PASCAL,De l'esprit géométrique (1658),
dans Pensées et Opuscules,
IIIe partie, chap. xv, éd. Brunschvicg,
Hachette, 1971, p. 164-165, 167-168.
Je
ne puis faire mieux entendre la conduite qu'on doit garder pour rendre les
démonstrations convaincantes, qu'en expliquant celle que la géométrie
observe.
Mais il faut auparavant que je donne l'idée d'une méthode encore plus
éminente et plus accomplie, mais où les hommes ne sauraient jamais arriver :
car ce qui passe la géométrie nous surpasse ; et néanmoins il est nécessaire
d'en dire quelque chose, quoiqu'il soit impossible de le pratiquer.
Cette véritable méthode, qui formerait les démonstrations dans la plus haute
excellence, s'il était possible d'y arriver, consisterait en deux choses
principales : l'une, de n'employer aucun terme dont on n'eût auparavant
expliqué nettement le sens; l'autre, de n'avancer jamais aucune proposition
qu'on ne démontrât par des vérités déjà connues ; c'est-à-dire, en un mot, à
définir tous les termes et à prouver toutes les propositions. [...]
Certainement cette méthode serait belle, mais elle est absolument
impossible : car il est évident que les premiers termes qu'on voudrait
définir en supposeraient de précédents pour servir à leur explication, et
que de même les premières propositions qu'on voudrait prouver en
supposeraient d'autres qui les précédassent ; et ainsi il est clair qu'on
n'arriverait jamais aux premières.
Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nécessairement
à des mots primitifs qu'on ne peut plus définir, et à des principes si
clairs qu'on n'en trouve plus qui le soient davantage pour servir à leur
preuve. D'où il paraît que les hommes sont dans une impuissance naturelle et
immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument
accompli.
Mais il ne s'ensuit pas de là qu'on doive abandonner toute sorte d'ordre.
Car il y en a un, et c'est celui de la géométrie, qui est à la vérité
inférieur en ce qu'il est moins convaincant, mais non pas en ce qu'il est
moins certain. Il ne définit pas tout et ne prouve pas tout, et c'est en
cela qu'il lui cède ; mais il ne suppose que des choses claires et
constantes par la lumière naturelle, et c'est pourquoi il est parfaitement
véritable, la nature le soutenant au défaut du discours. Cet ordre, le plus
parfait entre les hommes, consiste non pas à tout définir ou à tout
démontrer, ni aussi à ne rien définir ou à ne rien démontrer, mais à se
tenir dans ce milieu de ne point définir les choses claires et entendues de
tous les hommes, et de définir toutes les autres; et de ne point prouver
toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres.
Contre cet ordre pèchent également ceux qui entreprennent de tout définir et
de tout prouver, et ceux qui négligent de le faire dans les choses qui ne
sont pas évidentes d'elles-mêmes.