μεταφυσικά

L’individu, la mort, l’amour en Grèce ancienne, les « Lundis de l’histoire » avec Jean-Pierre Vernant

 

Émission, du lundi 26 juin 1989, les « Lundis de l’histoire » sur France Culture : avec Jacques Le Goff, Jean-Pierre Vernant, Françoise Frontisi-Ducroux et Paul Veyne.

Pour toutes les transcriptions, faites par Taos Aït Si Slimane, disponibles sur ce site, l’oralité est volontairement respectée. Merci à tous ceux qui me signaleront les imperfections de ce travail artisanal, publié initialement sur le blog Tinhinane, le samedi 20 janvier 2007 à 14 h 21.

Préambule de l’émission : Avec Jacques Le Goff, Jean-Pierre Vernant, Françoise Frontisi-Ducroux et Paul Veyne, nous voici autour du livre de Jean-Pierre Vernant, « L’individu, la mort, l’amour en Grèce ancienne ». Une émission passionnante sur l’imaginaire du corps humain dans une société qui a donné un corps à ses Dieux. Corps idéal des Dieux Grecs, d’un côté, corps ou sous-corps des hommes confrontés à la mort et au vieillissement. Comment brille-il, ce corps, malgré tout, de son rayonnement individuel ? C’est le thème de cette émission que je vous propose d’écouter, maintenant.

Jacques Le Goff : Notre émission, ce matin, va être consacrée au livre que Jean-Pierre Vernant vient de publier aux éditions Gallimard. « L’individu, la mort, l’amour » et le sous-titre qui précise, la civilisation, l’époque, le thème même, « soi-même et l’autre, en Grèce ancienne ». Et, pour parler de ces grands sujets et de ce grand livre, sont réunis, autour des micros des « Lundis de l’histoire », l’auteur, Jean-Pierre Vernant, professeur honoraire au Collège de France, Françoise Frontisi-Ducroux, maître de conférences au Collège de France, et Paul Veyne, lui aussi, professeur au Collège de France.

Jean-Pierre Vernant, cet ouvrage, dont je dis tout de suite que c’est un grand livre, un beau livre, qui a, on le voit, une profonde unité, qui me semble être celle de votre œuvre même et de votre pensée, est un recueil d’articles. Quel est, justement, l’unité de cet ouvrage ?

