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L'amour comme engagement

 

Aimer Confessions
l'amour comme engagement Les quatre mots de l'amour
l'amour comme acte de la haine
l'amour comme religion  
Intimité & pudeur  

 

 

nous rappelant sans cesse l'œuvre de votre foi, le travail de votre charité, et la fermeté de votre espérance en notre Seigneur Jésus Christ, devant Dieu notre Père. 1Th 1,3

Mais nous qui sommes du jour, soyons sobres, ayant revêtu la cuirasse de la foi et de la charité, et ayant pour casque l'espérance du salut.
ibid,5,8

Maintenant donc ces trois choses demeurent : la foi, l'espérance, la charité ; mais la plus grande de ces choses, c'est la charité.
Νυνὶ δὲ μένει πίστις, ἐλπίς, ἀγάπη, τὰ τρία ταῦτα: μείζων δὲ τούτων ἡ ἀγάπη.
1Cor, 13,13

Ils ne sont pas si nombreux ces versets où apparaissent ensemble ἐλπίς, πίστις et ἀγάπη qui apparaissent ici à la fois comme signes de la piété mais aussi comme rempart contre la tentation ( cuirasse, casque). Ils disent pourtant, ensemble, ce qu'est l'engagement d'un chrétien même si agapé est présentée comme conditionnant les deux autres.

Lorsque Conche évoque la voie certaine vers Dieu - qui pour lui, rappelons-le est la voie certaine vers l'Incertain - tout en maintenant ce qui de la morale a d'absolu par opposition à l'éthique qui elle demeure conditionnée à un contexte - professionnel par exemple - ou à un projet, il n'hésite pas à parler de religion n'hésitant pas à refréquenter les termes mêmes du credo chrétien. Ce n'est sûrement pas un hasard

Quand on parle d'engagement, on aura spontanément assez vite en tête des figures de ces grands intellectuels qui prirent parti dans la cité pour tenter d'alerter et sauver ce qui leur importait et qui leur sembla menacé. Ceux-là qui se constituèrent comme intellectuels - on le sait le terme apparut à l'occasion de l'Affaire Dreyfus et du Manifeste vite désigné comme celui des Intellectuels diffusé à l'initiative de Proust, et paraissant dans le journal l'Aurore tout de suite après le J'accuse de Zola - ceux-là, oui, donnèrent à l'engagement une coloration toute particulière qui marque encore notre temps ne serait-ce que par le silence assourdissant dont il font désormais preuve.

L'engagement ici désignait une sortie, un outrepassement : au lieu de se cantonner au territoire de leurs oeuvres, ils firent irruption, incursion dans un domaine qui n'était pas le leur - ou qui ne l'était qu'en tant que citoyen libre de la cité. Engagement que celui d'une élite, reconnue et adulée en tant que telle, qui utilise son renom, sa surface médiatique dirait-on aujourd'hui pour faire passer une idée, un message, ou initier une protestation. Mais au fond, c'était déjà le cas pour ces disciples que le Christ se fut choisis qui de pêcheurs voire même collecteur d'impôts, abandonnèrent leur quotidien pour suivre Jésus puis plus tard évangéliser. Une trajectoire soudainement foudroyée qui fait qu'irréversiblement l'après ne ressemblera plus jamais à l'avant - ce que le grec nomme justement crise Κρίσις - à la fois séparation, décision, jugement. Zola ne sera plus jamais cet écrivain naturaliste à peine transgressif parce que parfois un peu trop cru pour les oreilles bourgeoises ; Voltaire cessera d'être ce rimailleur pas toujours très bon pour rester à jamais la conscience qui interpelle et Camus, malgré toutes les déchirures qui ne cesseront jamais de le meurtrir, celui qui rompt le silence et se met au service de la vérité et de la liberté

Mais c'est oublier que s'engager c'est aussi promettre, servir de caution, se lier par une promesse librement consentie à une action ou une personne. Alors, à l'inverse, l'engagement est une entrée en soi : faire de soi une garantie, une caution -morale notamment - qui de finalité, fera de l'individu un moyen pour une cause qui le dépasse. Servir de garant revient toujours à s'interposer, à jouer les intermédiaires. Tous les ordres de priorité sont dès lors balayés, bouleversés en tout cas et celui qui s'engage ainsi menace rapidement de se faire soit un révolté soit un marginal. C'est qu'au risque de l'intolérance voire du fanatisme, qui s'engage ainsi, dans une logique infernale du tout ou rien, s'engage entièrement sous peine de paraître inauthentique voire malhonnête.

