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Caduc le roman ? vraiment ?

Cette note datée de 1964 de Claude Mauriac (le Temps immobile I, p 135-6) sur la fin du roman - genre trop étroit et usé - où se trouve aussi une référence à R Barthes.

Vieille rengaine, très en vogue dans les années soixante-dix et il n'est pas tout-à-fait faux que les Fragments d'un discours amoureux s'en voulurent un témoignage définitif.

Gêné toujours par ce type de propos qui semble pertinent à première vue : le roman a une date de naissance, pourquoi ne connaîtrait-il pas de disparition ? Mais quoi ? le roman serait-il comme une sorte de catégorie universelle, existant per se, indépendamment de ses ponctuelles et si fragmentaires hypostases ou, pire encore, ombres vulgairement projetées sur la paroi de la caverne ? Non, décidément, il ne saurait être de définition de la chose ailleurs que dans l'esprit taxinomique de quelque chercheur ivre de renommée : le roman s'invente et se défait, à chaque tentative, à chaque page de chaque écrivant qui, au reste, rêve moins de célébrité que de toute petite émotion incrustée dans les mots ; moins de réussite que de paysage intérieur subtilement exhibé sans même qu'on s'en rende compte.

Ce n'est point ici question de forme qui d'ailleurs ne saurait se distinguer du fond : l'œuvre commence précisément au moment où ce qui cherche à s'exprimer s'arroge la forme qu'il juge appropriée, trouvée telle quelle, inventée ou adaptée pour l'occasion. Nous sommes les enfants de notre époque et portons avec nous ce qu'elle vante, valorise ou invente. Nous serions inaudibles si nous étions totalement intempestifs, ennuyeux à mourir de nous y cantonner.

Pour autant je ne connais qu'auteurs ayant musique à faire entendre et public prenant intérêt et plaisir à l'entendre et ne veux rien connaître d'autre. Que m'importe si Yourcenar, sa vie durant, peaufina le même livre dans un style outrageusement classique. Elle me parle et c'est ici l'essentiel. Que m'importent ces auteurs plus récents qui me lassent : ceci vient assurément plus de moi que d'eux.

Toute mon existence j'aurai pourtant oscillé entre la terre de la philosophie et des lettres. J'aurais aimé trouvé langue qui fît que dans nos artères le sang battît plus vite (Borgès) qui au moins ratiocine plus légèrement.

Pourquoi, alors que j'en aurai incroyablement rêvé, ne parvins-je jamais à composer un roman ? J'aspirais pourtant à une langue moins aride, que la philosophie ne me permettait pas sans d'ailleurs que je voulusse jamais la quitter. Chaque début de chacune de mes tentatives en fut tout à la fois prometteur et raté ; mon écriture n'était pourtant pas inexistante même si, assurément, elle attendait d'être plus vermoulue encore, et que je m'astreigne encore et toujours de l'épurer … Ah ces fioritures, ces afféteries superflues ! Elle devait bien pouvoir demain être mieux ajustée, rien ne s'y opposait.

Je ne dépasserai jamais la page 43, en nulle de mes tentatives. Les personnages une fois mis en scène, le décor planté, le contexte suggéré, qui formaient, combinés, des prémices engageantes, resteraient pourtant comme en suspens : je ne sus jamais qu'en faire. Comment poursuivre. Ne me manquait certes pas ce que je voulais transmettre mais seulement - du moins me complus-je à y croire - comment procéder. Je n'avais pas même d'histoire ou d'anecdote qui habillât mon propos. J'en vins même à me demander si le secret de l'écriture n'était pas simplement de n'avoir rien à dire, en tout cas rien à démontrer dont l'histoire racontée ne serait que la preuve déguisée.

Comme tout handicapé, je cherchais subterfuge en imaginant voie étroite entre philosophie, que je ne voulais pas abandonner, et lettres à quoi j'aspirais. J'y aurai perdu quelques années et même si je la soupçonne encore d'exister, je finis par la croire obstruée - au moins pour moi.

On ne fera pas que le roman n'eût date de naissance et assurément date de mort - quelque part entre Proust et Céline. Le roman n'a jamais résumé à lui seul la littérature. Curieux destin que d'ainsi s'épuiser entre la coquetterie d'un snob et la haine chevillée à l'âme d'un frustré médiocre et cauteleux.

Mauriac ne se trompe pas totalement en séparant l'histoire à la Balzac et l'étude de caractère à la B Constant mais où est, où fut la voie entre les deux, que crurent emprunter tour à tour Proust, Céline, puis le Nouveau Roman - pas si nouveau d'ailleurs sinon dans l'imagination des éditeurs en quête de publicité.

Je n'aime pas poser la question ainsi, à l'instar de n'importe quel projet concocté par quelque manager sûr de sa technicité chaleureuse comme un hymne funèbre, mais valeur et portée d'une écriture dépendent aussi de l'intention initiale, pour peu qu'il en soit toujours une, ce que je crois, même confusément esquissée. A-t-on quelque chose à dire ? Quelque chose à transmettre ? à produire ? Un message ? une théorie ? un regard sur le monde ? un cri d'effroi ? un soupir ? une sensibilité, une présence ? Rien sinon le plaisir à offrir à un lecteur ? rien sinon la certitude que sa propre existence tienne à un fil, en ses lignes écrites ?

On aura toujours tort de réduire l'art à la technique à quoi pourtant il emprunte plus d'un trait. J'imagine qu'on aura toujours avantage à lui conserver quelque mystère. C'est par lui qu'auteur et lecteurs conspirent ensemble au sens … à la vie du sens.

Peut-être, ici aussi, n'est-il affaire que de vases qui se brisent … et de réparation du monde

M'en voudra-t-on si j'avoue me sentir plus à l'aise chez une Yourcenar et plus intimement chez moi dans les textes si peu connus d'E Wiechert ? M'en voudra-t-on si j'avoue à maintes reprises avoir vu des romans me tomber des mains et connaître des périodes où je suis plus à l'aise dans les arides développements des philosophes ou dans les commentaires byzantins de tel ou tel théologien que dans ces récits, plus modernes qui se veulent romanesques ?

M'en voudra-t-on si j'avoue être plus sensible au Mauriac des Mémoires Intérieurs ou, surtout, du Bloc-Notes que dans ses récits de chrétien à la culpabilité apprêtée ?

Je ne crois qu'aux textes qui vous augmentent, d'où l'on ressort moins sale, moins vain, moins bavard de s'être ne serait-ce que quelques instants abreuvés aux pulsions irrésistibles de l'œuvre qui s'éploie.

Le reste a si peu d'importance.