Textes

M Serres Rome
Introduction
Grandeur des Romains : la fable des termites

 

Ensemencement : les sites de géographie ne sont pas soumis à des raisons simples. Iles, ports ou anses, détroits, profil des côtes, plaines, vallées, relief sont distribués sans ordre apparent. Capricieuse est la rive de la mer Méditerranée, nul ne saurait en prédire les retraits.

Les villes antiques sont ensemencées sporadiquement sur ladite côte, Tyr, Ephèse, Agrigente, Pergame, Alexandrie, non loin de la côte, Troie ou Sparte, dans une bande longue et peu large, selon les circonstances de la géographie. Je me donne au départ l'ensemencement des villes antiques, dans l'espace et, pour le moment, hors le temps. Je suppose que j'ignore en ce moment ce qu'il en est du temps. L'Antiquité fait voir un ensemble de cités assez dense devant la mer, en désordre comme les Sporades en mer, plus rare quand on s'éloigne de la mer. Villes hittites ou sémites, villes étrusques ou ioniennes, sicules, grecques, massiliotes. La cité antique fut longtemps un concept, elle fut un type et même un idéal, il est temps de la voir simplement comme ensemble.

Considérons une colonie de termites, dont le mouvement, apparemment brownien, maintenant, va paraître, longtemps après, ordonné à la construction d'une termitière. Celle-ci est une oeuvre géante par rapport à la dimension des individus, elle est une oeuvre assez régulière par rapport au désordre de leur va-et-vient.

Chaque termite, ou à peu près, se trouve porteur d'une boule de glaise, disons. Il ne l'apporte pas quelque part, il la pose, dans l'espace considéré. L'espace dit n'est que l'ensemble des boules posées. Les termites se retirent et reviennent à la carrière. Les boules posées là sont distribuées sporadiquement. Elles forment un ensemencement.

Les villes antiques sont ainsi ensemencées dans ou par la géographie.

Leur ensemble est une multiplicité non étalonnée. Chaque ville est très différente, et nous savons mal où s'arrête cet ensemble. Du côté des Parthes, des Germains, de la Mauritanie, de la Dacie ? Qu'importe.

Il arrive, il peut arriver, par quelle circonstance, je ne sais, que deux termites aient posé leur boule de glaise dans le même voisinage, peut-être sur le même lieu. Cela fait un effet, on dirait une boule deux fois plus haute, plus grosse. Il peut même arriver, plus rarement encore, la même circonstance à trois termites, à quatre.

Les termites sont partis et reviennent chargés d'une nouvelle boule de glaise. Ils ne l'apportent pas quelque part, ils la posent. Ils vont la poser, de préférence, sur la première boule plus haute, plus grosse. L'effet de celle-ci est d'attraction.

Le rêve de notre raison est de réconcilier Démocrite et Newton. De tisser ensemble l'ensemencement stochastique et la loi d'harmonie, le hasard noir et la nécessité claire, l'ordre et la dissémination.

La deuxième vague de termites pose la boule n'importe où, mais un nombre assez raisonnable forme de doubles boules, des triples et, parfois, des quadruples. L'ensemble est désormais fait de monades, mais apparaissent un sous-ensemble de dyades, un sous-ensemble aussi, encore moins puissant, de triades, et ainsi de suite.

Les vagues de termites ne cessent pas. Ils vont quérir des boules et reviennent les déposer. La densité de glaise croît dans cette étendue, croît aussi la probabilité d'apparition des doubles, triples, quadruples boules. Les amas croissent d'autant plus qu'ils sont déjà volumineux : effet d'attraction. Il se forme, à mesure des vagues d'apport, des grands centres, comme des pôles, il se forme des sous-centres, toute une constellation de boules naines, de moyennes, de supergéantes.

Le modèle, je le répète, est démocritéen, il se forme par ensemble et par éléments, chaque individu, termite porteur ou boule roulée, paraît suivre son propre caprice, est soumis aux chocs, aux rencontres, et par rapport à l'oeuvre globale de la termitière, il semble fluctuer au hasard. Mouvement brownien du local dans un monde soumis à quelque forte loi globale. Mais le modèle, encore, est quasi newtonien, puisqu'une boule forte paraît attirer les porteurs, et qu'elle a plus de chances de croître qu'une boule plus exiguë. Le modèle, au total, est un nuage, au sens que j'ai donné jadis à ce mot, mais ce nuage ensemencé dans un espace a tendance à s'organiser sous la poussée de ladite loi newtonienne. Comme une mayonnaise qui prend.

