Elysées 2012

Morosité

C'est le terme qui ressort d'une récente enquête de TNS Sofres.

Disposition, habituelle ou passagère, à la tristesse, au mécontentement.
Moment, mouvement de mauvaise humeur, de tristesse.

Il n'est pas totalement anodin que ce terme, qui dérive de moeurs, désigne aussi bien la tristesse que le mécontentement ; la mauvaise humeur.

C'est ce terme qu'a choisi E Rivière pour désigner le moral des français en leur propension à craindre que les lendemains décidément ne chantassent plus.

Le pessimisme des français n'est pas chose nouvelle et, d'une certaine manière, toute la question reste de savoir si c'est ici réalisme ou sinistrose. Une enquête de Janvier 2011 menée par BVA (1) avait déjà érigé les français en champions du monde du pessimisme : c'est donc bien une constante, une donnée de fond qui vient chercher ses causes ailleurs que dans les péripéties politiciennes voire l'apex des crises financières...

Faut-il s'en étonner ?

Du progrès

Nous le savons tous, quelque chose a enrayé la machine du progrès, mais auparavant c'est l'idéologie du progrès elle-même qui s'est effondrée.

Tout le XIXe aura vécu sur cette grande espérance germée dans les Lumières : mouvement profond d'un siècle et demi voire deux, selon la manière dont on compte, la philosophie du progrès s'est assise sur un rationalisme chevillé au corps, sur les réussites incontestables des sciences assises sur la méthode cartésienne, sur son extension au domaine politique, puis social.

Il faut comprendre que l'âge classique, en proclamant le bon sens est la chose au monde la mieux partagée d'emblée aura permis le projet politique républicain même s'il est vrai qu'un Descartes s'imisca peu dans les sphères de la pensée politique. A leurs façons respectives les Rousseau, Diderot, Montesquieu ou Voltaire ne firent que prolonger l'écho lointain d'un Montaigne, Descartes ou Leibniz.

La Révolution de 89 c'est d'abord la mise en oeuvre de cette rationalisation de l'espace public, c'est en même temps le premier acte politique résolument humaniste. L'homme est au centre du projet, et c'est un homme rationnel. Le marxisme, en tant que pensée économique et philosophique, le socialisme en tant que pratique politique ne sont, de ce point de vue, que des prolongements de la pensée des Lumières, en étendant le projet démocratique à l'économique et au social quand les acteurs de 89 et même ceux de 93 le restreignirent à la sphère politique.

La rupture totalitaire

Première anicroche à ce beau tableau, la 1e guerre mondiale ; la seconde sera fatale. Bien sûr, il y eut d'emblée quelque naïveté à croire le progrès nécessaire c'est-à-dire ici inéluctable ce que même la dialectique hegelienne avait été capable d'envisager ; pour autant les avancées scientifiques et techniques étaient telles et tellement rapides qu'il y eût mauvaise grâce à ne pas voir l'avenir radieux.

Le génocide, la bombe, la succession en trente ans de deux guerres mondiales eurent raison de ce beau tableau :

- comment pouvoir encore se croire sinon civilisé au moins en processus de civilisation quand c'est au creux même de la culture qui se voyait la plus avancée que naquirent les idéologies les plus sordides, les pratiques les plus monstrueuses ?

- comment pouvoir encore faire confiance aveuglément dans ce culte de la raison moderne que fut le scientisme et la foi en l'école libératrice quand même les intellectuels les plus brillants se compromirent avec le nazisme non tant par lâcheté que par enthousiasme ? Si même connaissance, culture et expérience ne permettent pas de distinguer entre l'horreur et le souhaitable, quoi ?

- comment croire encore en la technique moderne quand c'est elle qui rendit possible le massacre universel ?

- comment croire encore en quelque projet politique quand ce fut ainsi au nom de la science et de l'homme qu'on inventa les pires systèmes concentrationnaires ?

- comment ne pas désespérer du politique quand ce fut au nom même de la libération de l'homme qu'on l'enferma le plus ?

L'illusion des trente glorieuses

Période étonnante, et, pour cela fallacieuse, que ces trente années de reconstruction où tout semblait devoir à nouveau s'améliorer, où travail, salaires, évolution technologiques, pouvoir d'achat finirent par créer une société, plus urbaine, certes, mais plus confortable ... Une société où tout à coup le sort des anciens devenait moins cruel, celui des jeunes plus prometteur, et celui des actifs devoir d'améliorer toujours.

L'Europe de 45 n'est pas seulement détruite, elle est meurtrie et idéologiquement à terre. Elle trouva miraculeusement l'énergie de tout reprendre et de se réinventer un avenir ce dont la forte natalité de cette époque porte témoignage. L'idée se fit truisme que chaque génération dût connaître un sort meilleur que la précédente - et ce fut d'ailleurs une réalité. Finis les vieux, sans retraite, miséreux ; les cohortes de chômeurs quémendant même à vil prix du travail pour seule reconnaissance de leur dignité ; finis ces jeunes incultes, ascolaires ....

Trois chocs successifs

Celui de 73, d'abord puis les autres chocs pétroliers successifs qui mirent à mal un des ressorts du développement économique : l'énergie à bas coût. Peu s'en rendirent compte alors, mais cette crise, au départ politique et diplomatique, ne faisait qu'entamer une longue période dont nous ne sommes pas sortis : celle d'une crise endémique, universelle où aucun bout de tunnel ne se laisse entrevoir. Peu le virent mais ceci marqua la fin d'une période, une rupture d'autant plus brutale qu'elle se fit vite insidieuse, lanscinante, entêtante.

