Textes

Gaston BACHELARD (1884-1962)

 

Le Rationalisme appliqué,
Paris, Ed. P.U.F, 1949, pp 52

BachelardAffirmé dogmatiquement par un empirisme qui s'enferre dans sa constatation, un fait s'inféode à des types de compréhension sans rapport avec la science actuelle. D'où des erreurs que la cité scientifique n'a pas de peine à juger. Qui a compris, par exemple, la théorie scientifique du point de rosée a conscience d'apporter une preuve définitive qui clôt une ancienne controverse. La technique d'un hygromètre comme ceux de Daniell ou de Regnault — pour ne citer que des appareils connus au milieu du XIXe siècle — donne une garantie d'objectivité moins facile à obtenir d'une simple observation « naturelle ». Une fois qu'on a reçu cette leçon d'objectivité, on ne peut guère commettre l'erreur d'un Renan qui croit pouvoir rectifier le sens commun en ces termes : « Le vulgaire aussi se figure que la rosée tombe du ciel et croit à peine le savant qui l'assure qu'elle sort des plantes. »


Les deux affirmations sont également fausses ; elles portent toutes deux la marque d'un empirisme sans organisation de lois. Si la rosée tombait du ciel ou si elle sortait des plantes, elle ne susciterait qu'une bien courte problématique. Le phénomène de la rosée est rationalisé par la loi fondamentale de l'hygrométrie liant la tension de vapeur à la température. Appuyé sur la rationalité d'une telle loi, on peut, sans contestation possible, résoudre le problème de la rosée . (...) Ainsi les faits s'enchaînent d'autant plus solidement qu'ils sont impliqués dans un réseau de raisons. C'est par l'enchaînement, conçu rationnellement, que les faits hétéroclites reçoivent leur statut de faits scientifiques.
Que la Terre tourne, c'est donc là une idée avant d'être un fait. Ce fait n'a primitivement aucun trait empirique. Il faut le mettre à sa place dans un domaine rationnel d'idées pour oser l'affirmer. Il faut le comprendre pour l'appréhender. Si Foucault cherche, avec le pendule du Panthéon, une preuve terrestre de ce fait astronomique, c'est parce qu'un long préambule de pensées scientifiques lui a donné l'idée de cette expérience. Et quand Poincaré dit que sur une terre couverte de nuages cachant les étoiles, les hommes auraient pu découvrir la rotation de la Terre par l'expérience de Foucault, il ne fait que donner un exemple de rationalisme récurrent répondant à la formule : on aurait pu, on aurait dû prévoir, ce qui revient à définir la pensée rationnelle comme une prescience.

 

La psychanalyse du feu,
Introduction.

Il suffit que nous parlions d'un objet pour nous croire objectifs. Mais par notre premier choix, l'objet nous désigne plus que nous le désignons et ce que nous croyons nos pensées fondamentales sur le monde, ne sont que des confidences sur la jeunesse de notre esprit. Parfois nous nous émerveillons devant un objet élu ; nous accumulons les hypothèses et les rêveries ; nous formons ainsi des convictions qui ont l'apparence d'un savoir. Mais la source initiale est impure : l'évidence première n'est pas une vérité fondamentale. En fait, l'objectivité scientifique n'est possible que si on a d'abord rompu avec l'objet immédiat, si on a refusé la séduction du premier choix, si l'on a arrêté et contredit les pensées qui naissent de la première observation. Toute objectivité, dûment vérifiée, dément le premier contact avec l'objet. Elle doit d'abord tout critiquer : la sensation, le sens commun, la pratique même la plus constante, l'étymologie, enfin, car le verbe, qui est fait pour chanter et séduire, rencontre rarement la pensée. Loin de s'émerveiller, la pensée objective doit ironiser. Sans cette vigilance malveillante, nous ne prendrons jamais une attitude objective.