Elysées 2012

Le temps du politique ... le temps de la mort

Sommaire
Question de temps Deux temps trois mouvements Détour étymologique Trois leçons
Le temps du politique Temps de la mort L'arbitre et le quinquennat  

 

Rien n'est plus habituel ni plus naturel, chez ceux qui prétendent révéler au monde quelque chose de nouveau en philosophie et dans les sciences, que de faire discrètement les louanges de leur propre système en décriant tous ceux qui ont été avancés avant eux
(Hume Traité de la nature humaine I)

C'est qu'il en va, finalement, du temps de la pensée comme de celui du politique : que de crimes, de traitrises ... comme s'il n'était d'autre manière de s'affirmer que de ruiner la réputation de ses prédécesseurs. Il n'est pas besoin de fournir gros effort pour constater la similitude entre le temps de ces deux domaines-là, comme si tout le progrès dont nous nous targons avec autant de superbe n'avait consisté qu'à glisser imperceptiblement du matériel au logiciel, ou que les meurtres initiaux dussent se reproduire inlassablement quand même ceux-ci s'appelassent désormais critique. Toute lecture qu'entreprend l'historien, le philosophe, le sociologue, visera toujours à substituer sa propre lecture à celle de ses prédécesseurs, à rejeter les autres dans le pré-scientifique, la pré-histoire et à ne le considérer, au mieux que comme une étape, ou prolégomène à un progrès dont soi, enfin, serait l'étape décisive. Ainsi fait Hegel ! Marx et tant d'autres ! Ainsi la Renaissance qui requalifie en Moyen-Age une période longue, riche, hâtivement rebaptisée en obscurantisme gris et brouillon pour mieux souligner la lumière que représenterait cette Renaissance que par ailleurs elle ne peut faire autrement que de puiser dans l'Antiquité comme si progresser n'était que choisir dans le passé d'entre les temps que l'on reproduira, d'entre les crimes que l'on perpétuera ou perpétrera.

Il ne suffit pas ici de constater que Marx aura eu raison de signaler la pensée, l'idéologie et la recherche comme elles-mêmes produits de l'histoire et donc déterminées par le socle plus profond des échanges. Il ne le suffit pas parce qu'en réalité derrière l'apparent mouvement contradictoire, sous l'incessante dialectique que chacun observe où d'aucuns virent le travail de l'histoire, et d'autres la marche générale du progrès, sous les itératives ruptures que produisent les événements et les théories - ruptures épistémologiques ici (Bachelard) révolutions politiques là - se terre la sinistre répétition de la mort, du crime initial.

Tout le XIXe fut le siècle de l'histoire, que ce soit sous la forme d'un progrès continué (Lamarck et Condorcet) ou d'une évolution discontinue (Darwin et Hegel ou Marx) ; tout le XIXe en embrassant enfin des objets évolutifs crut en fondant, qui la biologie (Cl Bernard) qui la sociologie (Comte) qui l'économie (Marx), crut pouvoir achever l'échelle encyclopédique et avoir trouvé ce faisant la loi, le principe du mouvement et résoudre l'aporie Héraclite/Parménide tellement obsédante.

Làs, en réinventant, sous d'autres formes, la théorie du mal nécessaire, le XIXe ne fit que rebaptiser la vieille loi archaïque du meurtre fondateur ; ne fit que justifier une autre vieille dichotomie entre l'apparence et la réalité. Et si, finalement, l'agitation brouillonne de la surface, de ce troisième niveau que Braudel nomme histoire traditionnelle à l'échelle de l'individu, n'était que l'apparence illusoire d'une statique entêtante, tragique : l'éternel retour du même. Ce que disent autant Serres que Girard ! L'objet blanc qui circule, celui qui permet à la multitude de se constituer en collectivité, c'est bien le corps du roi que l'on se passe de main en main, c'est bien cette répétition du meurtre initial, de ce crime que l'on cache mais dont nous serions tous, tour à tour, victimes et auteurs ? Et si, effectivement, la mimétique originaire était le moteur immobile que cherchait Aristote, nous condamnant à n'avancer qu'en ritualisant la violence première, quitte parfois à ne le même plus pouvoir. Ou que nos codes sociaux, moraux, politiques ne fussent que la ritualisation systématique d'un sacrifice qui n'aura été que le déplacement systématique, mais toujours un peu raté, du point d'application d'une violence que nous ne pouvons pas enrayer, tout au plus, mais seulement provisoirement, sublimer. Et si, l'agitation chaotique de ce temps linéaire n'était que l'apparence violente d'un temps cyclique, plus violent encore ?