Celui de 81, bien plus que celui de 89 dans la mesure où l'effondrement du bloc de l'Est ne faisait finalement que consacrer la faillite d'un système depuis longtemps désavoué. Non c'est bien, paradoxalement, la victoire de la gauche pour la première fois sous la Ve République, qui marquera un second choc en France. Pour la première fois, sous un régime qui assurait la stabilité du pouvoir et donc l'efficacité de l'action, contrairement à l'expérience du Front Populaire fragilisé par le jeu des coalitions de la IIIe, pour la première fois oui la gauche accédait au moins pour cinq années au pouvoir avec des chances rasionnables de réaliser son programme. A l'arrivée, deux mandats présidentiels ponctués de deux cohabitations, deux fois cinq ans en tout cas de gouvernements socialistes et ... la déception à la mesure de l'espérance. Est-ce à ce moment là que les français perdirent leurs illusions ... sans doute. Qu'on les considérât comme des traitres au socialisme ou comme des incapables, qu'au contraire parce qu'on les soutenait quand même, on estima qu'ils réalisèrent le moins mal possible ce qui l'était dans ce contexte de crise et de bouleversements, qu'importe, les socialistes déçurent. Ils n'avaient pas changé véritablement la société, encore moins avaient-ils changé de société, comme ils le promirent. Tout au plus peut-on avancer qu'ils accompagnèrent les mutations en gommant les aspérités d'un libéralisme sans contre-feu. De manière brouillonne, contradictoire et souvent confuse, les français auront cherché une réponse dans un fabuleux jeu de bonneteau où l'on sortit systématiquement les sortants, une réponse qui n'était pas le tous pourris, tous incapables de l'extrême-droite, mais qui n'était déjà plus celle de l'espérance. Une réponse qui n'est pas celle du désaveu du politique, tant la mobilisation de 2007 aura montré le profond intérêt pour la politique, qui est celle en réalité du désenchantement de la politique. Le politique se sera sécularisé.

Troisième choc, et non des moindres, celui de la mondialisation à la fois de l'économie et des périls. Je gage qu'il n'est pas hasardeux que ces deux processus - globalisation des échanges et prise en compte de la montée planétaire des périls environnementaux - se fissent en même temps ou presque.

Rupture idéologique préalable, la grande offensive libérale qui visa à exclure les Etats de toute ingérence économique et parvint progressivement à les affaiblir, offensive qui commença avec Reagan et Tatcher mais offensive à ce point contagieuse qu'on entendit un Mitterrand même, proclamer qu'il ne fallait pas trop d'Etat, mais offensive désormais à ce point concluante que les social-démocraties s'y seront ralliées en cassant l'indexation des salaires et des retraites, en rabottant les salaires, en laissant le champ libre au marché supposé trouver par quelque main invisible l'équilibre tant espéré. Vecteur technique de cette globalisation, Internet évidemment, qui donna d'abord l'impression que l'espace s'était rétréci - on parlait alors de village global - avant de comprendre qu'il ne s'agissait tout simplement plus du même espace. Il aura sans doute fallu cette révolution à la fois idéologique, technique et économique pour que l'on commence à comprendre que l'intrication des phénomènes sociaux et des économies était telle que le vieux rêve d'une ruade d’un cheval dans la campagne française qui dérange le vol d’un papillon dans les Iles de la Sonde sembla devenir réalité.

Mais le vieux rêve se révéla bientôt un cauchemar : sous l'air d'un marché régulant tout, on aura simplement suscité chômage, bas salaires, désindustrialisation, une toute puissance de marchés en eux-mêmes dérégulés et rétifs à tout contrôle, des états à ce points anémiés qu'ils en sortent incapables de reprendre la main et de rien imposer aux banques et aux fonds spéculatifs ; à l'arrivée un capitalisme qui n'est plus que financier et abandonne sur le bas côté les laissez pour compte non tant du développement économique comme traditionnellement, mais du marché, c'est-à-dire presque tout le monde, tous ceux qui n'appartiennent pas à ce happy few du monde de la finance.

Mais en même temps le péril écologique auquel rien, ni nos philosophies, ni nos idéologies encore moins nos projets ne nous préparaient. * Toute notre culture s'était érigée sur un rapport conflictuel avec la nature : pour la première fois la nature entrait dans l'histoire, pour la première fois notre environnement n'est plus neutre, encore moins stable ; pour la première fois il n'est plus un moyen mais risque de devenir obstacle ; pour la première fois acteur. Il aura peut-être fallu la mondialisation pour que puisse naître la conscience de notre monde, un monde finalement petit à l'écart de quoi il n'y a rien, à quoi nous ne pouvons nous soustraire.

On peut toujours mettre sur le compte de peurs millénaristes cette prise de conscience des périls ; les chaos climatiques, les mesures répétées nous annonçant un réchauffement inéluctable, sans doute irréversible qui invariablement modifiera nos conditions de vie et donc aussi nos sociétés, nos économies, tout ceci pris ensemble font que désormais la donne environnementale est entrée dans la conscience collective - et sur le mode du péril ; de la menace.

Au bilan une conjonction de chocs, d'échecs, de régression qui sonne le glas de la philosophie du progrès et de l'espérance.

Non vraiment la morosité n'est pas conjoncturelle mais au centre d'une révolution culturelle où la peur a pris le dessus sur l'espérance.

Les différentes facettes de la morosité


voir ce que nous écrivions de la nécessité d'une philosophie écologique


à quoi un éditorial de Th Legrand avait fait écho sur France Inter