C'est bien le sens de ce passage de la 1e épître aux Corinthiens cité ci-dessus (1,Cor, 13,1) : rien, ni la glossolalie, ni la capacité de prophétiser, ni la science ni la foi elle-même, ni le don de ses biens matériels ni même encore le sacrifice de sa vie ne sauraient suffire : l'invite est donc bien à une véritable conversion intérieure. Il ne s'agit pas seulement de prendre sur soi, de renoncer ici ou là à quelque avantage ou intérêt, c'est le sens de l'être qui en est bouleversé ainsi que la place de l'autre.

Preuve a contrario ou contre-exemple

Pour le comprendre, rien de mieux que d'en entendre l'antithèse : quand on évoque comme Le Pen ci-contre en 84 une hiérarchie des sentiments et des dilections, qu'on applique ce qui deviendra plus tard le slogan de la préférence nationale, indépendamment des connotations politiques sulfureuses et nauséabondes que ceci suppose, on suppose en réalité une métaphysique même plus implicite : on fait de soi et de ce qui vous est semblable et proche, un point de référence, une aune, un paradigme. Représentation égocentrée, et bien sûr ethnocentrique, glissant assez spontanément vers l'ostracisme puis la ségrégation, mais assez facilement vers le racisme, c'est en réalité une attitude exactement contraire à celle préconisée par le canon chrétien, ce qui n'est pas la moindre ironie s'agissant de ce courant d'extrême-droite qui rassemble, à côté de franges fascistes, ce que l'Eglise catholique peut retenir de plus conservateur. (153)

Quand un Voltaire défend Calas, un Jaurès, Dreyfus, contre l'avis de son propre parti qu'il cherchait à unifier et en dépit de tous les dangers politiques, que font-ils d'autre sinon considérer l'homme en l'autre, plutôt que l'autre en l'homme ; chercher ce qui rassemble plutôt que ce qui sépare ?

Je tiens cette question pour décisive pour au moins deux raisons :

- elle permet de comprendre que l'engagement n'est pas le privilège de quelques uns mais le propre de chacun. Tous n'ont pas la notoriété de ceux-là, ni l'habileté manoeuvrière ou militaire pour prendre le maquis et résister. Certains ne le peuvent, pour d'autres ce fut inutile ou impossible, certains même choisirent de se tenir à l'écart - ce fut le cas notamment de Conche - mais tous ont le choix de ne pas hurler avec les loups, de ne pas obéir avec empressement : Arendt a écrit sur ce sujet des lignes décisives.

Et c'est le plaisir de ce pur fonctionnement qui était tout à fait évident chez Eichmann. Je ne crois pas qu'il était mu par un désir de puissance. Il était le fonctionnaire type. Et un fonctionnaire, lorsqu'il n'est rien d'autre qu'un fonctionnaire, est vraiment un homme très dangereux. Je ne crois pas que l'idéologie ait joué un grand rôle là-dedans . C'est cela qui me paraît décisif. (154)

Cette fameuse banalité du mal qu'on lui a tant reprochée, qui ne signifie ni qu'il y ait un Eichmann en chacun de nous, ni que le mal relève du quotidien le plus prosaïque, consiste très exactement en ceci que le sujet cesse de se poser des questions sur ce qu'il fait ou doit faire, se réfugie derrière le serment d'obéissance ou plus simplement le plaisir de fonctionner. Réside dans le fait de cesser de raisonner en se disant Je et en se réfugiant derrière le paravent du nous .... L'alternative, rappelle Arendt, eût été ne pas participer, de juger par soi-même.

