Textes

Claude LEVI-STRAUSS,
Les Structures élémentaires de la Parenté, P.U.F. éd., pp. 56-65

Considérée comme interdiction, la prohibition de l’inceste se borne à affirmer, dans un domaine essentiel à la survie du groupe, la prééminence du social sur le naturel, du collectif sur l’individuel, de l’organisation sur l’arbitraire. Mais même à ce point de l’analyse, la règle en apparence négative a déjà engendré sa converse : car toute interdiction est en même temps, et sous un autre rapport, une prescription. […]


[…] l’aspect négatif n’est que l’aspect fruste de la prohibition. Le groupe au sein duquel le mariage est interdit évoque aussitôt la notion d’un autre groupe, […] au sein duquel le mariage est, selon les cas, simplement possible, ou inévitable ; la prohibition de l’usage sexuel de la fille ou de la soeur contraint à donner en mariage la fille ou la soeur à un autre homme, et, en même temps, elle crée un droit sur la fille ou la soeur de cet autre homme. Ainsi, toutes les stipulations négatives de la prohibition ont-elles une contrepartie positive. La défense équivaut à une obligation ; et renonciation ouvre la voie à une revendication. […] La prohibition de l’inceste n’est pas seulement […] une interdiction : en même temps qu’elle défend, elle ordonne. La prohibition de l’inceste, comme l’exogamie qui est son expression sociale élargie, est une règle de réciprocité. La femme qu’on se refuse, et qu’on vous refuse, est par cela même offerte. A qui est-elle offerte ? Tantôt à un groupe défini par les institutions, tantôt à une collectivité indéterminée et toujours ouverte, limitée seulement par l’exclusion des proches, comme c’est le cas dans notre société. Mais à cette étape de notre recherche, nous croyons possible de négliger les différences entre la prohibition de l’inceste et l’exogamie : envisagées à la lumière des considérations précédentes, leurs caractères formels sont, en effet, identiques. Il y a plus : que l’on se trouve dans le cas technique du mariage dit « par échange », ou en présence de n’importe quel autre système matrimonial, le phénomène fondamental qui résulte de la prohibition de l’inceste est le même : à partir du moment où je m’interdis l’usage d’une femme, qui devient ainsi disponible pour un autre homme, il y a, quelque part, un homme qui renonce à une femme qui devient, de ce fait, disponible pour moi. Le contenu de la prohibition n’est pas épuisé dans le fait de la prohibition ; celle-ci n’est instaurée que pour garantir et fonder, directement ou indirectement, immédiatement ou médiatement, un échange. »