Gaston BACHELARD (1884-1962)

 

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BachelardNous ne parlerons pas de ce qu’il est convenu d’appeler «la poétique» de Gaston Bachelard. Son œuvre est un effort pour puiser dans la science de quoi conférer à la philosophie et  à la science la poésie qu’elles méritent. Le rationalisme de Bachelard est appliqué et engagé. Appliqué , il étudie les effets de compréhension d’un esprit sur un autre esprit; il s’appuie sur la connaissance fine, objectivée, du détail et du jeu des aberrations; il repousse ainsi les séductions de la généralité et permet d’échapper aux pièges des problèmes traditionnels liés aux grandes théories classiques de la représentation (empirisme, rationalisme, idéalisme, positivisme, formalisme, etc.). Engagé , il est polémique, c’est-à-dire qu’il s’instruit dans un dialogue renouvelé entre la raison et l’expérience, dialogue qui remet en question les fondements du «réel» comme l’unicité de la raison.

De la raison orthodoxe à la raison paradoxe

À un réel feuilleté répond une raison parcellisée et pluralisée. Les problèmes scientifiques se formulent et se résolvent autrement à des niveaux différents: la microphysique rénove et réfute les principes de la physique, qui eux-mêmes changent de sens avec la thermodynamique et l’énergétisme. «C’est au moment où un concept change de sens qu’il a le plus de sens»: l’électron du XXe siècle n’est plus électrique dans le sens où les fluides du XVIIIe siècle étaient dits électriques; il s’est échappé de la matière vers l’idée.

C’est également dans les dépassements et les déplacements de frontières que la fécondité scientifique est active et que le vecteur scientifique organise des champs de pensée  un peu sur le modèle des forces du champ magnétique.

L’interconceptualité  définit, précise et vérifie la valeur épistémologique de la conceptualisation. Un exemple d’interconceptualité est fourni par le schéma triangulaire de Cady analysé par Bachelard dans le chapitre sur la piézo-électricité du Rationalisme appliqué : il met en lumière non le parallélisme mais l’«interrelationisme», le couplage des phénomènes électriques, thermiques et élastiques, dans une nouménologie synthétique qui fait intervenir cette causalité multiple. La corrélation des phénomènes de la piézo-électricité (électricité par pression), de la pyroélectricité et de la thermoélectricité montre ce que peut être une physique topologique qui a éliminé la mesure au profit d’équations algébriques avec des coefficients indéterminés.

Dès son premier livre, Essai sur la connaissance approchée  (1928), Bachelard démontrait qu’un système comme celui des mathématiques, que l’on pouvait croire intangible parce que fondé sur des propositions apodictiques, non contingentes, était susceptible de transformations profondes. La véritable solidité, ce ne sont pas l’immuabilité et l’intangibilité d’un domaine de pensée; c’est plutôt la puissance de tremblement des concepts, «puissance» devant être entendue au double sens de force physique et de puissance mathématique: étant donné deux ensembles, on dira qu’ils ont même puissance si l’on peut assigner une règle qui fasse correspondre les éléments du premier aux éléments du second d’une manière univoque et réciproque. Puisque les concepts scientifiques sont le plus souvent des interconcepts , le passage de la puissance du dénombrable à la puissance du continu correspond, si l’on peut dire, à un «tremblement» du concept naïf d’expérience.

On pourrait croire que les notions mathématiques se développent dans une sorte de «ciel des intelligibles» comme idéalités et que la pensée abstraite, autonome, qui les sous-tend n’est pure que parce qu’elle est sûre, c’est-à-dire discursivement attachée à ses critères. Or ce qui a été appelé «crise» des mathématiques au début de ce siècle, avec l’apparition des paradoxes de la théorie des ensembles, a démontré que c’étaient les instruments mêmes de la connaissance mathématique qui créaient un dépassement immanent et une dialectique mathématiques. La pensée axiomatique, avec les trois caractères de non-contradiction, d’indépendance et de saturation du système des axiomes, a fait trembler les mathématiques sur leurs bases. L’apodicticité des fondements ne signifie pas leur immuabilité: les mathématiques ne peuvent se passer d’axiomes, mais elles peuvent en changer.

Un nombre transcendant est irrationnel par rapport à un domaine d’application et à des critères de détermination quantitatifs et enchaînés. Il se définit dans une loi qui dépasse le fini et le rationnel; nous pouvons avoir un aperçu de cette loi en prêtant attention aux premiers termes d’une série puisqu’elle y est inscrite: «Il ne reste plus qu’à lui adjoindre le concept “et ainsi de suite” pour donner le plan d’une connaissance en voie d’amélioration indéfinie» («La Notion d’infini et l’approximation», in Essai sur la connaissance approchée , chap. XIII).