Le poids le plus lourd écrivait Nietzche ; effectivement !

C'est qu'il n'y a en réalité que deux voies. Ou bien l'on adopte celle de Braudel, ou de Marx, pour constater que l'agitation de la surface n'est que la résultante de mouvements plus lents en profondeur ; ou bien l'on adopte celle de Tocqueville dans l'Ancien Régime et la Révolution pour constater que sous les ruptures, se profile en fait une indéniable continuité.

C'est qu'en réalité ces deux voies mènent au même, amènent au même point. Le travail du négatif, comme aiment à l'appeler les tenants de la dialectique, n'est jamais que l'illusion mortifère de la supposée efficacité du meurtre originaire. Nous n'avons sans doute pas encore véritablement quitté le temps des origines et l'on pourrait presque reprendre l'expression de Marx soulignant que ce ne serait qu'avec la fin du capitalisme que nous quitterions enfin le temps des préhistoires si ceci ne nous faisait cruellement ressembler à cela même que nous évoquons : la dénégation de l'ancien pour exhausser le présent.

C'est qu'en réalité la dialectique n'est peut-être elle-même qu'une illusion, fût-elle bigrement opératoire, une illusion qui nous ferait croire en le nouveau, et politiquement espérer en son possible avènement. Ce n'est en fin de compte que le temps de la mort.

Girard, utilisant Clausewitz, (1) évoque la montée aux extrêmes comme une incontournable apocalypse à quoi nous ne parviendrions pas à nous soustraire, nous condamnant à répéter sinistrement les mêmes violences de moins en moins contrôlables. La grande nouveauté demeurant que désormais ces luttes originaires ne sont plus des luttes à deux mais à trois : le monde étant de la partie, qui, lui-même est au centre du combat mortifère.

J'avoue ignorer s'il faut résister à la tentation toujours renouvelée d'une refondation : d'autres s'y sont brûlé les ailes ... il n'empêche qu'il ne saurait désormais y avoir véritablement d'histoire que pour une trajectoire qui oserait résolument quitter ce temps morbide des fondations et de leur cohorte de meurtres rituels. Les périls environnementaux me laissent à penser que nous ne pouvons plus, innocemment ou cyniquement, laisser se perpétuer un classique retour au source quand même j'ignore ce que pourrait supposer cette refondation qui ne soit pas répétition du même.

Retour au politique

Du quinquennat et de l'arbitre

On entend bien à la colère rentrée de Rémond (2) combien l'argument de la modernité pour justifier l'instauration du quinquennat aura été à la fois lâche, absurde et manipulatoire. Indéniablement, le quinquennat aura précipité le rythme de nos institutions en même temps qu'il en aura bouleversé les équilibres.

Il est vrai que le système politique tel que conçu par de Gaulle qui donne la prééminence à l'exécutif, et, en son sein, au président plutôt qu'au premier ministre, accentuait la présidentialisation du régime, sans pour autant délaisser tout à fait ce qui définit un régime parlementaire.

Il ne faudrait pas pour autant, par une illusion rétroactive qui ferait sa large place à la nostalgie, réécrire une histoire rose de la période gaullienne. Le reproche de pouvoir personnel aura toujours été présent, dès les origines (3) ; incessamment repris, à quoi de Gaulle fit toujours la même réponse. Indéniablement le parlement aura été rabaissé en son rôle ce qui n'est finalement pas étonnant puisqu'il possédait une prééminence quasi-exclusive dans les régimes antérieurs (IIIe et IVe) que la Ve cherchait précisément à rééquilibrer. Cela est si vrai que même les trois cohabitations n'auront pas pour autant revalorisé le rôle du législatif mais seulement redistribué, provisoirement, les rôles entre président et premier ministre.

Si le quinquennat a changé quelque chose c'est bien plutôt sur le rôle lui-même de la présidence. Conçu par de Gaulle à la fois comme un arbitre et un guide, le président se joue dès l'origine, d'une ambivalente position dans la mesure où il est à la fois juge et partie, où il se veut en même temps dans et au-dessus de la mêlée. La métaphore eût pu être morale ou judiciaire ; elle sera le plus souvent sportive ! Qu'importe ! Toujours est-il que le rythme précipité, adjoint à la tentation personnelle de Sarkozy, auront contribué à faire du président l'acteur principal au point d'occulter presque totalement la figure du premier ministre, dès lors moins politique que purement technique si bien que le même pourra demeurer un mandat durant sans grand inconvénient. (4)

