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De l'intimité et de la pudeur comme construction de l'individu

 

Aimer Confessions
l'amour comme engagement Les quatre mots de l'amour
l'amour comme acte de la haine
l'amour comme religion  
Intimité & pudeur  

 

Puissance du langage : avec mon langage, je puis tout faire :
même et surtout ne rien dire.
Je puis tout faire avec mon langage, mais non avec mon corps .
Ce que je cache par mon langage, mon corps le dit.
Roland Barthes. Fragments d’un discours amoureux

Aimer, mais c'est tellement évident, est bien sûr rencontre de l'autre, approche et lien. C'est ouvrir une porte que l'on maintenait close, par habitude, bienséance ou pudeur : non, en réalité c'est ouvrir deux portes, la sienne et celle de l'autre, puis inventer l'espace d'une nouvelle intimité partagée. Acte simple, universel dont à la fois nous sommes tous issus et après quoi nous aspirons ... Voire !

Au delà de la trivialité de l'acte qui doit bien être quelque chose comme l'ultime concession que nous accordons à la bête qui brame encore et que nous feignons de délaisser sans en avoir toujours ni le courage ni l'audace ; au delà de l'illusion fate qu'il prodigue d'une proximité qui ressemble pourtant plus aux éclisses éclatées d'une loi que nous aurions désappris d'observer ; au delà de l'effroi à souffrir un enfermement qui vous terre si loin de ce que peut ressentir l'autre pourtant si proche et vous interdit de pouvoir seulement susurrer les moindres prémices de ce que l'on est ; au delà de toutes les préventions que clame la raison et ne pouvons entendre, demeure, oui, cet étrange conformation où nous nous complaisons où danger rime avec délices, où surtout le précieux jouxte le honteux. Les explications fourmillent, qui comptent, laissent ouverte néanmoins la paradoxale pudeur qu'il y eût à exhiber cet identité intime que par ailleurs nous proclamons fièrement. Passe encore pour la cité grecque qui avait relégué dans le domaine privé tout ce qui renvoyait l'homme à la nécessité, à la dépendance et à l'illusion des sens, réservant la parole à l'espace public de l'agora, où la liberté avait opportunité de se mesurer à l'autre et à l'acte. On a, ici, souligné souvent combien l'individu est lent à se dégager ; il l'est en tout cas de manière universelle à partir de Paul et ne se résume plus à ses réseaux d'appartenance, à ses origines mais se définit, ou plutôt cherche à se définir à partir du libre engagement de sa volonté.

Cet individu, cet indivisible, à la fois à l'origine et à la fin tant il fait l'objet d'une lente et difficile construction, participe de l'arrachement - il se libère de ses contraintes - de l'isolement mais en même temps s'y retranche aisément pour préserver son intégrité, son intimité.

On peut adopter toutes les grilles de lecture que l'on voudra : elles aboutissent à la même idée. La reconnaissance de l'individu revient à légitimer la production de la différence.

Le dilemme de l'individu

L'individu qui naît ainsi est confronté à deux tendances contradictoires : tout, et la morale ambiante surtout, le pousse à être quelqu'un, à avoir une personnalité forte, à sortir du rang alors qu'en parallèle, il ne cesse d'être un animal politique qui ne se peut maintenir que dans la relation à l'autre ; que dans la cité. Tout, d'un côté, l'incite à se retirer, en son foyer, sa famille, un couvent ou sa librairie, qu'importe c'est tout un ne serait-ce que pour se ménager l'opportunité d'un repos, d'une réflexion qui lui permette de se retrouver ou définir, ou encore celle de servir plus haut que soi en cet engagement spirituel qui vise assez spontanément à considérer comme négligeable tout ce qui ne serait que matériel ou ne conduirait pas au spirituel.

