées réalisant bellement de grandes choses, redoutant seulement et veillant là contre à ce qu'elles ne s'égarassent pas. N'ai-je jamais rêvé qu'au moins l'une d'elle embrassât la carrière d'enseignant ou que même elle tombât dans la marmite de la philosophie ? Si, sûrement, mais je les vis, avec joie intense, s'embellir avec la musique, la danse et le dessin. Les ai-je imaginées compositeur, danseuse étoile ou créatrice de BD ? vraisemblablement, un peu ; si peu.

Que leur ai-je transmis ? Quelles valeurs ? Je ne sais : on ne part pas dans l'aventure de l'enfantement avec un livre de recettes, encre moins avec des malles de certitudes. Je leur ai montré ce que j'ai pu ; pas même caché mes doutes ou ignorances. Ne leur ai jamais vraiment dit ce qui me semblait bon, escomptant que d'elles-mêmes elles le découvrissent ; elles devinèrent seules les écueils à éviter. Elles évitèrent les plus lourds et ne puis même pas dire que ce fût grâce à moi : leur sincérité les en épargna. Je les ai voulues libres : elle le sont, pas forcément pour le meilleur ; jamais pour le pire. J'aime à les voir cheminer et les en remercie.

J'avais coutume de dire que les enfants sont des hôtes que l'on accueille, pour un temps, avant qu'ils ne reprennent la route ; leur route. J'avais raison mais tort en même temps. Raison parce que l'engendrement n'enclenche nulle possession, nul droit. Et si l'un devait quelque chose à l'autre ce serait bien plutôt le père pour la presque unique occasion d'une générosité sans fard, pour cet entrelacs étonnant qui fait chacun se grandir au contact de l'autre. Mais tort pourtant parce que le lien tissé n'est pas tout à fait comme les autres. L'hôte, un jour s'en va ; ici non. Il demeure et le souci ou le soin qu'on maintient pour lui. La relation ici n'est pas de chair et de sang - jamais je n'ai compris ces expressions être de son sang ou la voix du sang - non plus qu'elle ne relève du sentiment - ceux-ci vont et viennent - mais est souffle. Nul ne s'en peut soustraire car il vous ballotte, fait chuter parfois, entraîne toujours. Il y va de l'être qui vous exauce. et se fait présence.

Alors non, décidément ! je ne saurais mettre des mots sur ce qu'éventuellement j'eusse transmis à mes filles ; encore moins sur ce que j'aurais donné. Le souci d'être là, quand il le faut et même quand il ne faut pas, parce que notre présence, presque involontaire, n'est jamais biffable. Je le sais, aujourd'hui que les parents sont partis : ils demeurent. Pas comme un poids mais pas non plus comme un simple souvenir. Quelque part dans un recoin de mon âme, ils ne cessent de m'accompagner : je ne pense jamais à eux avec tristesse ; ni avec regret encore moins avec reproche. Ils sont là ; simplement. J'ai appris d'eux encore le soin de ne pas juger ! jamais ! de s'y efforcer constamment.

Mais s'il était un mot néanmoins ce serait présence : au sens de ce qui avance vers soi et s'approche. Quoiqu'il arrive. Ici sans doute le secret de cette trace qui d'un même tenant vous ramène à soi et vous entraîne au loin.

Qui dira jamais combien partir et rester s'entendent de pair ?

Ces traces, c'est désormais moi qui les écris, regrettant que mon père ne sût ou voulût le faire. Pour qui le fais-je ? est meilleure question que pourquoi ? Pour elles, assurément ; mais la réponse est bien courte. Je n'en ai pourtant pas d'autres.