Textes

Vassili Grossman
Vie et destin
2e partie § 13 (fin)

suite

 

L'allumette éclaira un instant son visage ; il parut à Darenski fripé, sombre, étranger.

Darenski alluma à son tour une cigarette.

Bova vit le visage de Darenski ; il lui parut froid, hautain, e, tranger.

Et juste après, commença la discussion qu'il n'aurait pas fallu mener.

Eh oui, dit Bova d'une voix ferme maintenant, la bureaucratie et les bureaucrates, c'est ça qui nous a amenés jusqu'ici.

C'est terrible, la bureaucratie, approuva Darenski. Mon chauffeur me racontait que, dans son village, on ne pouvait obtenir le moindre papier si l'on n'offrait pas une bouteille de vodka.

Ne plaisantez pas. Il n'y a pas de quoi rire. La bureaucratie, ce n'est pas drôle ; même en temps de paix, elle vous réduisait  un homme à moins que rien. Mais au front... la bureaucratie peut être encore plus effrayante. Je peux vous raconter un exemple. Un pilote saute de son avion : un Messer l'avait allumé. Le pilote n'avait rien mais ses pantalons avaient brûlé. Ecoutez la suite : on ne lui donne pas de pantalons ! L'intendant refuse : les précédents n'avaient pas fini leur temps, point à la ligne ! Le pilote est resté trois jours sans pantalons ! Il a fallu remonter jusqu'au chef de l'escadrille.

Pardon, mais ça n'a pas de rapport, dit Darenski. Ce n'est pas parce qu'un idiot a refusé quelque part de délivrer des pantalons que nous avons reculé de Brest jusqu'au désert de la Caspienne.

Est-ce que je dis que c'est la faute des pantalons ? Je vais vous donner un autre exemple. Une unité s'est trouvée encerclée, les hommes n'ont rien à manger. Une escadrille reçoit l’ordre  de leur parachuter des vivres. L'intendance refuse : il nous faut une signature de décharge sur le bon de livraison, qu'ils disent, et si on leur jette des sacs d'en haut, on ne voit pas comment on pourra avoir notre  décharge.  Il  n'y avait rien  à  faire. On n'a  pas pu le convaincre. Il leur a fallu un ordre écrit de leurs supérieurs. Darenski sourit.

C'est drôle, mais, une fois de plus, ce n'est qu'un détail. Trop pointilleux. Dans les conditions du front, la bureaucratie peut avoir des effets monstrueux. Vous connaissez l'ordre : «Pas un pas en arrière»? Et voilà que !'Allemand pilonne les nôtres, et il suffirait de passer sur l'autre versant pour que les hommes soient à l'abri: ça ne change rien à la situation et ça peut sauver le matériel. Mais un ordre a été donné : «Pas un pas», et l'on garde les hommes sous le feu, et les hommes périssent et le matériel  est détruit.

Tout juste, c'est exactement ça, dit Bova. En 1941, on nous a envoyé deux colonels de Moscou  pour  contrôler  l'exécution  de cet ordre précisément : «Pas  un  pas  en  arrière.  » Ils  n'avaient pas de voiture, et nous, on avait fui de deux cents kilomètres en trois jours depuis Gomel. Je prends les deux colonels dans mon camion. Ils sont secoués comme des sacs de pommes de terre à l'arrière mais ça ne les empêche pas de me demander quelles mesures  on  a prises pour appliquer  le «Pas un  pas en arrière ».  Le rapport,  que voulez-vous ?

Darenski prit une profonde inspiration, comme s'il s'apprêtait à plonger et, visiblement, plongea :

La bureaucratie, c'est effrayant quand un soldat a défendu une hauteur, seul contre soixante-dix Allemands, quand il a retardé l'offensive ennemie, qu'il a péri, que l'armée s'est incli­ née devant lui, et quand on vide sa femme tuberculeuse de l'ap­ partement qu'elle habite et que le responsable du soviet lui crie : dehors, saleté ! La bureaucratie, c'est quand on ordonne à quelqu'un de remplir trente-six questionnaires et que pour finir il se repent en réunion publique : « J'avoue, je ne suis pas un camarade.» Mais quand un homme affirme : oui, notre    Etat est un  Etat  ouvrier  et  paysan,  mes  parents  sont  des  nobles, des parasites, des raclures de bidet, chassez-moi, alors là, oui, tout  va bien.