Il peut donc arriver qu'une boule géante attire à un moment un ensemble de boules déjà grosses et qu'au total, ce puits aspire d'un coup tous les travailleurs : la termitière, alors, commence.

Je suis sûr que çà et là, autour, quelques individus continuent, toujours, de déposer des boules au sol, pendant que s'élève la tour de Babel. Ces termites- là sont les gardiens du possible. Ils sèment du temps d'attente pendant que le cristal, à côté, solidifie les lois et le répétitif.

Les villes antiques sont disséminées, non étalonnées, sur les bords de la mer Méditerranée. Une seule loi, elles s'entrebattent. Une seule loi d'ordre, la haine. Une seule règle d'attraction, la tuerie. Destruction, absorption. Rome rase Albe, elle amène toute une population dans ses murs. Elle sait aussi passer au fil de l'épée la totalité des vaincus. La géographie donne l'ensemencement, c'est la donne démocritéenne, le nuage qui ne cesse pas, qui n'a jamais, peut-être, commencé, qui, je dois l'espérer, ne cessera jamais ; il n'est besoin, deuxièmement, que d'une loi, cette loi sans origine, la haine qui ne cesse pas, toujours là, inoubliable, peut-être, hélas, inéradicable. Rome, donc, détruit Albe et s'accroît.

Une boule s'élargit, cela se nommait guerre ou conquête, tuerie simple, boucherie collective, sanctionnées, sanctifiées par les textes de l'histoire, la boule absorbe sa voisine, et ces grossissements fluctuent par le temps. Voici le nuage de villes petites, et le sous-nuage des villes qui fabriquent un empire, et le sous-nuage encore des grandes confédérations, à vie rapide ou longue, voyez le parallèle avec ce que tantôt je nommai dyade, triade, tétrade, et ainsi comme on voudra, pentacle. L'attirance, la puissance varient avec le volume. Cette puissance est bien une capacité d'attirer, d'absorber, oui, de subsumer le multiple. La terre alors connue de nous est un ciel constellé de boules, naines, moyennes, grandes, supergéantes, dans un semis ténu de tout petits villages. Les fluctuations de ce champ font le temps de l'histoire. On dirait l'histoire du ciel.

Considérons maintenant une boule, une seule, une ville, et le lieu où elle est posée. Elle est petite, elle meurt, dévorée, Albe vient de s'éteindre, Albe disparaît dans la poussière. Une autre était étroite, elle croît, elle dure, stable, indépendante un certain temps, confédérée, satellisée, parfois, changeant de centre d'où vient la violence, elle est morte, un jour, moyenne. Véies a disparu, avec sa langue et sa culture inimitables, !'Etrurie entière s'effondre. On a vu cent mille villes petites, on a vu mille villes de taille médiocre, à chaque fois distribuées de manière différente et instable, il y en a cent maintenant, pendant que les mille autres s'efforcent de durer, cent qui croissent vers la puissance, rien ne paraît les arrêter, elles répandent leur violence sur une partie de l'espace accessible, et rencontrent assez vite leur équivalente, face à face. Continue le jeu de l'hégémonie.

Vous voyez se former comme une cascade assez irrégulière de seuils assez labiles, comme une échelle molle de sous-ensembles flous. La rondeur mal définie, variable, de la boule-ville garantit son attraction sur un espace assez indécis, épousant aussi les contraintes du lieu, du climat, du relief, étendue singulière pour chacun des sites, jusqu'aux arêtes du réseau de l'entr'empêchement. Il se peut que les échanges passent aussi sur le réseau. Ils ne changent pas grand-chose à l'affaire, car ils définissent très vite un type analogue d'entr'empêchement. L'état du réseau fluctuant paraît complexe, il est cependant sous loi simple, invariante, par quelques avatars, l'économie est la continuation de la guerre par d'autres moyens. Dans le réseau global ou la distribution de l'ensemble des villes, on peut lire successivement les sous-réseaux des grandes et des supergéantes, etc. Au bout de la cascade ou de la série des seuils de grandeur, on peut concevoir un seuil unique, décisif celui-là, au-delà duquel il n'y a plus, dans le réseau, d'entr'empêchement pour qui le franchit. La boule a pris trop de rondeur pour qu'elle puisse rencontrer, dans l'espace de jeu, un seul volume qui l'empêche. La boule latine absorbe la Grèce et ne rencontre plus que l'immense puissance africaine. Il faut alors détruire Carthage. Celle-ci réduite en poudre, tout bascule, et la termitière est fondée. Elle n'aura plus affaire qu'aux marches de l'espace de jeu, Parthes, Celtes, Barbares, Huns, Turcs, Goths et les autres. Rien ne résiste plus à l'attraction de son volume. La boule est devenue ce en comparaison de quoi nulle boule n'a de poids.