Mais c'est la même tension qui incline aisément à l'exhaussement immodéré de l'ego : marécage trouble où se jouxtent vanité, égotisme, narcissisme ou suffisance qui firent Pascal considérer haïssable ce moi qui est, en partie du moins sujet et objet de cette intimité. (167) Peut-on au demeurant s'affirmer sans en même temps nier, ce qui n'est pas soi ? La réponse dialectique fit de cette négation un moteur de dépassement quand en réalité elle ne fit jamais que déplacer les termes du conflit au risque de l'amplifier. (168) Dire je, proclamer cet ego - le grec utilise le même terme εγω-, revient à sortir de la nasse, à se dédifférencier (169) se peut-il sans en même temps lui conférer valeur exorbitante ? Toute notre histoire le dit et répète à satiété : collectivement ce sera bien cet exaltation du moi qui fera la modernité délaisser le plutôt changer ses désirs que l'ordre du monde au profit du devenir comme maître et possesseur de la nature ; anthropologiquement la soumission animale aux instincts au profit de l'invention, mégalomaniaque parfois, de la ruse et de la raison ; localement à préférer cette curieuse mais tellement ambivalente posture prométhéenne qui nous fait d'abord dire non et raidir nos nuques. Ce qu'il y eut de typiquement grec en Aristote eut beau l'inciter à en appeler à la tempérance, à une morale du juste milieu, rappel éminent s'il en fût de la crainte répétée de l'ὕϐρις, fut-il pour autant plus grand risque que celui de cet homme qui se replia en son école comme le fit auparavant Platon, ménageant, à l'écart, l'espace de la pensée ? Nietzsche a raison : en proclamant l'ego cogito, sans doute Descartes se fit-il prendre au piège du langage. Pour autant nous y retrouvons la même tentation du repli et de dénégation : la pensée crée inéluctablement un fossé entre l'homme et le monde qui n'est plus seulement de lui mais devant lui ; l'individuation conduit à se vouloir distinguer non seulement des choses mais des autres.

Dès lors l'intimité apparaît-elle effectivement comme l'espace se construisant à mesure de l'individuation. La pudeur valait pour les grecs parce qu'elle permettait de jeter un voile sur ce qui était le moins glorieux en l'homme - sa dépendance d'avec le monde sensible et l'écôt qu'il devait payer tant à son animalité qu'à son aliénation. Avec l'instance chrétienne, l'intimité change de sens pour devenir un espace beaucoup plus ambivalent d'être à la fois l'instance libre d'une renaissance en Dieu - résurrection puisque à la fois redevenir comme un enfant (170) et devenir homme nouveau ? en tout cas profonde conversion - mais en même temps risque de se prendre pour une fin en soi, d'oublier sa nature de créature et ses obligations d'obéissance, bref d'oublier toute humilité. Et de quêter, comme l'affirme Pascal, moins la vérité que l'orgueilleuse injustice de se prendre pour un dieu.

Comment ne pas songer à l'interprétation que fit Girard de la charge de violence que suppose toute indifférence ? L'affirmation de soi pourrait parfaitement apparaître comme l'antidote de la violence et ainsi comme une des formes élémentaires de cette Agapè à quoi nous serions conviés n'étaient d'une part le mimétisme qui régit toute l'économie des désirs, mais encore l'acédie qui laisse s'effilocher tout lien en réduisant tout ce qui n'est pas soi à un espace gris. L'individu semble comme pris au piège à l'instar d'ailleurs d'Epiméthée, ivre d'amour pour une Pandore prompte à lui tendre tous les pièges et à lui ôter jusqu'à l'espérance ... Qu'il se retire trop et, au risque de l'acédie, il manquera à ses devoirs élémentaires au moins autant qu'à sa nature d'être social, à moins que l'enflure de son orgueil ne le pousse à vouloir tout d'assimiler et à se faire ainsi tyran. Qu'il ne se retire pas assez, qu'il reste englué dans les réseaux et conflits d'intérêts ou se contente d'observer la loi du siècle, qu'il cherche seulement à s'adapter et alors, derechef, il manquera à ses devoirs élémentaires en oubliant l'impératif moral qu'il s'est donné. Écartelé entre les deux extrêmes de l'égotisme et de l'acédie, l'individu qui est une valeur en soi, manque toujours de prendre trop de place ou pas assez ; de tout écraser sur son passage ou d'être à son tour gommé par la loi du nombre. L'individualisme est division ; l'abnégation, soustraction : la porte est décidément étroite d'entre les deux. (Lc, 13, 24) Car l'ironie veut que ceci revienne au même ! Nier l'autre ou soi-même est encore nier comme si cette individualité tant prisée, tant recherchée devait itérativement se payer de violence de mensonge ; ou d'illusions.

