μεταφυσικά
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Digressions en forme de confidences

Aimer Confessions
l'amour comme engagement Les quatre mots de l'amour
l'amour comme acte de la haine
l'amour comme religion  
Intimité & pudeur  

 

 

L'honnêteté me pousse d'ailleurs à me demander pourquoi j'aborde ici la question si tard quand j'eusse pu commencer par elle. Suis-je moi-même victime de ce rationalisme étriqué qui pousse à mettre de côté l'amour comme l'un de ces sujets sur quoi il n'y aurait rien à dire ou de si confus qu'il vaudrait mieux s'en dispenser, si subjectif qu'on ne saurait rien en dire qui ne fût au mieux banal, au pire sot ; ou bien encore de cette convenance bourgeoise pour qui le moi demeure toujours haïssable sur quoi, quitte à faire la part du feu, il vaut mieux jeter un voile de discrétion ou de cette invraisemblable - et pour moi aussi insondable qu'incontournable - pudeur qui me fait toujours renâcler à évoquer ce qui m'engage le plus.

Comment oublier que j'aurai grandi dans ces contrées de l'Est, où le protestantisme avait la part belle mais où Calvin avait laissé ses traces roides, rugueuses et maussades, le judaïsme une présence désormais paisible et où le catholicisme pas loin d'être minoritaire fut bien contraint de s'essayer à la tolérance !

Comment oublier qu'ici on se mariait souvent en noir ? et que la confirmation à l'identique, au lieu de la fête glorieuse que fut la communion solennelle des catholiques rassemblait des mines graves et compassées où la joie ne semblait guère avoir droit de cité !

Dieu était partout qui se distribuait d'entre églises, temples et synagogues, allant même parfois jusqu'à se distribuer le même lieu quand nécessité s'en fit sentir (St Pierre le vieux) mais les corps demeuraient singulièrement absents ! Vin et bonne chère adoucirent bien un peu ces mines sombres mais je ne saurais jamais oublier l'enfant, à la fois effaré et fasciné, comme si là quelque secret s'ourdissait à quoi il n'avait nulle part, qui voyait ces cohortes de fidèles aux regards fuligineux et aux visages bilieux se précipiter au culte protestant de St Guillaume qui conféraient ainsi à l'amour de Dieu des allures de macabre procession qui eussent converti à l'athéisme moins enjoué que moi.

Ce n'est pas pour autant qu'avoir des sentiments fût interdit quoiqu'il en fût de plus honorables que d'autres mais indubitablement les exprimer eût été de la dernière inconvenance. Je demeure, aujourd'hui encore, ébaudi devant la volubilité, l'aménité et la pétulance de ceux qui réchauffèrent leur coeur sous des cieux plus méridionaux ; demeure gourd, comme paralysé quand il faut d'un simple geste manifester quelque affection ou tendresse : je n'oublie pas l'impuissance d'une mère pourtant aimante à embrasser ses fils autrement que de manière fugace et uniquement pour de grandes occasions et me souviens avec émotion du sursaut de retenue qu'il fallut à ce père pour ne pas dire sa fierté et son immense dévouement quand tout dans ses yeux en clamait la puissance. La braise couvait bien en leur coeur qu'une incroyable roideur empêchait néanmoins de percer.

Je grandis comme eux et ne désappris que lentement cette paralysie du geste : le jeune homme que je fus répugna à tenir la main de sa jeune épousée en public et ne s'y résigna que si maladroitement ; le père que je fus dut à l'acharnement de ses trois filles de parvenir enfin à briser cet engourdissement. Faut-il le regretter ? je ne le crois pas même : inutile de réécrire l'histoire et si la raison voudrait que l'on découvrît une juste mesure entre la catalepsie et l'exhibition, je sais trop combien ces us, gravés au coeur de notre enfance, composent trop indélébilement cette musique intérieure qui longe notre chemin comme autant de fondrières que nous enjambons si maladroitement.

Je sais aujourd'hui qu'il me faudra revenir et sur cette pudeur et sur cette intimité à quoi j'avais déjà consacré quelques lignes : elles constituent tellement les jalonsj, je le sais aujourd'hui pour l'avoir longtemps oublié, à partir de quoi l'individu s'éploie. Dans ce redoutable jeu d'équilibre où le je invente son identité tout en maintenant le lien avec l'autre ; dans cette invraisemblable boucle de rétroaction où il lui faut à la fois se distinguer et se reconnaître, se séparer et se lier à l'autre sans quoi il ne serait que putride illusion ; se diviser et réunir, où je conçois plus que jamais le grand oeuvre de l'être, oui, dans cette spirale indéfiniment lovée, pudeur et intimité m'apparaissent à la fois comme la seule combinaison pour ne point se dissoudre, mais la seule offrande encore pour ne point se cloîtrer.

Dois-je l'avouer ? ces pages sur le silence, plus encore celles sur la transmission me furent de celles écrites, les plus ardues à achever comme si de trop approcher ce qui me touche au plus près m'avait fait redouter de trop dévoiler : tenter la métaphysique, décidément, abat trop vite les paravents rationnels derrière quoi j'avais coutume de me réfugier. Conche, décidément a raison.

Je demeure sans doute cet enfant qui rêvassait à la fenêtre de sa grand-mère : cessons-nous d'ailleurs jamais d'être cet enfant perdu ? le devons-nous d'ailleurs ?

Coincé entre deux mondes aussi inquiets l'un que l'autre qui suintaient trop la tragédie paresseusement tue mais pour cela entêtante, pour l'un ; trop la misère aride pour ne pas chercher à l'enjoliver, mais pour cela tellement contrefaite, pour l'autre ; deux mondes pourtant dont je participais indéniablement mais me demeuraient tellement étrangers, cependant. Mondes sans doute trop étriqués que mes parents fuirent dès qu'ils le purent, pour s'en inventer un autre, étrangement semblable, où le silence de l'un et l'aimable affection de l'autre formèrent cet autre rempart qui me sépara longtemps de moi-même.

Oui, je demeure, spectateur presque encore innocent, devant ce manège qu'on appelle la vie que je parviens parfois à presque comprendre mais où je demeure malhabile à tournoyer sans ce haut-le coeur qui transpire parfois le dégoût souvent le vertige.

Saurais-je évoquer mes amours, leurs illusions de puissance, leurs verdicts implacables de torpeurs ? évidemment, non ! Tout juste puis-je concéder cette puissance d'exister où Spinoza concevait la joie, ce moment rare où la main au lieu de demeurer gourde, parvint enfin à saisir ; où je conçois pour ma part l'incarnation. Ce moment rare où le dualisme feint de s'effacer qui condamnait ce corps trop lourd au vulgaire et l'esprit si virtuel à la paralysie, ce miracle où être-là possède enfin un sens.