Jean-Pierre Vernant : C’est en effet un recueil d’articles. Ce sont des articles qui ne sont pas très anciens. Je veux dire que ça représente, dans mon travail, ce à quoi je suis attaché depuis, disons, ces 10 dernières années. Comme il arrive, parfois - en tout cas comme il m’arrive, à moi, souvent - c’est en quelque sorte après coup que l’unité profonde de ces textes m’est apparue, au point que je me suis demandé si je ne répétais pas tout le temps la même chose en ayant l’air d’aborder des sujets les plus divers. « L’individu, la mort, l’amour », au fond, l’individu, c’est le problème qui est central, qui est par derrière et qui fait l’objet d’une dernière étude qui est, franchement alors, consacrée à ce problème et qui essaye de situer dans l’histoire de la Grèce classique et en la prolongeant, le problème de l’individu. Pourquoi, autour de cette question, la mort et l’amour, vont-elles intervenir ? Le point central, c’est qu’il y a un paradoxe dans le monde grec. Il y a un paradoxe parce que c’est une société où l’individu apparaît, et apparaît assez vite, à la fois dans les formes politiques, dans le droit, dans le fait qu’il y a une vie privé, et que nous nous sentons, sur ce plan, en résonance avec eux. Mais, en même temps, c’est une culture tout à fait différente de la nôtre. C’est-à-dire, qu’il n’y a aucun sens du péché, il n’y a pas, non plus, le sentiment, de ce qu’on appelle, d’un moi intérieur, d’un sujet intime, d’un secret de la conscience de soi. Et, par conséquent, ce qui est fondamental, pour définir l’individu, c’est certainement son corps. Il n’y a pas d’individu sans un corps, sans un visage qui dit ce qu’il est, c’est son nom, ce sont ses différents statuts sociaux qui sont fondamentaux. Quand un héros se présente dans l’Iliade, il dit non seulement son nom mais il dit toute sa généalogie, donc on est tous là, et on est, d’une certaine façon, tous les statuts sociaux dans lesquels on est engagé. Mais comme c’est une culture qu’on a appelée culture de la honte et de l’honneur, c’est-à-dire où l’on est ce que l’autre voit de soi-même, pense de soi-même, où ce qui compte c’est de ne pas perdre la face, où l’on existe dans la mesure où autrui vous reconnaît et vous met à une certaine place et où, par conséquent, l’élément fondamental n’est pas d’accomplir son devoir, la notion de devoir n’est pas une notion qui est importante, mais d’acquérir du renom et de la gloire. On est donc, toujours, soit l’écho que vous renvoi la société de vous-même, soit ce que vous lisez de vous-même dans le regard de l’autre. Je m’étais intéressé à ce problème de l’autre, des formes que l’altérité avait revêtues en Grèce. J’ai publié un petit livre qui s’appelle « Figure de l’autre, en Grèce ancienne » et par conséquent je me suis aperçu que tous ces cheminements, que j’avais suivis, venaient converger dans ce problème de : qu’est-ce qu’être soi-même ? Qu’est-ce que l’identité ? Qu’est-ce qui fait qu’un Grec peut dire : Je suis celui-là, et non un autre ? Et s’il ne peut le dire qu’à travers le regard de l’autre, alors il est intéressant de voir comment, ce qui pour les Grecs constituent l’autre de l’homme, l’autre de l’homme sous la forme des Dieux, des visages des Dieux. Ces Dieux qui sont aussi des individus mais qui ont une singularité contrairement à notre conception de Dieu ? Ce n’est pas un Dieu qui est tout, qui est un absolu, ce sont des Dieux qui sont individualisés par leur nom et leur fonction. Comment se joue le rapport entre l’individu humain et l’individu divin, d’une part ? Et d’autre part, la mort, les Grecs ont pensé la mort, ont réfléchi sur la mort, ont essayé de la figurer. La mort est un retour au chaos, pour eux. C’est l’horreur absolue, d’une certaine façon, donc, l’abolition de la singularité. On n’a plus de figure dans la mort. Eh bien, comment est-ce que le Grec peut affronter cela, dans le cadre d’une religion qui n’a pas élaboré l’idée que chaque individu a son âme immortelle qui est lui-même et qui par conséquent lui survivra ? Çà n’existe pas. Alors comment peut-on traverser cette espèce d’espace de chaos qui doit nous engloutir tous et qui distingue l’homme des Dieux ? Comment est-ce qu’on peut le traverser et tout de même avoir le sentiment que l’individualité va jouer son rôle ? Et, troisième point, l’Amour : toute une série de textes qui ont essayé de problématiser l’amour, comme aurait pu dire Foucault, comme il l’a dit, c’est-à-dire non seulement de le vivre mais d’essayer de réfléchir sur ce problème, ont insisté sur le fait que dans l’autre c’est soi-même qu’on aime, mais qu’on ne peut s’aimer, se chercher et tenter de se retrouver qu’à travers l’élan qui vous entraîne vers l’autre. Alors, là, toute une série de problèmes. Si je ne peux m’atteindre, dans ce qui fait mon individualité qu’à travers le désir que j’ai de l’autre et un désir qui ne peut jamais, ici bas, être comblé, ça veut dire que je ne peux pas me retrouver moi-même et que par conséquent s’ouvre une espèce de fissure où viendra s’introduire, plus tard, l’idée que ça n’est pas dans l’autre, c’est ce qu’on ferra Plotin, c’est pas en recherchant mon image dans l’autre mais en recherchant à l’intérieur de moi-même par une ascèse spirituelle qui va être un souci de soi, comme disait encore Foucault, c’est par là, que je vais essayé de me retrouver.