Est-il plus lourd dilemme que celui-ci ? Comment proclamer son libre arbitre sans pour autant se croire centre du monde ? Les latins s'offusquèrent d'un dieu mis en croix incapable de se sauver lui-même et R Girard lui-même fait de la Passion la vérité interne du message chrétien. On n'a pourtant pas assez vu que cet arbitre que le Créateur niche aux entrailles de l'âme humaine, que cet engagement volontaire qu'il appelle au lieu d'une obéissance aveugle et serve est ceci précisément qui met constamment en échec les plans divins faisant de l'homme un interlocuteur, certes rétif, faillible sans doute, dépendant assurément en tant que créature, mais un interlocuteur néanmoins qui aura tôt fait de s'ériger en ombilic du monde. On ne dira jamais assez combien la réaffirmation tellement nécessaire de la dignité humaine à partir de la Renaissance se paya d'une inconséquente mégalomanie dont nous payons les conséquences. Est-il pire risque que celui qu'encourt le passionné cristallisant toute son énergie sur l'objet de son désir qu'il en vient à gommer tout ce qui n'est pas cette relation exclusive. Atome, sans doute, que cet individu ; mais trou noir d'abord qui menace constamment d'engloutir tout ce qui s'aventure en ses parages.

Le dilemme de la pudeur

La pudeur reproduit incontestablement ce dilemme : elle peut évidemment s'entendre comme une frontière que l'on dresse, une porte que l'on ferme et qui laisse au-dehors tout ce qui n'est pas soi, ni proche et qui ne manquerait pas de vous menacer. Mais c'est courir le risque d'une invraisemblable et intenable insularité. Elle peut tout aussi bien se comprendre comme une porte que l'on entrouvre, au gré des désirs, des passions ou des projets. Il n'est effectivement pas de ligne qui ne soit en même temps croisée où se jouxtent intérieur et extérieur. L'intimité à cet égard est peut-être moins ce que l'on cache que ce que l'on choisit de montrer. En réalité, nous l'avons vu, ne s'entend jamais de manière statique : elle est peut-être ce que l'on objecte quand on se sent menacé, quelque chose comme une valeur refuge et ressemble alors à s'y méprendre à la face la plus intérieure de la famille ou du foyer des grecs (Hestia) : ce qui vous garantit ; elle est alors ce pour quoi l'on exige respect c'est-à-dire distance quand bien même nous sommes souvent acteurs nous-mêmes de dévoilements intempestifs et ce surtout avec les réseaux numériques modernes. Mais elle est aussi justement cet espace que l'on ouvre à ceux que l'on accueille et qui pour cela deviennent les intimes.

La honte (ignominia) est d'abord déshonneur ou comme le dit le latin un (re)nom flétri. Elle est donc bien défaite, d'abord au sens premier du terme - ce qui se défait, se délite. Le grec utilise ainsi le même terme αισχυνη pour désigner l'honneur et le sentiment de honte comme si l'un et l'autre n'étaient que les deux faces de la même réalité, celle du dedans, celle du dehors. Ce qui décidément reste le plus étonnant comme s'il était dans ce for intérieur ( qui est étymologiquement tribunal) quelque chose qui méritât d'être jugé, en fait condamné. Poussée à son extrême la pudeur est pudibonderie et donc aisément ridicule, ou timidité.

Il y a donc bien, dans le lien que l'on noue, un effort à fournir, une transgression que l'on s'autorise, pour un temps, pour quelques uns. Mais dans tous les cas cet intérieur superlatif que Freud nous a appris être plus inconscient que directement saisissable, qui ne se révèle qu'au travers de nos actes manqués, de nos ratages ou de nos manquements, qui perce parfois dans cet implicite que montre le corps ressemble à s'y méprendre à un ensemble vide ; en tout cas à une pétition de principe. Je le tais aux autres ; pour autant je n'en sais que peu.

