Gaston BACHELARD (1884-1962)
La formation de l'esprit scientifique,
Paris, Ed. Vrin, 1970,
Les
philosophes aiment à donner comme exemple de loi physique, la loi
universelle de la chute des corps: tous les corps tombent. Mais ils
explicitent rarement la contradiction qui donne vie à cette loi. Oui, tous
les corps tombent, même ceux qui ne tombent pas. Le vol est une chute niée.
La feuille morte qui descend en une capricieuse spirale vers le sol tombe
verticalement. Si les souffles de l’air d’automne troublent apparemment la
verticalité de la chute, ils sont comptés pour accidents par la pensée
rationnelle qui a découvert la loi profonde de la chute droite malgré les
apparences de chute oblique. La rationalité de la loi de chute, pourvue
d’une algèbre simple, est inscrite dans les mouvements de tous les corps à
la surface de la terre. Il faut convertir l’immense variété de la
phénoménologie de la chute des corps en l’absolue universalité de la
nouménologie du mouvement de la chute des graves. Et ainsi le verbe tomber
passe du langage empirique au langage rationnel; la chute, dès qu’on a
réduit les aspects immédiats, les aspects phénoménaux, reçoit son noumène.
Elle peut donner lieu à des problèmes rationnels, à des problèmes
mathématiques.
Ainsi la science n’est pas le pléonasme de l’expérience. Ses concepts ne sont nullement les concepts d’un empirisme par principe attaché aux objets séparés présentés par la perception. Nous aurons à revenir, pour les caractériser philosophiquement, sur les interconcepts qui forment la contexture d’une science particulière. Pour l’instant, il suffit de noter le travail d’extension des notions en dessous des apparences immédiates, par l’action d’une essentielle réflexion qui critique sans cesse les données premières. En somme, l’empirisme commence par l’enregistrement des faits évidents, la science dénonce cette évidence pour découvrir les lois cachées. Il n’y a de science que de ce qui caché.