Textes

Gaston BACHELARD (1884-1962)

 

L’activité rationaliste de la physique contemporaine,
p. 212-218

bachelardSi l’on développait dans tous leurs détails, les pensées qui trouvent leur résumé dans le déterminisme philosophique on reculerait devant d’incroyables affirmations et finalement on n’oserait plus assumer le caractère monstrueux de l’hypothèse du déterminisme universel. Mais si l’on veut prendre des exemples précis, on donne l’impression s’être impoli à l’égard des métaphysiciens; il faudrait en effet leur demander: «croyez-vous sincèrement que la ruade d’un cheval dans la campagne française dérange le vol d’un papillon dans les Iles de la Sonde?» Et l’on trouverait des philosophes entêtés pour dire oui en ajoutant que, sans doute, l’effet de la cause lointaine ne peut être perçu mais qu’il existe. Ils pensent ainsi philosophiquement, bien qu’ils observent comme tout le monde, tout autre chose.

(…) Si l’esprit humain faisait vraiment tous ses efforts pour déterminer tous les mouvements des plus petites portions de tout l’univers, il arriverait à une sorte de déterminisme de l’insignifiant. Perdu dans un mécanisme de phénomènes ainsi pulvérisés, l’esprit, n’accéderait pas aux diverses significations de la phénoménologie.

(…)Il y a un fait sur lequel on n’attire pas assez l’attention: c’est que toutes les preuves du déterminisme vont d’un phénomène formé à un autre phénomène formé. Loin de dissoudre la causalité des phénomènes dans une poussière de liaisons causales, on affirme les rapports de cause à effet entre deux aspects nettement distingués du processus d’évolution. Toute phénoménologie causale est nécessairement discontinue; car on ne parle d’un effet qui suit une cause que pour un effet qui diffère de la cause. Et cette différence est un changement d’ordre d’existence des phénomènes, souvent un passage d’une phénoménologie d’un sens sensible à une phénoménologie d’un autre sens. La chaleur (sensation thermique) dilate les corps (sensation visuelle). C’est dans cette discontinuité phénoménologique que l’idée de cause prend son caractère élémentaire et net.

(…) Cette détermination d’une évolution de type à type n’a rien de métaphysique. Elle ramène au contraire la métaphysique du déterminisme illimité au réalisme des preuves qui doivent être données; Tout ce qui nous garantit expérimentalement de la validité d’une liaison déterminée se fait entre deux phénomènes définis, entre deux phénomènes reconnaissables. Il faut même que les deux phénomènes liés aient une certaine résistance à la déformation, une cohérence de leurs variables essentielles.
(…) Ce texte si souvent invoqué dans les discussions philosophiques, nous paraît porter le signe d’un idéalisme intempérant.
En fait la pensée philosophique, comme la pensée scientifique, ne peut s’intéresser qu’à des phénomènes structurés, qu’à des systèmes qui, par une suite d’approximations bien conduites, peuvent être définis dans un isolement.

En somme, tout déterminisme est partiel, particulier, régional. Il est saisi à un point de vue spécial, dans un ordre de grandeur désigné, dans des limites explicitement ou tacitement fixées.

Inversement tout ce que nous étudions avec un soin scientifique est déterminé, est affecté d’un déterminisme déterminé. Même le principe d’indétermination d’Heisenberg reçoit une juridiction déterminée: il représente un secteur spécial du déterminisme avec des expressions et des lois algébriques rigoureuses. Dans cette région du déterminisme, l’indétermination est codifiée et un champ de prévision est ouvert en ce qui concerne l’affleurement dans les phénomènes réellement observables.

Mais quand on a ainsi compris que la pensée scientifique pose le déterminisme dans toutes les régions de ses études, il ne s’ensuit pas que, selon la formule philosophique, tout soit déterminé.