Quel est ce secret si lourd qu'il faille le taire à jamais qui se trouverait ainsi enfoui dans le tréfonds de nos âmes ? Quelle est cette ignominie qui se révèle être la si exacte antithèse de l'honneur et du renom ? Est-ce ce que Freud supposera sous le doux nom de sublimation : que nos vertus eussent des origines bien troubles ? et ne fussent jamais que les paravents acceptables d'une intimité bien plus obscure et qui manque toujours de peu de percer nonobstant ? (171) Est-ce cette agressivité contenue dans nos pulsions comme un nuage prompt à éclater qu'il nous faudrait incessamment contenir ou canaliser qui ferait de nous des êtres non pas nécessairement violents mais très vite susceptibles de le devenir ? Ne serait-ce pas plutôt cette étonnante fragilité de l'humain susceptible du meilleur comme du pire, condamné à une synthèse improbable que seule sa socialité lui permet de réaliser mais tellement vite enrayée sitôt que la cité parce que bancale est impuissante à l'y inciter ou contraindre?

Cette boîte noire de l'intimité, comment ne pas voir qu'elle constitue à proprement parler ce que le latin désignait comme substance - comme ce qui se tient en-dessous ? que, derrière toute considération sur l'intime se joue effectivement une conception de l'homme et de ses rapports au monde ? une métaphysique donc ? Comment ne pas voir que s'y joue une file dialectique entre ce qui se montre et se cache (172) , entre ce qui est caché ou indécent et ce qui doit se révéler ? qui ne peut que faire songer à ces choses cachées depuis la fondation du monde ?

La pudeur (pudor) dit la même ambivalence : si nous avons plutôt tendance à y mettre la retenue, la discrétion, la réserve, le latin en revanche y niche tout autant l'honneur que le déshonneur. Ce que l'on cache, décidément, au delà de ce qui touche à la sexualité, ce sont en réalité les émotions, les sentiments. Ce qui, de toute manière se dit si mal.

Ce qui se cache: le terme vient de cogo co-ago : coaguler ; ramener à l'unité : mais ce qui coagule est aussi pensé comme une pressure, ce qui réunit ou rassemble, et donc comme la cause, l'origine. Au début, une pression ! si l'on se souvient que ago signifie pousser, contraindre, terme directement tiré de l'élevage, indiquant l'action du berger poussant son troupeau vers des terres où paître : il le contraint deux fois puisqu'à la fois il le pousse vers ces pâturages et l'empêche de se perdre, de s'égayer dans l'espace.

Quand je tais, par discrétion simplement ou par gêne, ce qui de moi pourrait se traduire ou trahir, tel le berger pour la bête s'égarant, j'empêche précisément mon ego de s'éparpiller, de se dissoudre. Mais en même temps je constitue ce moi intérieur, je le coagule, j'y met quelque unité. Cacher revient ici à la fois à réunir et créer. C'est ceci sans doute le plus étonnant. Ce n'est pas, comme on pourrait le croire, un ego, conscient de soi, de son existence ; conscient aussi de ce qui en lui serait bienséant et compatible avec l'espace public qui en viendrait à tracer une frontière ou un mur. C'est bien au contraire l'acte par lequel se trace le sillon (tel Romulus pour l'espace sacré de la cité) qui constitue l'égo. Autant dire que l'absence d'une telle limite équivaudrait à une totale dissolution de l'ego. La séparation de la nuit et du jour, de l'ombre et de la lumière avait marqué la figure de la création dans le texte de la Genèse ; celle du bien et du malséant, celle qui délimite et distingue la honte de l'honneur est, à l'identique, acte de création de l'ego ; il s'y constitue, s'y rassemble ; s'y institue. Au même titre que le pomerium crée l'espace sacré de la cité, là où précisément se rassemble le même et où la violence n'est pas de mise, au même titre l'ego se dessine par l'affirmation de cette intériorité qui se connaît moins qu'elle ne se distingue, simplement, de ce qui n'est pas elle. Au fond, elle est plus affirmation de l'espace public en s'en voulant la négation qu'elle n'est affirmation de soi-même. Arendt a raison : l'espace public s'est construit contre l'espace privé et n'en est aucunement le prolongement ; il en va de même ici.

