PASCAL, Pensées N°972-973-974, et 975
édition CFL.
Différence entre l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse — En l'un, les
principes sont palpables, mais éloignés de l'usage commun ; de sorte qu'on a
peine à tourner la tête de ce côté-là, manque d'habitude : mais pour peu
qu'on l'y tourne, on voit les principes à plein ; et il faudrait avoir tout
à fait l'esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros qu'il est
presque impossible qu'ils échappent.
Mais dans l'esprit de finesse, les principes sont dans l'usage commun et
devant les yeux de tout le monde. On n'a que faire de tourner la tête, ni de
se faire violence ; il n'est question que d'avoir bonne vue, mais il faut
l'avoir bonne : car les principes sont si déliés et en si grand nombre,
qu'il est presque impossible qu'il n'en échappe. Or, l'omission d'un
principe mène à l'erreur ; ainsi, il faut avoir la vue bien nette pour voir
tous les principes, et ensuite l'esprit juste pour ne pas raisonner
faussement sur des principes connus.
Tous les géomètres seraient donc fins s'ils avaient la vue bonne, car ils ne
raisonnent pas faux sur les principes qu'ils connaissent ; et les esprits
fins seraient géomètres, s'ils pouvaient plier leur vue vers les principes
inaccoutumés de géométrie.
Ce qui fait donc que de certains esprits fins ne sont pas géomètres, c'est
qu'ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de géométrie ; mais
ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c'est qu'ils ne voient pas
ce qui est devant eux, et qu'étant accoutumés aux principes nets et
grossiers de géométrie, et à ne raisonner qu'après avoir bien vu et manié
leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes
ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine, on les sent plutôt
qu'on ne les voit ; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui
ne les sentent pas d'eux-mêmes : ce sont choses tellement délicates et si
nombreuses, qu'il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir, et
juger droit et juste selon ce sentiment, sans pouvoir le plus souvent les
démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu'on n'en possède pas ainsi
les principes, et que ce serait une chose infinie de l'entreprendre. Il faut
tout d'un coup voir la chose d'un seul regard et non pas par progrès de
raisonnement, au moins jusqu'à un certain degré. Et ainsi il est rare que
les géomètres soient fins et que les fins soient géomètres, à cause que les
géomètres veulent traiter géométriquement ces choses fines, et se rendent
ridicules, voulant commencer par les définitions et ensuite par les
principes, ce qui n'est pas la manière d'agir en cette sorte de
raisonnement. Ce n'est pas que l'esprit ne le fasse ; mais il le fait
tacitement, naturellement et sans art, car l'expression en passe tous les
hommes, et le sentiment n'en appartient qu'à peu d'hommes.
Et les esprits fins, au contraire, ayant ainsi accoutumé à juger d'une seule
vue, sont si étonnés, — quand on leur présente des propositions, où ils ne
comprennent rien et où pour entrer, il faut passer par des définitions et
des principes si stériles, qu'ils n'ont point accoutumé de voir ainsi en
détail, — qu'ils s'en rebutent et s'en dégoûtent.
Mais les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres.
Les géomètres, qui ne sont que géomètres, ont donc l'esprit droit, mais
pourvu qu'on leur explique bien toutes choses par définitions et principes ;
autrement, ils sont faux et insupportables, car ils ne sont droits que sur
les principes bien éclaircis.
Et les fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la patience de descendre
jusque dans les premiers principes des choses spéculatives et d'imagination,
qu'ils n'ont jamais vues dans le monde, et tout à fait hors d'usage.
Diverses sortes de sens droit ; les uns dans un certain ordre de choses, et
non dans les autres ordres, où ils extravaguent.
Les uns tirent bien les conséquences de peu de principes, et c'est une
droiture de sens.
Les autres tirent bien les conséquences des choses où il y a beaucoup de
principes.
Par exemple, les uns comprennent bien les effets de l'eau, en quoi il y a
peu de principes ; mais les conséquences en sont si fines, qu'il n'y a
qu'une extrême droiture d'esprit qui y puisse aller.
Et ceux-là ne seraient peut-être pas pour cela grands géomètres, parce que
la géométrie comprend un grand nombre de principes, et qu'une nature
d'esprit peut être telle qu'elle puisse bien pénétrer peu de principes
jusqu'au fond, et qu'elle ne puisse pénétrer le moins du monde les choses où
il y a beaucoup de principes.
Il y a donc deux sortes d'esprits : l'une, de pénétrer vivement et
profondément les conséquences des principes, et c'est là l'esprit de
justesse ; l'autre, de comprendre un grand nombre de principes sans les
confondre, et c'est là l'esprit de géométrie. L'un est force et droiture
d'esprit, l'autre est amplitude d'esprit. Or l'un peut bien être sans
l'autre, l'esprit pouvant être fort et étroit, et pouvant être aussi ample
et faible.
Ceux qui sont accoutumés à juger par le sentiment ne comprennent rien aux
choses de raisonnement, car ils veulent d'abord pénétrer d'une vue et ne
sont point accoutumés à chercher les principes. Et les autres, au contraire,
qui sont accoutumés à raisonner par principe, ne comprennent rien aux choses
du sentiment, y cherchant des principes, et ne pouvant voir d'une vue.
Pensées, N°975 et 976, édition CFL.
Géométrie, finesse — La vraie éloquence se moque de
l'éloquence, la vraie morale se moque de la morale ; c'est-à-dire que la
morale du jugement se moque de la morale de l'esprit — qui est sans règles.
Car le jugement est celui à qui appartient le sentiment, connue les sciences
appartiennent à l'esprit. La finesse est la part du jugement, la géométrie
est celle de l'esprit.
Se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher.
Sentiment — La mémoire, la joie, sont des sentiments ; et même les
propositions géométriques deviennent sentiments, car la raison rend les
sentiments naturels et les sentiments naturels s'effacent par la raison.