Jacques Le Goff : Jean-Pierre Vernant, vous venez, en même temps, d’indiquer, je crois, à nos auditeurs que l’essentiel de votre réflexion et de votre enquête s’est porté sur des périodes plus anciennes, parce que c’est peut-être là que l’on voit mieux la réalité de ces grands thèmes, mais vous avez aussi montré la trajectoire des Grecs vis-à-vis de ces problèmes fondamentaux jusqu’au moment, où à la vieille du christianisme, puis avec le christianisme -dont il ne faut pas oublier que ses racines grecques sont loin d’être négligeables- quelque chose va changer dans le regard de l’individu sur soi-même. Et, je reprendrais aussi cette formule, parmi vos belles formules, belles parce qu’elles sont profondes, « Comment faire un soi-même avec de l’autre ? »

Jean-Pierre Vernant, parmi ces grands thèmes, le premier, donc, que vous nous proposez c’est le thème de la figure des Dieux. C’est le thème du corps divin, car, ainsi que vous l’avez indiqué, les Dieux Grecs ont un corps. Et, à ce sujet, je me permets de signaler la récente parution du beau livre de Giulia Sissa et Marcel Detienne, « La vie quotidienne des Dieux Grecs », chez Hachette, et je rappelle à nos auditeurs que pour cette émission, comme chacune de nos émissions, ils peuvent se procurer la bibliographie essentielle, sur le sujet traité, en écrivant aux « Lundis de l’histoire », France Culture, Maison de la Radio, 116 avenue du Président Kennedy, Paris XVIe.

Paul Veyne : Je voulais dire, d’abord, combien ce livre est bien écrit et même exceptionnellement bien écrit. Je n’entends pas par là que Vernant orne de belles phrases des faits historiques qui existeraient en soi et qu’il écrit bien, qu’il a un joli coup de plume. Je veux dire qu’il a entrepris de peindre des idées neuves et de les peindre sans poncifs. C’est là que le fond et la forme, si j’ose dire, sont inséparables parce que le poncif serait à la fois laid et faux. On voit, ici, si vous voulez, combien ce livre s’apparente à ce qu’on pourrait appeler la grande peinture d’histoire, de la peinture de paysages qui est à la fois vraie et belle et ce n’est pas séparable. Ce n’est pas une question d’élégance de plume. Ça touche au fond même du problème, arriver à peindre avec subtilité des choses qui sont difficiles à saisir.

Jacques Le Goff : Oui, nous savons, un problème pour des historiens, c’est ce que Michel de Certeau a appelé l’écriture de l’histoire. Et je crois que nous en avons là, un très bel exemple de réussite.

Jean-Pierre Vernant, donc, le corps des Dieux, les Dieux ont un corps, quel corps ? Quel corps par rapport à ceux des humains ? Les Dieux ne sont que des humains, peut-être un peu mieux que des humains ?