Mais en même temps il ne faut pas négliger ce que cette affirmation de l'intériorité sous l'aune de la pudeur peut avoir d'abstraction, de si paradoxalement rationnel s'agissant de cet agrégat, de cette coagulation d'émotions, de sentiments et de pulsions. Aussi abusif que ceci puisse paraître tellement cet ego nous échappe. Dire je est peut-être une pétition de principe : ce qui ne se prouve ni ne se justifie ; relève moins de la connaissance que de la reconnaissance. Car ce n'est assurément pas affirmer que je me connaisse mais tout juste que j'existe. Car c'est tout juste répondre et proclamer que l'ensemble de ces actes parfois épars, souvent contradictoires, ni toujours significatifs ni même rationnels, relèvent de la même instance. Vis à vis des autres, de la cité notamment et de sa loi, c'est dire : j'en suis l'auteur ; c'est établir ou maintenir un fil ténu, presque invisible comme celui que trace le berger rassemblant son troupeau pour qu'aucune tête ne s'égare. Celui-ci crée à proprement parler son troupeau en l'assemblant; il est auteur parce qu'il augmente le réel d'une abstraction nouvelle ; nous faisons de même en posant notre intimité : nous offrons à la loi un sujet de droit responsable de ses actes ; présentons devant dieu un sujet responsable de ses engagements ; posons devant l'autre un moi qui s'engage au-delà des pulsions de la bête.

Qui est à l'origine de cette intimité ? le droit parce qu'il a besoin d'un sujet à qui imputer la responsabilité de l'acte ? Dieu non pas tant en créant le monde mais en se donnant un interlocuteur à qui se révéler ? moi en allant au devant de l'autre ? qu'importe au fond puisque c'est tout un, même geste (gero) même gestion. Notre époque sait-elle, celle-là même qui conjugue gestion sur tous les tons au point qu'il devienne difficile de déceler quoique ce soit qui n'en fît point l'objet, sait-elle qu'elle ne fait en cela que reproduire un antique geste qui fleure bon ses origines rupestres tellement éloigné de ses modèles manageriaux si savants; sait-elle qu'en voulant manager scientifiquement les relations professionnelles, elle ne fait que renouveler, en le déplaçant à peine, le duo complice du privé et du public où l'un se constitue en empiétant sur l'autre, où chacun accuse l'autre d'en toujours faire trop.

Cette intimité que l'on affirme, revendique et défend, cet ego que je connais si mal et si peu, sur qui même la psychanalyse parvient à peine à soulever un voile, sont la résultante de cette coagulation initiale. Tellement tronqué dès lors qu'il s'exprime dans l'espace public, amputé qu'il est de ce qu'il cache, tellement précieux d'être blanc de tant de silences et de virtualités, il dit notre fragilité : c'est sans doute pour cela que l'honneur y jouxte tellement la honte. Tout n'y est que frontière que l'on entrouvre ou mur que l'on hérisse : se souvient-on de cette croyance antique qui craignait qu'offrir son nom revenait à donner prise à l'autre ? Dire trop de soi, se donner revient sinon à s'affaiblir ; au moins à se mettre en danger.

σεαυτόν

Un mot se retrouve tant dans la tradition chrétienne que grecque : σεαυτόν ! comme si revenaient au même de se connaître soi-même - qui est l'impératif philosophique par excellence - et de s'aimer soi-même pour mieux aimer les autres. Ce redoublement qui dit non seulement l'impossibilité de l'abnégation mais la nécessité au contraire de l'ego, est à la fois ce qui fait se débuter la philosophie mais le lien de religion qui le comporte également. Où être se présente comme un véritable défi : rien de trop.