L'engagement réside en ici, simplement ; cette entrée en soi évoquée plus haut, qui en est l'essence première réside bien dans le fait de faire de soi un gage ; de dire j'assume, je suis le responsable de mes actes et je ne saurais jamais m'y dérober ni d'ailleurs y soustraire personne. Qu'il y eût alors des situations extrêmes qui sont celles de tout système totalitaire conduisant à l'impuissance du seul fait de ne pouvoir se réunir avec quiconque et lui faire confiance, est incontestable ; que cette impuissance ait conduit souvent à tenter d'en réchapper, à ne pas mettre sa vie en jeu est évident et même compréhensible mais n'autorisait personne à se soustraire à la seule question qui vaille : jusqu'où se soumettre ? où se situe la limite qui ferait la passivité devenir participation ? Dans cet entretien autant que dans La vie de l'esprit, Arendt fait référence à Socrate et au principe selon lequel il vaut mieux subir une injustice que la commettre soi-même ! (Gorgias) principe qui conduira Socrate à accepter sa condamnation en arguant, on le sait, dans cette étonnante prosopopée des lois, que se dérober à la condamnation serait commettre une injustice plus grande encore d'ainsi affaiblir le principe même des lois.

L'engagement c'est bien ce principe de responsabilité métaphysique auquel fait référence K Jaspers (155) qui sanctionne tout manquement à la solidarité. Qu'Arendt en nuance l'implacable verdict se peut comprendre au risque pris, en se déclarant soi-même coupable, de dédouaner les criminels ; il n'empêche qu'on trouve ici ce qu'il y a de métaphysique dans l'engagement : l'impossibilité ultime de se dérober qui pousse à ce second principe socratique : mieux vaut être en désaccord avec tout le monde, qu'en désaccord avec soi-même.

J'y vois une évidence ; un impératif aussi. L'entrée en soi c'est d'abord l'impossibilité de se soustraire à son propre regard à ce que Socrate nommait son démon (156) ; la tentative d'Oblomov d'en quelque sorte faire la grève de l'être s'avère un redoutable échec qui le condamne certes à l'apathie et la procrastination, mais surtout à un effort incommensurable pour s'y maintenir. Non, décidément, nul ne peut se soustraire à lui-même ; à son propre regard qui est au moins aussi perçant que celui d'Abel (L'œil était dans la tombe et regardait Caïn.)

Être toujours renvoyé à soi-même parce qu'en définitive tout acte demeure un acte individuel dont la responsabilité peut éventuellement être atténuée mais jamais totalement levée, en assumer les ultimes conséquences, c'est refuser ce que la posture experte ou technique laisse si paresseusement entendre : ceci ne me regarde pas.

Quand tout nous regarde et que nous regardons tout.

Le rapport à l'amour est évident qui illustre la seconde raison :

Cette intimité à quoi nous tenons, qui s'étend dynamiquement à cela et ceux que nous aimons et appelons pour cela nos proches, nos intimes, cette intimité peut effectivement laisser accroire cette hiérarchie des sentiments et des dilections. Rien n'est assurément plus spontané que d'accorder prix et valeur à cela que nous chérissons et Spinoza nous a suffisamment appris combien c'est le désir qui nous fait considérer une chose bonne plutôt que l'inverse pour que nous le l'oublions jamais. (157)Engagement signifie alors faire entrer dans son intimité : considérer que personne, hors de soi, n'ait plus de valeur qu'un autre, non plus que soi. Si Aime ton prochain comme toi-même a un sens c'est bien celui de placer, à parité, soi et l'autre ; tous les autres. Que ceci soit affaire de volonté et d'effort sur soi est possible ; Spinoza nous apprend en même temps que c'est affaire de désir. Ne pas considérer l'autre à parité avec soi, lui préférer ceux plus proches, c'est à proprement parler ne pas l'aimer, ou, pour parler comme Spinoza, ne pas le désirer ; ne pas tendre vers lui.

La faute, car c'en est une, des perspectives fascistes, consiste précisément dans cet antonyme de l'engagement : celui-ci se dégage, cesse de se vouloir garant d'autre que de lui-même, argue de la légitimité de son être pour contester ou minimiser celle de l'autre ; ce n'est pas encore une négation de l'autre ; moins encore une violence - quoiqu'y conduise inéluctablement - c'est déjà une profonde indifférence. L'autre rejoint ainsi la masse indifférenciée de ce qui est étranger et à quoi l'on n'a pas ou ne veut pas avoir à faire. Inversion radicale de l'engagement, il s'agit ici de la construction d'un espace clos, limité, égocentré. Parce que c'est le regard que nous portons sur le monde, sur l'autre qui en fait le prix, le poids, que par ailleurs rien n'est plus fragile et inconstant que ce regard, parce qu'en définitive nous sommes responsables de ce que nous regardons - qui nous engage ainsi - la dilection ici invoquée n'est ni plus ni moins qu'une désertion, le rempart érigé, supposé être protecteur, que l'on dresse entre soi et le monde. Et revient à manquer à la plus élémentaire humanité de l'homme.