Le devenir de la science démontre que non seulement les concepts de base, mais les repères changent; et ceux-ci, en changeant, changent ce à quoi ils se réfèrent. Ainsi le système de référence euclidien n’est-il valable qu’en première approximation, comme simplification du donné infinitésimal. Il s’accorde avec notre intuition quotidienne, mais cette géométrisation de la matière ne suffit pas pour comprendre la contingence du réel telle que l’infiniment petit la révèle. La relativité d’Einstein re-fonde les notions de temps et d’espace dans leur solidarité en rejetant leur caractère absolu. D’une autre manière, le cadre énergétique est trop grand pour «retenir» l’évolution sous-atomique. C’est lorsqu’il y a eu des repères non galiléens qu’on a commencé à comprendre ce qu’étaient les repères galiléens.


Un psychologisme de variation


La critique par Bachelard du psychologisme dans les sciences, sa psychanalyse de la connaissance objective n’impliquent nullement une dévalorisation de la psychologie et du psychisme humain. Les sciences nous apprennent une valorisation dynamique de notre psychisme. Si les philosophies ont trop souvent la prétention d’imposer un surmoi à la culture scientifique, les sciences, au contraire, par la neutralisation des deux censures du rationalisme et de l’expérience, contribuent à renforcer le moi, en le protégeant contre sa confiance naturelle dans les convictions subjectives immédiates et dans l’identité qu’il pose de l’objectivité et de l’objet: pour parvenir à l’objectivité, il faut d’abord se détourner du monde d’objets.
En privilégiant des valeurs de cohérence, les sciences ne combattent pas les inclinations du psychisme, elles les font accéder à une émergence  qui, à son tour, possède la force d’entraînement d’une réorganisation; cette réorganisation, cette refondation constituent, ou plutôt instituent, l’information rationaliste.

D’une part, c’est un rationalisme qui s’enseigne: il suppose toujours l’action d’un esprit sur un autre, et, par rétroaction, sur lui-même. D’autre part, la conscience de rationalité nous semble être inséparable, pour Bachelard, d’un psychologisme de variation qu’il faut pourtant surmonter pour atteindre l’efficacité rationnelle. Ce psychologisme est composé à la fois d’une pluralité de points de vue, de la position d’un «tu» en face d’un moi, position qui constitue un «nous pensons dans la mesure où nous nous contrôlons mutuellement» – l’union des intelligences – et d’un avenir de pensée qui soit non un avoir ni une assurance, mais une aventure et un risque. «Le sujet rationaliste s’institue dans cette sûreté  d’un enseignement possible qui doit obligatoirement entraîner un autrui rationaliste» (« Rationalisme et co-rationalisme », in Le Rationalisme appliqué , chap. III). La seule utilisation par Bachelard du mot «sujet» accolé à celui de «rationaliste» est un indice supplémentaire de l’absence d’opposition radicale qui existerait entre la science et la psychologie: la première plonge ses racines dans la seconde, mais, du même coup, celle-ci en est transformée: de descendante, elle devient ascendante.

La psychologie des règles qui est au soubassement de l’axe normatif de la science doit intégrer la psychologie des obstacles pour être capable de s’en distancer; le rationalisme polémique doit certes toujours agir contre une action psychologique constante et contre des erreurs et déviations insidieuses: la notion d’obstacle épistémologique  a été créée par Bachelard pour caractériser cette action et ces convictions subjectives; mais elle est de celles qui caractérisent un rationalisme au travail, non de celles qui constituent un obstacle au rationalisme.

Loin de constituer la pierre de touche qui sépare irréversiblement le domaine de la science de celui de l’opinion, l’obstacle épistémologique relierait plutôt l’énergie de l’esprit et son activité scientifique, en ne séparant pas celle-ci de l’effort que l’esprit doit accomplir pour se convertir à ce qui est le contraire de ses convictions.

Une autre démonstration en est fournie par ce que Bachelard appelle un «philosophisme»; il le définit comme une sorte de cristallisation dans l’esprit de variations philosophiques sur un même thème; c’est, pour lui, une étape entre la réduction  du psychologisme (qui n’est pas une suppression) et l’institution du rationalisme. Une illustration de ce philosophisme est apportée par un commentaire auquel Bachelard se livre d’un exemple du mathématicien Ferdinand Gonseth. Celui-ci demandait aux étudiants de l’École polytechnique de Zurich de répondre aux deux questions: Qu’est-ce qu’une droite? Qu’est-ce qu’un axiome? La variété des réponses obtenues à des questions portant sur des notions universellement considérées comme simples traduit des valeurs gnoséologiques, philosophiques ou morales qui affleurent dans les conditions d’émergence d’une notion scientifique.

Une dernière démonstration de ces interrelations entre la psychologie et la science, interrelations qui définissent une originalité de ce rationalisme, se trouve dans ce que Bachelard appelle la question de la rapidité  du savoir. Cette question n’a pas de sens si le psychologisme est écarté: «La raison est une allure» («L’Identité continuée», in Le Rationalisme appliqué , chap. V). La vitesse de la pensée doit s’ajouter à la mise en ordre cartésienne pour distinguer une pensée d’une repensée, d’une obligation à penser; un esprit qui séjourne n’est pas identique à un esprit qui enchaîne en entraînant et entraîne en enchaînant. Le dynamisme que donne la conscience de sa finalité détermine une sorte d’hormologie  de la pensée (du grec hormô : «je mets en mouvement»). Cette ligne d’emprise est celle de l’application  d’un esprit sur un autre.