On peut assurément sourire à l'idée d'une philosophie débutant son histoire par ce magnifique γνῶθι σεαυτόν : deux millénaires et demi plus tard, si manifestement la connaissance s'est prodigieusement développée sur le monde, il n'est pas certain qu'elle ait beaucoup progressé sur soi ; on pourrait en dire autant de ce mot d'ordre de l'amour du prochain qui demeure slogan méritoire mais si lointain des réalités violentes de la modernité. La question pourtant est moins ici que dans la conjonction de ces deux-ci : dans ce retour, cette réflexion où nous obligent tant la parole philosophique que biblique. Des périodes l'érigèrent en modèle, des écoles le posèrent en dogme : être à hauteur du divin, l'imiter reviendrait à la fois à se sacrifier comme il le fit, à souffrir comme il le fit au point que dolorisme et abnégation, humiliation et scrupuleuse austérité se disputèrent longtemps le mérite de l'excellence. Je le sais, à sa manière la morale n'est jamais autre chose que l'art de composer avec les souffrances en s'offrant le moyen de leur donner un sens.

Pourtant !

Il y a bien dans le Aime ton prochain comme toi-même une véritable inversion qu'il faut prendre non pas comme cette dilection centripète à tout ramener à soi non plus qu'à l'illusoire capacité de dépasser les limites du moi, mais au contraire le refus de toute insularité ; la revendication du lien, du noeud, de la connexion sans quoi il n'est pas d'être. Non pas Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te fasse, qui est assurément un premier pas, mais seulement un tout premier pas ; mais bien plutôt fais à autrui ce que tu aurais aimé qu'il te fasse ce qui est affirmer que le chemin le plus court qui parvient à soi passe par l'autre. Par cette complexion de l'âme, qui je crois se nomme générosité, qui, loin de tout dépassement dialectique qui ne ferait que déplacer un peu plus loin la négation ou le conflit, parviendrait enfin à transformer la négation en affirmation, à faire que le relation à l'autre soit reconnaissancce et non pas dénégation.

A ce titre je vois dans la propension actuelle à hérisser son intimité comme une frontière protectrice, à toujours plus exiger de l'autre qu'il la respecte comme si elle était un territoire à défendre - je ne tiens pas pour anodin que le terme même désigne à la fois une stratégie de défiance par rapport à l'autre en même temps qu'une interdiction - ce qui revient à en faire un territoire sacré, sans doute, mais clos ; à instiller encore et toujours de la violence où l'on eut aimé une main tendue. Une dynamique au lieu d'un regard en chien de faïence ...

Et tant pis si trop aimer les autres c'est les perdre ; pas assez, c'est toujours se perdre

 


167) Pascal Pensée,Brunschvicg 323 , mais aussi 455 mais encore Brunschvicg 205

Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l’éternité précédente et suivante, memoria hospitis unius diei praetereuntis, le petit espace que je remplis et même que je vois abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a‑t‑il été destiné à moi ?

168) voir texte de Serres déjà cité

169) sur ce que M Serres nomme la dédifférence lire ce passage de L'incandescent

170) Mt,18, 1-5

En ce moment, les disciples s'approchèrent de Jésus, et dirent : Qui donc est le plus grand dans le royaume des cieux ?
Jésus, ayant appelé un petit enfant, le plaça au milieu d'eux,
et dit : Je vous le dis en vérité, si vous ne vous convertissez et si vous ne devenez comme les petits enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux.
C'est pourquoi, quiconque se rendra humble comme ce petit enfant sera le plus grand dans le royaume des cieux.
Et quiconque reçoit en mon nom un petit enfant comme celui-ci, me reçoit moi-même.

171) Freud Au delà du principe de plaisir

Nos meilleures vertus sont nées comme formation réactionnelles et sublimations sur l'humus de nos plus mauvaises dispositions.

172) CNRTL étymologie de cacher

Du lat. *coacticare « comprimer, serrer » forme renforcée du lat. coactare « contraindre » (Lucrèce dans TLL s.v., 1369, 50), fréquentatif de cogere « id. ». De coactare, les formes méridionales de type cacha « écraser, broyer, presser, blesser » (Mistral); ce même sens de « écraser » est attesté dès le xiies. pour le dér. a. fr. escachier (Chr. de Troyes, Erec et Enide dans T.-L.); le sens de « dissimuler », peu fréq. jusqu'au xvies., est dér. de celui de « presser, comprimer »; cacher a fini par supplanter en ce sens les verbes a. fr. escondre, esconser et musser.