Un exemple positif

Οὕτως γὰρ ἠγάπησεν ὁ Θεὸς τὸν κόσμον, ὥστε τὸν Υἱὸν τὸν μονογενῆ ἔδωκεν, ἵνα πᾶς ὁ πιστεύων εἰς αὐτὸν μὴ ἀπόληται ἀλλ’ ἔχῃ ζωὴν αἰώνιον
Car Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle. (Jn,3,16)

Forme emblématique évidemment de ce que l'amour peut comporter d'engagement, l'Alliance plusieurs fois renouvelée, ce regard parfois de colère, toujours de miséricorde, jamais indifférent que Dieu porte à la création, qui se traduit par la Parole offerte et transmise ; renouvelée. Il faudra revenir sur cette figure parce qu'elle est celle d'agapé néanmoins elle dit en même temps l'engagement.

C'est, on le sait, l'existence du mal, et en particulier la souffrance des enfants qui représentera pour Conche l'impossibilité même de croire en un Dieu créateur : ce qui revient à dire que lui demeure incompréhensible qu'on y puisse être indifférent ; encore moins en être la cause.

L'engagement est ici dans le lien maintenu et la réponse humaine à cet amour divin consiste précisément dans ces agapes qui ritualisaient les rencontres entre les premières communautés chrétiennes. La forme extrême que les évangiles donnent à cet engagement - pardonner à l'ennemi et aller jusqu'à l'aimer - symbolise on ne peut mieux cette logique d'ouverture qui fait du don, inconditionné, sans espoir de retour, une forme radicale de cet échange que Mauss avait repéré, qui est conçu comme la seule manière, ritualisée mais supposant la confiance en l'autre, comme une des formes d'organisation sociale seule à même d'empêcher, de limiter en tout cas la violence. Cet engagement est en même temps affirmation de sa propre liberté - savoir, pouvoir, vouloir dépasser ses intérêts propres - en même temps que, pour le chrétien, une manière d'affirmer sa foi - imiter dieu en ce don absolu.

Générosité perçue comme un effort

L'idée peut sembler relever du truisme pourtant il faut se rappeler que si générosité renvoie à magnanimité elle désigne en latin d'abord en parlant des animaux de la bonté de la race. Grandeur d'âme d'un côté - magnanimité - qualité de la race, bonne extraction de l'autre - γενος. Il y a ici plus encore que la distinction d'entre le spirituel et le temporel - il y a bien anima dans magnanimité - ce vieux retour du couple nature/culture.

j'ai considéré l'homme comme un être ancré dans la nature mais qui en émerge et se sépare de la nature animale par l'invention de l'amour non sexuel et - grâce à la liberté à l'égard des déterminations causales par la capacité de saisir la vérité. La nature animale se nie et se spiritualise dans l'homme.
Conche

Cet engagement, si l'on suit Conche, est en même temps un arrachement à l'animalité selon un schéma finalement assez classique. Pourtant, à y regarder de près, il implique danger. Aller à la rencontre de l'autre, c'est aller sur le territoire de l'autre et risquer de se mettre à sa merci. On remarquera que dans ces attitudes supposées naturelles mais qui ne sont qu'archaïques, l'autre est toujours d'abord perçu comme une négation, un sauvage ou barbare : on y est toujours l'animal de l'autre. L'humanité cesse aux frontières de la tribu, remarquait Lévi-Strauss, la sécurité aussi. A l'intérieur du territoire que l'on aura marqué, d'autant plus sacré qu'on y aura enfoui ses propres traces et les mânes de ses ancêtres, pureté, confiance parce que pacte et échange. A l'extérieur, au-delà de ce sillon sacré que l'on ne devrait pas même franchir, l'étranger, l'autre ; la bête immonde. Avec qui on ne dialogue pas ; que l'on combat.