Une psychologie du nouvel esprit scientifique


Ce rationalisme est un interrationalisme, un rationalisme psychologiquement vérifié, donc institué. Il faut apprendre à y repérer et reconnaître des lignes de doublets qui s’activent à tous les niveaux de la culture scientifique: le doublet psychologico-transcendantal ou psychologico-normatif fonde une culture scientifique (ce qui intéresse Bachelard, c’est moins la science que la culture qu’elle permet et valorise) où la science soit dans son mouvement un jugement sur la science. Cette division de la conscience de rationalité propre à la science engendre une double instance de contrôle et de surveillance. Elle dégage la raison de ses convictions intimes et l’engage dans un travail d’induction et de synthèse qui transforme, pourrions-nous dire, le psychisme de conviction en psychisme d’intention. L’intention est une direction d’avenir, un appel de nouveauté. Une psychologie de la culture scientifique est bien différente du psychologisme et de la psychanalyse classiques. Ce que Bachelard récuse, c’est le poids du passé, l’inertie et l’absence de valorisation qui y sont présents, mais non le psychologisme et la psychanalyse dans leur fonction. Il se déplace constamment le long d’une frontière où psychologie et science échangent des valeurs de culture au lieu de se rejeter des valeurs, ou des invectives, de contre-culture.

Bachelard est psychologue, mais de l’esprit scientifique; cela change le sens du mot «psychologie»: il signifie non plus la description du fonctionnement réel de l’esprit, mais la désignation d’un lieu où le secret et la solitude deviennent une détermination de l’être pensant: «On ne peut penser librement que si l’on a la faculté de cacher absolument sa pensée» («La Surveillance intellectuelle de soi», in Le Rationalisme appliqué , chap. IV). La curieuse association du larvatus prodeo  et de la sociabilité de la science – la cité des travailleurs de la preuve – confère à ce rationalisme une allure singulière: enraciné et engagé, mais non l’un sans l’autre.

Le non-psychologisme fondamental de la science à la fois déborde le psychologisme et a besoin de la psychologie comme d’un ensemble de rites secrets, de préparatifs pour qu’une conversion qui rende possible l’émergence d’un nouvel esprit soit elle-même possible.

Pour une raison en tension de rationalisation, les ancrages importent moins que les virages, les ex-stances que les substances (elles sont la preuve que la matière est non inerte, mais dialectiquement active, que le réel est une réalisation dans une multiplicité de plans d’états possibles). Les ancrages sont d’ordre aussi bien affectif qu’intellectuel: les convictions, les préjugés, les principes généraux constituent autant de crampes pour un esprit actif, qu’ils bloquent.
Mais la rationalité tire son fonds du psychisme, dans lequel elle s’enracine, et, à l’inverse, il existe une action psychologique de la rationalité dont celle-ci tire une assurance et une «surveillance de surveillance». Les dernières lignes du chapitre IV du Rationalisme appliqué  démontrent qu’au niveau le plus élevé de la surveillance de soi, au moment de l’émergence d’un être pensant qui s’étonne de penser, les fonctions de la poésie et de la science convergent dans une démarche anagogique: elles abordent à une «doctrine des naissances». Connaître, c’est se réengendrer en se régénérant; connaître est une différentielle d’exister. Le rationalisme est une axiomatique des naissances imprévisibles.

Loin de fonder un dualisme, la raison qui prend la raison pour objet donne à la poésie des gages d’exactitude et à la science des allures de poésie. Il ne s’agit ni d’une césure ni d’une soudure; il s’agit plutôt d’une naissance simultanée. Dans la poésie, la science cherche des motifs de dépassement, de transcendance. Dans la science, la poésie cherche des signes de connaissance et d’assurance.

La science offre à la psychologie de la science des raisons de se demander si les règles de la raison ne sont pas des censures à enfreindre tout aussitôt, la science, comme travail normatif, réfute ces raisons et ne peut avancer que si elle ne se le demande pas. Inversement, la psychologie de la science offre à la science une profondeur d’intériorité, un enracinement, des motifs d’«orthopsychisme», c’est-à-dire de rectitude d’esprit, à la fois morale et mathématique. Elle lui permet de transformer ses résultats (énoncés séparés et «secs») en conclusions (réponses à des questions que l’esprit se pose à lui-même).
Bachelard, en décrivant les vecteurs rationnels de la science, construit, ou plutôt instruit, la philosophie de la philosophie implicite de la science qui elle-même énonce la philosophie implicite du «réel». Les phénomènes scientifiques sont rarement directement signifiants, et la réalité est au terme d’une réalisation.

Puisque le réel scientifique est un produit d’une véritable déréalisation qui le réalise en le détachant de toutes sortes de spécification matérielle, la philosophie qui le vise doit d’abord procéder à une «déphilosophication», à une désubstantialisation et à une désystématisation de sa pensée, en se détachant des idées générales, des abstractions simplificatrices et des concepts grossièrement unificateurs.


©Encyclopaedia Universalis 1998