PASCAL,Pensées,
Brunschvicg 323.
Qu'est-ce
que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je
passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne
pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa
beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans
tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.
Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi ? Non,
car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi,
s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps ou
l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi,
puisqu'elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une
personne abstraitement et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut,
et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des
qualités.