Aimer son prochain, en une attitude qui ne peut relever que de l'acte libre de la volonté, c'est d'abord cesser de le repousser, de l'expulser ; de l'éliminer. C'est le reconnaître. Où je ne suis pas si certain que ceci s'éloigne tant de l'amour sexuel, si l'on en juge en tout cas d'après le discours d'Aristophane. Chercher en l'autre cette part de soi-même que l'on sollicite, ou tenter de revivre sur le mode du fantasme cet état de plénitude anté-natal pour reprendre l'hypothèse de Freud, revient peut-être finalement au même. C'est toujours risquer de s'assimiler l'autre en ne voulant y considérer que le semblable et dénier toute valeur à ce qui en fait l'autre. C'est à l'inverse toujours risquer de se nier soi-même dans une sublime abnégation si aisément fascinée par l'altérité qu'elle en viendrait à abdiquer sa propre identité. Jeu subtil où, Conche a raison, la pensée a sa part ainsi que cet irréductible désir de liberté, mais où il ne faut jamais omettre ce qui de processus s'enclenche dans cognoscere et donc d'efforts ! Augustin ne dit pas autre chose qui voit dans charité et cupidité les deux faces de la même réalité - Eros - un Eros qu'il faut savoir consacrer à Dieu plutôt qu'à la matière vulgaire et tentatrice.

Il se passe ici exactement ce qui se passa en physique et astronomie avec Copernic et Galilée : on passe subitement d'un monde clos à un univers infini ! Au lieu d'un monde centré sur le moi et la terre, voici soudain une démarche qui se décentre totalement et s'ouvre à l'infini. Le concile de Jérusalem en ne contraignant pas les nouveaux chrétiens à la loi juive ni donc à la circoncision avait déjà inventé cette universalité-là dont l'Eglise s'arrogera bientôt le titre. La mondialisation d'aujourd'hui ne fait qu'en achever le processus.

Je tiens cette inversion pour décisive qui brise notre histoire en deux : elle cesse de quêter l'identité dans une quelconque appartenance à un groupe ou une terre pour ne l'envisager plus que comme un chemin d'aventure. Le geste tout à coup s'ouvre et la main se tend : l'autre s'approche au moins autant que l'on s'approche à le vouloir accueillir. Sans doute n'est-ce pas un hasard, alors, si le salut désigne à la fois ce mot d'accueil et la sortie de la faute : σωθῇ - ce qui sauve - donnera salvo - guérir - il est décidément intéressant que salus désigne à la fois le bon état physique, la santé et le salut le compliment que l'on adresse à quelqu'un

A-t-on pour autant spiritualisé l'amour ? Comment oublier la répulsion si vive des premiers chrétiens pour tout ce qui touchait à la chair ? Comment oublier cette interprétation délirante du péché originel ?

Derrière celui qui aime, il y aura toujours quelqu'un cherchant désespérément à combler un vide soucieux cependant d'être le moins victime possible des illusions et mirages de l'apparence, mais qui n'oublie pourtant jamais les charmes de ces illusions.

Banalité du bien ?

Mais, qu'est-ce qu'aimer représente de si difficile qu'à lire les textes bibliques l'homme s'y dérobe avec autant de soigneuse persévérance ?

On a raison de dire que la santé est le silence des organes ; qu'on ne fait pas de littérature avec des bons sentiments et sans doute est-ce pour cela aussi que le Décalogue s'énonça pour l'essentiel par des prescriptions négatives. Quand Arendt utilisa ce terme de banal pour qualifier à la fois la médiocrité et la bêtise d'Eichmann c'était pour signaler que le mal - radical ici - ne se présentait pas nécessairement sous la forme de quelques monstruosités canoniques. Il en va de même ici, le bien auquel l'amour se rattache, n'implique pas de hauts faits exemplaires ou exceptionnels - ce qui ne signifie pas pour autant qu'il soit ni aisé ni quotidien.

Aimer et craindre disent les textes de l'Ancien Testament : deux termes qui paraissent si antinomiques que l'exégèse alla chercher dans la bonne nouvelle annoncée le passage d'un Dieu jaloux et violent à un Dieu amour .

Maintenant, Israël, que demande de toi l'Éternel, ton Dieu, si ce n'est que tu craignes l'Éternel, ton Dieu, afin de marcher dans toutes Ses voies, d'aimer et de servir l'Éternel, ton Dieu, de tout ton coeur et de toute ton âme ; si ce n'est que tu observes les commandements de l'Éternel et Ses lois que je te prescris aujourd'hui, afin que tu sois heureux ?
(Dt, 10,12) -
(159)

Craindre c'est en latin tremo être agité, trembler, devant quelque chose d'où redouter (du grec identique) . C'est la même idée que l'on retrouve dans revereor - craindre mais avec l'idée de respect, honorer ; venerari ne donnant que l'idée de respect.