Si le temps peut être très long d'un état petit à un état quasi aussi petit, si long qu'il paraît définir un état d'équilibre, il peut être évidemment bref, foudroyant, passé ledit seuil de grandeur, il peut être quasi nul de l'état géant à l'occupation exclusive de l'étendue considérée. Soudain, inattendue, la termitière est là, tout le monde y travaille. Quasi imprévisible, oui, puisque l'espace était saturé de bruits, de mouvements browniens singuliers très désordonnés, en tout cas non coordonnés. Ni prédictible à partir de l'état initial, ni lisible complètement par le mouvement rétrograde du vrai. Brusquement, comme par miracle, la forme émerge de l'informe, elle monte vite, maintenant, simple, totale, elle a tout recruté. D'un coup, l'empire de Rome se fonde. D'un coup: dans le temps presque nul où tout bascule après le seuil. D'un coup : ce temps n'est pas tout à fait assez long pour que l'observateur, comme ébloui par ce qui lui paraît miracle, ait bien saisi la prise en masse de la dissémination d'origine. On dirait Aphrodite debout, née des vagues. Le mythe en dit toujours un peu plus long, du bon côté de la raison: Vénus première était assez exacte.

Nous n'avons eu besoin, pour comprendre la formation de la Rome maîtresse du monde, que des circonstances, somme toute naturelles, dites géographiques : le bord de notre mer et son occupation en cités disséminées. Une multiplicité non étalonnée, un nuage. Plus la règle martiale de haine, loi simple et monotone, à travail trivial. J'admets que cette règle peut prendre d'autres apparences, comme celle des échanges, il faudra y penser. Nous n'avons eu d'autres besoins que ceux de la distribution démocritéenne et d'un ordre dit rationnel. Nous n'avons eu d'autre besoin que celui de leur mélange. Apparaît une autre raison, ancienne et nouvelle. La raison n'est pas une loi qui s'impose à un illégal, elle n'est pas un ordre à qui le désordre doit être soumis, cette raison-là est la haine pure. Son vrai nom est la haine et son ultime production est le dieu monstrueux, éclatant, de la haine. Raison pure, haine pure. Voici le travail commun à l'unité de redondance et à la multiplicité non étalonnée. J'ai dit, dans Genèse, que leur première rencontre produisait le temps. La raison est dans cette rencontre et dans ce travail, et l'unité peut se noyer dans le nuage, comme le multiple risque de se raidir dans la répétition. La raison que j'invoque, ancienne et nouvelle, est donc triple : elle est harmonie, elle est bruit, elle est leur amalgame, leur alliance, leur fusion moirée, leur croisement ou métissage, leur tempérament musical. Un certain rationalisme de jadis jouissait d'éliminer, de filtrer le multiple et la confusion, il tenait un peu moins d'un tiers de ce qu'il appelait la vérité.

La croissance multiple, folle, et la formation de la forme au-dessus de ce buissonnement nombreux sont décrites formellement dans la chaîne de Genèse. Il ne s'agit ici que d'une application.

Voyez mille algues molles au fond de l'eau. Quelques-unes croissent vite et meurent aussitôt, dès l'enfance de ]eur temps. D'autres montent à l'adolescence, pendant qu'encore d'autres croissent et meurent enfants. Les grandes meurent jeunes, aussi. Et tout à coup l'une d'elles, parfois, croît brusquement, follement, et recrute tout. L'essentiel me paraît que dure la diaspora ou la distribution tout autour de la tour qui recrute. L'essentiel me paraît que la tour soit découronnée, que la termitière perde.

Le texte qui suit est, sauf exceptions, une lecture continue et libre du premier livre de Tite-Live. Quelques références sont posées, en cas de besoin, au bas de la page, sans appel de note, de peur d'enlaidir la suite des mots par des chiffres.