Eh bien, moi, je ne vois pas de bureaucratie là-dedans, dit Bova. C'est en effet comme ça, nous avons un Etat ouvrier et paysan et il est dirigé par des ouvriers et des paysans. Qu'y a-t-il de mal  à cela? C'est juste. L'Etat bourgeois, lui, ne confie pas ses  affaires à des va-nu-pieds.

Darenski resta interloqué, il s'avérait que son interlocuteur avait un tour de pensée différent du sien.

Bova frotta une allumette et éclaira le visage de Darenski. Celui-ci plissa les yeux avec le sentiment qu'éprouve un soldat pris dans le faisceau de lumière d'un projecteur ennemi.

Moi, par exemple, continua Bova, je suis de pure origine prolé­ tarienne,  mon père était ouvrier, mon grand-père aussi. J'ai une «bio» pure comme le cristal. Eh bien, moi non plus, je ne faisais pas l'affaire avant la guerre.

Et pourquoi donc ? s'étonna Darenski.
Je ne vois pas de bureaucratie  quand l'Etat ouvrier fait  preuve de vigilance à l'égard de nobles. Mais moi, un ouvrier, pourquoi m'a-t-on pris à la gorge? Je ne savais plus quoi faire. Aller trier les patates dans les entrepôts de légumes ou me faire balayeur. Et pourtant je n'avais fait qu'exprimer un point de vue de classe : j'avais critiqué nos chefs, ils menaient un peu trop la belle vie. Et on m'a foutu dehors. C'est là, à mon avis, qu'est la racine de la  bureaucratie, quand l'ouvrier  est  la victime  de  son propre Etat.

Darenski sentit que son interlocuteur touchait là quelque chose de particulièrement important. Et, comme il n'avait pas l'habitude de parler de ce qui lui tenait à coeur et qu'il n'avait pas plus l'habitude d'entendre les autres en parler, il se sentit gagné par une émotion extraordinaire : le bonheur de parler sans arrière-pensées de ses préoccupations les plus profondes.

Mais ici, dans cette cahute, allongé par terre, dans cette discussion avec un simple soldat à peine dessoûlé, rien n'était comme d'habitude. Et il se produisit cette chose si simple, si naturelle,  si désirée et si nécessaire, cette chose si inaccessible et impen­ sable : une conversation à coeur ouvert entre deux  hommes.

En quoi vous avez tort? commença Darenski. Je vais vous le dire. Les bourgeois ne laissent pas entrer les va-nu-pieds au Sénat, c'est parfaitement vrai; mais quand un pauvre a su devenir millionnaire, on le laisse entrer au Sénat. Un Ford est d'origine ouvrière. On ne laisse pas accéder, chez nous, les bourgeois et les nobles aux postes de direction, et c'est normal.  Mais si  l'on marque du sceau de l'infamie un honnête travailleur pour la seule raison que son père ou son grand-père était un paysan enrichi ou un prêtre, ce n'est plus du tout la même chose. Cela n'a plus rien à voir avec le point de vue de classe. Vous croyez, peut-être, que je n'en ai pas vu des ouvriers de chez Poutilov ou des  mineurs  du  Donetsk  pendant  mes  années  de  camp? Tant que vous voulez ! Notre bureaucratie est terrible quand on cornprend qu'elle n'est pas une tumeur sur le corps sain de l'Etat   (on peut enlever une tumeur),  mais que la bureaucratie est le   corps même de l'Etat. Le premier larbin venu peut écrire « refusé »  sur une demande ou chasser de son cabinet la veuve d'un soldat, mais pour chasser l'Allemand il faut être un homme et un vrai.

Rien de plus juste, approuva Bova.

Je  n'en veux à personne. Merci, mille mercis. Je suis heureux.
Ce qui est affreux, c'est qu'il ait fallu desépreuves aussi terribles pour que je puisse être heureux, pour que je puisse donner toutes mes forces à la Russie. A ce prix, qu'il aille se faire voir mon bonheur, qu'il soit plutôt  maudit!

Darenski sentait malgré tout qu'il n'était pas parvenu à rendre clair ce qui constituait le fond de leur conversation,  ce  qui aurait éclairé la vie d'une lumière simple et évidente. Mais il avait quand même pensé, il avait dit des choses que d'ordinaire  il s'interdisait et cela le rendait heureux.

Vous savez, dit-il à son interlocuteur, de ma vie, quoi qu'il arrive dans le futur, je ne regretterai notre conversation de cette nuit.