Jean-Pierre Vernant : Certainement ! Les hommes pensent, ou imaginent leurs Dieux à partir de leur propre expérience. Ce qui m’a paru intéressant, c’est que quand nous disons le corps, nous, nous avons toujours, par derrière, l’idée qu’il y a le corps et puis qu’il y a autre chose, qu’il y a l’âme. Et pour nous le divin est du côté de ce qu’on appellerait, entre guillemets, le spirituel. Mais précisément, au moins pour toute la période archaïque, pour tous les textes épiques, et au fond, je crois, on peut dire la première apparition dans nos textes poétiques d’un changement c’est chez Pindare lorsqu’il parle de la psuké en disant qu’elle n’est pas – la psuké c’est l’âme, nous la traduisons par l’âme - et bien entendu chez Homère ce n’est pas l’âme, les hommes n’en ont pas, ils deviennent des psukés, ils deviennent des fantômes. Ce que nous appelons âme c’est le fantôme, le simulacre du corps une fois qu’on est mort. Un simulacre qui est tout à fait semblable et qui en même temps est complètement vide. Alors, à partir de là, s’il n’y a pas d’opposition entre l’âme et le corps, qu’est-ce que c’est que le corps ? Qu’est-ce que c’est que le corps d’un héros Grec ? Qu’est-ce que c’est que le corps pour un Grec du Ve siècle ? Et en quoi les Dieux pourraient-ils exister s’ils n’avaient pas de corps ? Exister, et exister individuellement c’est avoir un corps et un nom. Sa singularité, son corps est impensable. Alors, le problème était d’essayer de cerner, je dis bien d’essayer, pourquoi ? Parce qu’évidemment il y a un paradoxe. Les Dieux ont un corps mais ce corps, et j’ai employé cette formule, j’ai dis qu’ils ont un sur-corps et nous un sous-corps. C’est-à-dire que le corps ce n’est pas seulement une planche anatomique ou des circuits physiologiques. Le corps pour les Grecs c’est une espèce à la fois de blason de ce que l’on est et en même temps, sous forme concrète, toutes les pulsions, toutes les forces et toutes les valeurs de beauté, de jeunesse, ou au contraire de décrépitude qui font qu’on est ce qu’on est. Alors, l’opposition est, sur ce plan, radicale entre le corps des Dieux qui est invisible mais qui est invisible parce qu’il est trop lumineux, par excès de splendeur, parce qu’il rayonne à ce point qu’on ne peut pas le regarder en face. Donc, le corps qui est le plus corps, par son rayonnement, sa juvénilité, la constance de ses valeurs, sa non mortalité, ce corps-là vous ne pouvez pas le voir. Et le corps des humains, il est un sous corps, il est un reflet pâle et défraîchi et surtout soumis à toute sorte de vicissitudes au cours de la journée où l’on se fatigue, jamais on ne fait quelque chose sans éprouver la nécessité de réparer ses forces, c’est un corps qui s’use quotidiennement, et qui a travers la vie passe de la beauté, de la jeunesse, de la grâce à la décrépitude et à la faiblesse. Alors, l’opposition, c’est celle d’un sous-corps humain qui n’est pas vraiment corps et ce qu’il faudrait essayer d’obtenir ce que d’une certaine façon le héros essaye à travers sa vie d’obtenir grâce à la gloire c’est précisément quelque chose qui est semblable à ce sur-corps divin, à un rayonnement qui va continuer de génération en génération. Une identité qui ne serait pas soumise à la décrépitude, ni aux vicissitudes du temps. Voilà, ce que j’ai essayé de monter.

Jacques Le Goff : Oui, bien entendu, entre le sous-corps de l’homme et le sur-corps des Dieux il y a une différence tout à fait essentielle à la fin, c’est que ces vicissitudes du sous-corps de l’homme qui le condamnent, sauf exception dont on reparlera, au vieillissement, à la décrépitude, finit dans la mort. Les Dieux sont immortels ?

Jean-Pierre Vernant : Les Dieux sont immortels mais, là aussi, avec peut-être quelques restrictions. D’abord, il y a un paradoxe de ce sur-corps. Dans la mesure où il est un sur-corps et où le seul corps que nous connaissions est le nôtre et que lui est au-dessus, il pointe, il se dirige vers quelque chose qui serait le non-corporel, l’au-delà du corporel, une espèce de corps qui n’en serait pas un. Autrement dit, on dit à la fois que les Dieux n’ont pas de sang, que les Dieux ne mangent pas, ne dorment pas mais toutes les descriptions, et Giulia Sissa le montre bien, chaque fois qu’on parle des Dieux ils sont à table comme les hommes, ils leur arrivent de saigner bien qu’ils n’aient pas de sang et ils ont quelquefois un appétit féroce bien qu’ils n’aient pas à manger parce que si on mange c’est justement parce que les forces s’épuisent. Il y a, donc, tous ces paradoxes. Et en particuliers, ce qui fait la valeur divine d’un certain corps, du corps divin, c’est l’intensité de son action. Les Dieux sont des puissances et des puissances qui dans le domaine précis où elles s’exercent sont parfaites. C’est l’accomplissement. Alors, il peut arriver que des Dieux soient mis, par d’autres Dieux ou en raison de fautes qu’ils ont pu commettre, dans un état qui les réduit à une sorte de statut de quasi mort. C’est-à-dire qu’ils ne vont plus se repaître d’ambroisie, ils ne vont plus festoyer dans le bonheur et la lumière avec les autres Dieux, on les met à part, à l’écart. Ils sont mis sur les marges. Et, dans cette espèce d’état, alors, ils sont comme s’ils étaient morts, ils ne peuvent plus agir. Ce qu’on exprimera en disant qu’ils sont enchaînés où qu’ils dorment. Les Dieux qui sont détrônés, quand ils ne sont pas envoyés dans le monde souterrain. Chronos est souvent représenté dormant et renflant. Ces Dieux qui en quelque sorte sont assoupis ne sont pas morts mais cette étonnante vitalité qui définit les corps divins est, chez eux, en quelque sorte mise entre parenthèses.