Or dans l'idée de respect, il y a celle de regarder en arrière (respicio de re et specio) avoir des égards prendre en considération ; specio mot archaique pour regarder qui vient de skeptomai σκεπτομαι- regarder attentivement d'où méditer et réfléchir, se préoccuper de , avoir souci de voir conspicio apercevoir, contempler ou adspicio.

En français respect adjoindra l'idée de distance, comme dans l'expression tenir quelqu'un en respect qui est implicitement contenue dans le fait de contempler qui n'est après tout possible qu'avec cet écart qui permet de mieux voir.

Dans cette stricte adjonction d'aimer et de craindre, on peut discerner ainsi plusieurs idées :

- ne pas assimiler (ou ne pas s'assimiler à) l'objet de son amour. Ce maintien de l'écart qui est évident dans le cas du rapport à Dieu - n'est-ce pas à ce titre le propre même du blasphème que de prendre pour dieu ? - l'est tout autant dans le cas de l'amour pour l'autre que ce soit pour Eros ou philia. L'interdit initial l'avait déjà indiqué : ne pas manger de la connaissance, revient à ne pas se l'assimiler, se l'adjoindre comme outil, se la subordonner. Il en va de même ici. Cet écart, à maintenir autant dans le rapport à Dieu qu'à l'autre, ne signifie pas la peur au sens trivial du terme mais bien l'égard. Une affaire de regard autant que de soin donc. L'étymologie de garder est à ce titre révélatrice. Maintenir cet écart - égard - c'est se donner la possibilité du bonheur, dit ce verset du Deutéronome, c'est empêcher très exactement que le désir puisse jamais s'éteindre d'avoir atteint son objet, c'est ouvrir la voie de la plénitude et non pas de la béance comme l'affirma Socrate

- vivre selon la loi, obéir c'est-à-dire écouter. Écouter l'autre et l'accueillir, renoncer à toute violence et donc négation ou réification de l'autre, le considérer comme l'écrivait Kant non comme un moyen mais comme une fin de son action. Pas plus qu'avec Spinoza ou Rousseau il n'est de réelle contradiction entre liberté et loi, entre obéir et se déterminer par soi-même. Être libre c'est connaître les causes naturelles qui nous déterminent pour Spinoza ; obéir aux lois qu'on s'est données pour Rousseau. Dans les deux cas, un assentiment. Comme l'écrivit Comte, il n’y a point de liberté de conscience en astronomie, en physique, en chimie, en physiologie ... Qu'il y ait ici une part de renoncements est exact : ne serait ce qu'à l'illusion que nous pouvons nourrir d'une liberté absolue et sans conséquences.
Qu'il doive y avoir alors crainte en amour ce serait moins celle de l'autre que celle de soi-même, de cette tendance contre quoi lutter constamment à empiéter sur l'autre

- être à l'intersection exacte de la contemplation et de l'action : tous ces mots le suggèrent, aimer est tout sauf cette passion que l'on subirait. Ce que Socrate met en évidence dans ce passage déjà cité du Philèbe c'est combien la conscience est l'acteur majeur tant du plaisir que de la souffrance, combien le plaisir n'est jamais que ce qui est anticipé sous la forme de l'espérance ou de l'attente, voire actualisé sous la forme d'un souvenir. Aimer est bien un appel à la réunion mais, contrairement aux apparences, non pas de deux corps ou de deux purs esprits, mais de ce qui fait l'humanité de l'homme, de sa double capacité à être à la fois du monde et devant le monde, des sens et de la raison ou, pour reprendre les termes de Mt, 22, 36-40, des coeur, âme et pensée - καρδίᾳ, ψυχῇ et διανοίᾳ. Pour autant qu'il n'y ait de vie que par organisation d'un système complexe en lien avec un environnement tout aussi complexe ; que, par ailleurs la vie soit effectivement ce qui, au moins provisoirement, parvient à générer de la néguentropie, qu'enfin le désir soit à la fois signe de l'écart et tendance à le combler sans pouvoir jamais y parvenir réellement, sans doute faut-il la considérer comme un équilibre - une corde tendue entre la bête et le Surhumain, — une corde sur l’abîme - quelque chose comme une danse pour autant qu'elle demeure l'art de la chute rattrapée. Aimer est ainsi affaire de tropisme - τροπος - de tour, de contorsion, de retournement tel l'homme dans la caverne de Platon. Il n'est pas un geste, appris depuis notre enfance, pas une attitude intellectuelle non plus qui suive véritablement le mouvement spontané de notre corps : placer ses doigts sur le violon, ajuster son geste pour écrire, ni la danse évidemment ; encore moins la pensée. Aimer c'est trouver et trouver ainsi c'est tordre.

