μεταφυσικά
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l'amour comme engagement Les quatre mots de l'amour
l'amour comme acte de la haine
l'amour comme religion  
Intimité & pudeur  

 

 

 

Nul sans doute plus que les grecs ne surent décliner l'amour en autant de grades ou d'étapes réservant à chacun un mot, un récit, un dieu ...

Des termes, en tout cas, qui vont du local, fini et déterminé au global, infini et indéterminé dessinant ainsi sinon une carte du tendre en tout cas une véritable pyramide où la hiérarchie a sa place.

Eros - ἔρως

Dans le Banquet, deux discours, l'un de Socrate, l'autre d'Aristophane : tous les deux suggèrent à partir de récits très différents, la même idée de manque.

Que ce soit dans le récit étonnant de la conception d'Eros (203c) arrachée lors d'une fête à un Poros ivre et à moitié endormi par une Penia manoeuvrière, ou dans celui de cette humanité originaire que Zeus (190a) punit d'avoir voulu se mesurer à lui en la séparant, Eros apparaît moins comme une valeur positive que comme le résultat sinon d'une catastrophe, en tout cas d'un manque.

C'était en tout cas en reconnaître les multiples dimensions :

- on n'a, par définition, de désir que de ce qu'on n'a pas ou n'est pas. Eros en tant que fils de Penia traduit ce dénuement au moins autant que cette humanité qui déchirée n'a plus d'autre ressource que d'aller en quête de cette autre partie de soi perdue.

- Eros est le principe, en tout cas la forme que prend la dynamique humaine : s'il n'était fini et toujours en manque de quelque chose, jamais l'homme ne se serait mis en mouvement, n'aurait développé art, connaissances et cité. Reprise tout au long de l'histoire de la philosophie, ce retournement qui fait de sa faiblesse la plus grande des forces humaines peut tout aussi bien apparaître comme un subtil lot de consolation ou bien encore comme une jolie figure de la dialectique, on la retrouve en tout cas du récit prométhéen à Rousseau

- il y a, à la source du désir humain sinon une faute en tout cas une rébellion contre les dieux. Même si le récit de la Genèse prend des significations évidemment très différentes de celui des mythes grecs, n'en demeure pas moins l'idée d'un rapport conflictuel, difficile entre l'humain et le divin. Vernant le montre bien : dans le souci qui est le sien de fonder un ordre stable, Zeus qui ne sait pas trop quoi faire de l'homme va se heurter à un Prométhée soucieux de ne pas les voir trop défavorisés. Prométhée est un titan : quelque chose comme un intermédiaire entre divin et humain. Eros aussi. Dans les deux cas, la ruse a son rôle - important.

Très grecque dans son esprit demeure cette idée que ce qui donne de la valeur aux choses ou aux êtres n'ait lui-même aucune valeur. Eros est l'aiguillon, celui qui stimule, qui pousse et entraîne (pulsion freudienne) - ce que dit très exactement le verbe ago ( du grec identique) d'où nous avons tiré agir. Socrate n'aura aucune difficulté à mettre en évidence la finitude du désir, trop étroitement lié à tel corps, à tel individu pour ne pas être nécessairement frustrant et frustré. La mécanique est en place, dès l'abord, qui va pousser l'homme de bien à quêter la Beauté en soi, à l'aller chercher dans les Idées éternelles plutôt que dans l'illusion des sens, invariablement fallacieux. D'où la distinction très rapide d'entre un Eros vulgaire et céleste. Métaphore du désir, Eros n'est pas divin - tout juste un intermédiaire - et donc le lieu où tant la quête que défaillance se peuvent produire. Socrate a parfaitement vu le dilemme du désir : il s'appuie sur un manque qu'il ne peut combler sous peine de se nier lui-même. Il est quête, beaucoup plus que conquête. Il n'est pas plaisir ; justement.

Très grecque encore cette dévalorisation de l'amour physique, que ni le judaïsme ni le christianisme n'ont ainsi inventée mais ont trouvée toute prête dans l'arsenal philosophique grec : il n'est que la pulsion d'un individu fini, limité, pour un objet, limité lui aussi. Nulle recherche d'un quelconque absolu, il n'est que l'assouvissement trompeur, parce que sensible, d'un désir de combler un manque par ailleurs irréversible. La seule voie possible, en s'extrayant du sensible, demeure encore de passer de la quête d'un objet beau à celle du Beau en soi. La métaphysique de l'amour qu'introduit Platon est celle de ce déplacement qui de l'amour du beau corps glissera vers la contemplation du Beau seule capable de combler la carence d'être mortel. Véritable cheminement vers la sagesse, Eros, conduira l'homme de la quête d'éternité frustrée via le beau corps, à la quête des belles âmes, des belles actions avant enfin de le conduire à la connaissance seule capable de lui conférer quelque éternité. Mais manifeste dévalorisation quand même parce que de fin en soi, Eros ne pèse alors plus que comme moyen, comme chemin.

Grandeur et misère, tout à la fois, de l'humain ; impasse en même temps que propédeutique, ce n'est rien de dire qu'Eros est ambivalent - et le rapport à lui que Platon préconise.