Jacques Le Goff : Alors, sur ces morts, mis au piquet, il y a un beau texte d’Hésiode dans la Théogonie, nous l’écoutons.

« Là, réside une Déesse odieuse aux immortels, la terrible Styx, fille aîné d’Océan, le fleuve qui va coulant vers sa source. Elle habite, loin des Dieux, une illustre demeure que couronnent des rocs élevés et que de tous côtés des colonnes d’argent dressent vers le ciel. La fille de Thomas Iris aux pieds rapides, y vient rarement, sur le large dos de la mer, signifier un message. Il faut qu’une querelle, un discorde se soit élevée parmi les Immortels. Alors, pour savoir qui c’est qui ment, parmi les habitants du palais de l’Olympe, Zeus envoi Iris chercher, en ce lointain séjour, le grand serment des Dieux. Dans une aiguière d’or elle rapporte l’Eau, au vaste renom, qui tombe glacée au rocher abrupt et haut. C’est un bras d’Océan qui, du fleuve sacré sous la terre aux larges routes, ainsi coule abandon à travers la nuit noire. Il représente la dixième partie des eaux d’Océan. Avec les neuf autres, en tourbillons d’argent, Océan s’enroule autour de la terre et du large dos de la mer avant d’aller se perdre dans l’onde salée. Celle-là, vient seule déboucher, ici, du haut d’un rocher, fléau redouté des Dieux. Quiconque parmi les immortels, maître des cimes de l’Olympe neigeux répand cette eau pour appuyer un parjure reste gisant sans souffle, une année entière. Jamais plus il n’approche de ses lèvres, pour s’en nourrir, l’ambroisie ni le nectar. Il reste gisant sans haleine et sans voix sur un lit de tapis. Une torpeur cruelle l’enveloppe. Quand le mal prend fin, au bout d’une grande année, une série d’épreuves, plus dures encore, l’attendent. Pendant neuf ans il est tenu loin des Dieux, toujours vivant. Il ne se mêle ni à leurs conseils, ni à leur banquet, durant neuf années pleines. Ce n’est qu’à la dixième qu’il revient prendre part aux propos des Immortels, maîtres du palais de l’Olympe. Si grave est le serment dont les Dieux ont pris pour garante, l’eau éternelle et antique de Styx qui coure à travers un pays rocheux.