Ce que le quinquennat bouscule c'est le temps du recul, celui de la méditation, celui de la conception d'un projet. Quoiqu'on pût toujours juger que le terme de guide utilisé par de Gaulle pour définir le rôle du président fût quelque peu hyperbolique, il faut néanmoins constater qu'il remplissait un espace que précisément les présidents du Conseil de la IIIe et IVe ne pouvaient remplir et que la figure falote des présidents ne pouvait incarner, celle de l'unité nationale, celle, symbolique, de l'incarnation de la Nation. Dans l'esprit de de Gaulle ceci était possible précisément parce que le président devait être au-dessus des partis, se dérober au régime des partis et lutter contre lui. N'oublions pas que c'est ceci le reproche essentiel qu'il adressa à ses concurrents (Mitterrand en tête) en 65 : de n'être que les candidats d'un parti et non au dessus !

C'est bien cela que le quinquennat bouscule désormais et qu'illustre parfaitement, au nom d'une posture de transparence désirant mettre un terme à une hypocrisie institutionnelle, le fait qu'à plusieurs reprises le président Sarkozy se fut présenté et sera intervenu devant l'UMP.

Rémond argue que pour remplir ce rôle de guide, de sage, le président doit pouvoir disposer d'un mandat plus long que celui des autres instances du pouvoir : il a sans doute raison. Il n'eût sans doute pas été sot, lors de la réforme, de repenser au moins la durée des mandats parlementaires (après tout sous la IIIe les législatures ne duraient que quatre ans) ce qui eût accentué la prééminence arbitrale du président et l'eût en tout cas contraint, nécessairement, à devoir affronter une élection législative à un moment ou à un autre de son mandat et donc à tenir compte autrement qu'en le soumettant du pouvoir législatif.

Rémond pointe juste là où ça fait mal : on ne peut en même temps penser et agir. Toute action se fait toujours au nom d'une représentation du monde, dès lors figée même si ce n'est que provisoirement. Je ne puis à la fois agir et douter faute de me paralyser moi-même. Le temps de la pensée est toujours une fuite hors du temps quelque chose comme un tuyau percé qui perdrait ... mais dont nous savons précisément que ce qui s'y perd ici, s'y gagnera toujours ailleurs.

Alors oui ... pour revenir à notre propos initial : ceci n'est peut-être effectivement qu'une question de temps, de ce temps qui s'invente un espace, celui d'un retrait, d'un écart. De cet écart qui permet de voir mieux parce que de loin, de n'être pas rivé et ébloui par la turbulence immédiate; De cet écart qui permet de tracer des lignes d"horizon plutôt que des lignes de front et de combat.

J'aime assez retrouver ici quelque chose de la démarche kantienne en reliant indissolublement espace et temps qui ne seraient jamais que les formes a priori de notre sensibilité - interne et externe - en soulignant combien, toujours, le temps que l'on croit perdre se gagne en espace que l'on se réserve ; que sans doute l'espace que l'on croit gagner en menant des batailles frontales toujours se paie au prix fort en temps étale de la pensée.

Les temps qui sont aux métaphores sportives disent assez bien qu'on ne gère pas bien le nez sur le guidon. Je ne suis pas certain que le cyclisme soit le monde où l'on pense le mieux mais la métaphore suggère assez bien l'urgence du retrait, la nécessité de l'écart. La quintessence du court terme n'est assurément pas seulement représentée par les marchés mais par cette dérive techniciste qui aura confié les rênes du pouvoir aux experts, aux ingénieurs, aux ingénieurs et autres techniciens. Tu n'épouseras pas sa fille ni ne donneras ta fille à cet homme-là disait Platon à l'ingénieur . Nous en sommes tellement loin !

Il m'arrive de rêver, de songer en tout cas, que peut-être ce temps réinventé, presque immobile, qui est celui de la méditation, serait précisément celui de cette couche profonde que Braudel avait repérée ; que le temps de la méditation fût celui du monde justement, seule manière peut-être que nous ne le perdissions point.

 


1) Girard

à écouter

à voir

à lire

2) Rémond : voir et lire

3) sur ce point

lire

et voir mais aussi ceci sur la majorité nationale et le pouvoir personnel

4) Rappelons que si Fillon n'aura pas été le premier à conduire un mandat de législature (Pompidou le fit entre 62 et 67 mais sur deux mandats présidentiels et Jospin entre 97 et 2002 mais dans le cadre d'une cohabitation après la dissolution ratée de 97) il est néanmoins le premier à conduire un gouvernement sur la totalité d'un mandat présidentiel.