Les grecs auront en tout cas parfaitement vu combien il est, parce que sensible, non seulement fallacieux et incommunicable, représentant à ce titre une prison même pas toujours dorée, mais étroitement lié à la conscience individuelle. Au même titre qu'il n'est d'amour que de ce qu'on n'a pas, il n'est de conscience que de quelque chose, et qui plus est qui diffère de soi. Cette conscience dont nous avons déjà relevé qu'elle inaugurait un rapport au monde inédit, où le sujet à la fois est de, dans et devant le monde, sans plus jamais pouvoir coïncider avec lui, ni pouvoir véritablement le dépasser, cette conscience qui peut être dite malheureuse mais conduit en même temps à tous les excès de l'hybris, dérapage majeur pour un grec, cette conscience est en même temps ce qui conditionne le désir lui-même.

 

Et de même, si tu n’avais pas de mémoire, tu ne pourrais même pas te rappeler que tu aies jamais eu du plaisir, ni garder le moindre souvenir du plaisir qui t’arrive dans le moment présent. Si, en outre, tu n’avais pas d’opinion vraie, tu ne pourrais pas penser que tu as du plaisir au moment où tu en as, et, si tu étais privé de raisonnement, tu ne serais même pas capable de calculer que tu auras du plaisir dans l’avenir. Ta vie ne serait pas celle d’un homme, mais d’un poumon marin ou de ces animaux de mer qui vivent dans des coquilles ! Est-ce vrai, ou peut-on s’en faire quelque autre idée ?
(Platon, Philèbe, 22c)

C'est bien ici tout le paradoxe de l'amour, et ce sera en même temps toute sa difficulté dans son interprétation chrétienne ultérieure : il est individuant ! Cette séparation, ce manque qu'il est supposé chercher à combler, en réalité il le consacre. Arme à double tranchant, voie mais aussi étroite que peut l'être le fil du funambule, Eros triche et truque, ment souvent et promet de combler une crevasse qu'il ne cesse en réalité de creuser.

Philia - φιλία

Elle désigne plus particulièrement l'amitié par opposition à l'amour même si elle possède des qualités qui l'en rapproche. La grande différence plutôt bien théorisée par Aristote tient en ce qu'elle est non pas séduction - qui pousse au mensonge ou à l'illusion - non pas recherche de plaisir - qui ramène à soi - mais recherche de l'autre en tant qu'autre, souci du bien de l'autre de manière désintéressée. Philia renvoie au bien vivre, à la recherche de l'harmonie - à ce titre elle est dépassement de soi avec l'autre mais jamais négation de soi.

Philia qui entre dans la composition du mot philosophie a cet immense mérite, outre qu'il permet d'éviter ce qu'Eros peut avoir de sulfureux, d'engager le rapport à l'autre : on n'a plus à faire seulement à un être tronqué, uniquement préoccupé de combler une mutilation originaire, non plus qu'à un individu égocentrique - pour autant que ce terme ait un sens dans l'Antiquité grecque où l'on se définit plutôt par son appartenance sociale, familiale ou terrienne - obsédé uniquement de son propre être et aisément enclin à faire de l'autre l'outil de sa réalisation, mais à un être social, ouvert, et qui cherche à se dépasser dans la relation à l'autre. Une approche qui n'est au fond pas si éloignée que cela de celle de Spinoza pour qui l'amour est puissance et joie. Pour Aristote, finalement nulle opposition entre amour et bonheur qu'il appelle eudaimonia (εὐδαιμονία) et qu'on peut traduire par épanouissement.

Philia est lié étymologiquement à la notion de pacte (foedus) mais aussi de confiance ( πιστις - terme que les chrétiens utiliseront pour désigner la foi) : il vient donner à la notion d'intime ce qu'Eros était incapable d'offrir. Font désormais partie de l'intime, tout ceux qui s'approchent et à qui j'accorde confiance mais qui réciproquement me l'accordent. Parce que c'est un pacte, parce qu'il reproduit à l'intérieur, notamment dans l'espace intime du foyer, ce qui, à l'extérieur fonde la cité, elle suppose la réciprocité, l'échange et permet ainsi à la ligne qui sépare le public du privé à la fois de demeurer protectrice mais de devenir franchissable.

Avec un peu d'ironie on peut avancer sans trop de risque que philia a évidemment des allures respectables que ne saurait toujours avoir Eros ! Si ce dernier trouble et dérange, se donne parfois des allures de révolte et remet assez aisément en question l'ordre social, en s'en faisant comme avec Sade par exemple, un étendard coutumier, philia, en revanche correspond avec tant d'aisance à ce voeu de juste milieu qu'affectionnait Aristote qu'il n'est pas à s'étonner que dans les rangs de la philosophie autant que de la morale, elle en vînt rapidement à supplanter Eros au panthéon des valeurs amoureuses.

Philia fait taire la bête ou, en tout cas la terre en des recoins où on ne l'entendra plus bramer.

Storgé - στοργή

Version plus familiale de philia, il désigne le sentiment, la tendresse pour un enfant. Le verbe correspondant - στεργω - qui dit chérir et dit la tendresse signifie également supporter, se résigner à comme si ce sentiment, relevant plus de la passion que de l'action, était comme le passage obligé, à quoi nul ne saurait se soustraire, passage limité deux fois, dans l'espace d'abord parce qu'il ne concerne que le cercle étroit du foyer ; moralement ensuite de n'être même pas le fruit d'un acte libre.

Agapè- ἀγάπη

ἀγάπη - si difficilement traduisible - que l'on traduit par charité mais qui va décidément bien au delà désignait pour les grecs l'amour désintéressé, divin, universel.

 

De l'intimité et de la pudeur comme construction de l'individu