Oui, cette position si délicate et difficile, tellement instable s'apprend et se réinvente à chaque instant - c'est celle de ces fils que l'on noue et croise. C'est pour cela, précisément, qu'aimer est démarche et chemin, effort ou engagement, invention continue et lutte contre ce qui s'effiloche ; quotidien parce qu'effort de chaque instant.
Mais banal, sûrement non !

 

 


153) cf cette page écrite en 2012

154) H Arendt ITV avec J Fest

Par conséquent qu'y a-t-il là de particulier ? Je ne prendrai en compte qu'Eichmann parce que je le connais. Et je dirai tout d'abord ceci : eh bien, c'est le fait de participer, c'est  au sein  de la participation,  lorsque  de nombreux individus agissent de concert, que naît la puissance. Aussi longtemps qu'on est seul on est toujours impuissant,  si fort soit-on. Ce sentiment de puissance qui naît de l'action de concert n'est nullement  mauvais en soi, il est universellement humain. Et il n'est pas bon non plus : il est tout simplement neutre. Il s'agit simplement là d'un phénomène humain universel qu'il faut décrire en tant que tel. Cette action procure un sentiment de plaisir extrême. Je ne vais pas commencer à me lancer dans des citations à ce sujet - on pourrait le faire pendant des heures s'agissant de la Révolution américaine. Je dirais ici que la perversion propre à l'action consiste dans le fait de fonctionner, et que, ce fonctionnement procure un sentiment de plaisir qui est toujours présent ; mais je dirais aussi que tout ce qui est en jeu dans l'action, y compris dans le fait d'agir de concert - délibérer ensemble, parvenir à des décisions précises, endosser la responsabilité, penser ce que nous faisons -, tout cela est éliminé dans le fait de fonctionner. Nous avons ici affaire au fait de tourner purement à vide.

Et c'est le plaisir de ce pur fonctionnement qui était tout à fait évident chez Eichmann. Je ne crois pas qu'il était mu par un désir de puissance. Il était le fonctionnaire type. Et un fonctionnaire, lorsqu'il n'est rien d'autre qu'un fonctionnaire, est vraiment un homme très dangereux. Je ne crois pas que l'idéologie ait joué un grand rôle là-dedans . C'est cela qui me paraît décisif.

 

155) K Jaspers La culpabilité allemande, p. 81

Etre coupable au sens métaphysique, c'est manquer à la solidarité absolue qui nous lie à tout être humain comme tel. Ce sentiment de culpabilité reste en nous comme un appel inextinguible, même là où l'exigence morale perd son sens. Cette solidarité se trouve blessée lorsque j'assiste à des actes injustes et criminels. Il ne suffit pas que je risque prudemment ma vie pour les empêcher. S'ils s'accomplissent en ma présence, et si je survis alors que l'autre est tué, une voix parle en moi, et je sais:· du fait que je vis encore, je suis coupable .

156) Platon, Apologie de Socrate, 31d

157) Spinoza, Ethique, III, Proposition 9, scolie

158) j'ai consacré il y a bien longtemps déjà quelques lignes à cette expérience du regard

159)cf aussi :

Quel est l'homme qui craint l'Éternel ? L'Éternel lui montre la voie qu'il doit choisir. Ps,25,12

Le commencement de la sagesse, c'est la crainte de l'Éternel ; et la science des saints, c'est l'intelligence. Pr,9,10

Mieux vaut peu, avec la crainte de l'Éternel, qu'un grand trésor, avec le trouble Pr15,16

Celui qui craint l'Éternel possède un appui ferme, et ses enfants ont un refuge auprès de lui. La crainte de l'Éternel est une source de vie, pour détourner des pièges de la mort Pr, 14,26