Françoise Frontisi-Ducroux : Cette supériorité corporelle, que les textes mettent si bien en lumière, que Jean-Pierre Vernant a montrée, se manifeste aussi, on le sait, à un autre niveau, qui est fondamental dans la culture grecque, qui est celui des représentations figurées. Et, la statuaire grecque a précisément, pour fonction de prendre en charge cette perfection du corps divin par rapport à la fragilité du corps humain. On sait, la première fonction de la statue c’est de matérialiser le corps des Dieux. Et les statues qui sont parfaitement anthropomorphes, bien entendu, ne sont en rien réalistes. L’irréalité de cette statuaire est une des façons d’exprimer, justement, cet écart entre la fragilité périssable, dégradable du corps humains et l’éternité, l’immortalité du corps divin. Et cet écart se marque aussi dans les façons, les procédés techniques que les artistes ont utilisés pour représenter le corps des statues qui ne correspond jamais au corps humain réel. L’éphèbe, l’athlète le plus parfait, même au sommet de sa beauté, n’atteint jamais la splendeur du Kouros archaïque, par exemple, qui est réalisé selon des schémas d’une formalisation géométrique, encore moins l’idéalité mathématique, qui constitue le canon de l’époque classique qui est attribuée à Polyclète, qui dans cet équilibre de proportions mathématiques est, justement, une de ces façons de traduire cette idéalisation. Et comme si cette matérialisation plastique de la perfection ne suffisait pas, on sait que, dans l’Antiquité, les statues de marbre, qui sont encore assez éclatantes, étaient recouvertes de peintures, de pierres précieuses, soignées, frottées, ointes d’huiles qui contribuaient, justement, à produire cet équivalent matériel de l’éblouissement, de l’impossibilité de la vue des corps des Dieux.

Jacques Le Goff : C’est une chose qui est assez surprenante, et vous dites bien, Jean-Pierre Vernant, que cette beauté corporelle est rehaussée par ce qui orne le corps, qu’il s’agisse, n’est-ce pas, de ces onguents, de ces couleurs, de ces métaux rares ou, dans le cas de guerrier son armure, ses armes qui ajoutent encore à l’éclat corporel. C’est une sorte d’épiderme, si je puis dire.

Jean-Pierre Vernant : Oui, bien sûr, c’est une sorte d’épiderme et l’épiderme est en même temps blason, et efficace. Quand le guerrier est revêtu de ses armes et qu’il entre dans cet état, qu’est la fureur guerrière, le bronze luit, il pousse un cri et en même temps ses yeux jettent des flammes. Et, de la même façon, la femme, en dehors de la beauté qui est celle de son corps, de sa chair, elle est entourée, elle a un ruban. Par exemple, quand Héra veut séduire Zeus, elle pense au ruban de poitrine. Et ce ruban de poitrine fait partie de son corps. C’est-à-dire, le charme qui en émane, parce que le corps est actif, la séduction, le fait que le désir va être provoqué, dans le cas Héra, chez Zeus, comme jamais ça ne s’est produit, tout cela c’est Héra, c’est son corps mais c’est en même temps les bijoux qu’elle a mis et toutes les séductions vestimentaires, qui en quelque sorte s’incarnent en elle.

Jacques Le Goff : Jean-Pierre Vernant, parmi ce qui fait, donc, du corps des Dieux un sur-corps, c’est qu’ils sont constamment dans la beauté, ils rayonnent la beauté et la jeunesse. Est-ce qu’il y a chez les hommes, dans les corps des hommes, quelque chose qui fait de certains d’eux, des êtres qui se rapprochent des Dieux ? Vous parler de la belle mort, des beaux morts. Qui sont-ils ?

Jean-Pierre Vernant : Ce n’est pas moi qui en parle. Les Grecs en parlent. Le terme kalos thanatos, c’est un terme qui est employé. Oui. Il y a d’abord, les jeux. Les jeux comme les jeux olympiques. Dans ces jeux, le corps de l’athlète, c’est dit, aussi, dans les hymnes homériques, qui voit ces jeunes Grecs s’exercer, ou ces jeunes filles Grecques danser ne peut pas ne pas penser qu’ils sont beaux comme des immortels. Il y a des cas, les jeux, où le corps humains, dans sa jeunesse, dans sa fleur, on ne peut pas le voir sans justement être orienter au-delà même de ce qu’on voit, sans penser que cette lumière qui émane du corps du jeune, cette grâce est un rayon que les Dieux envoient. Le corps humain est comme le miroir qui reflète des valeurs et que ces valeurs ne s’incarnent que dans le sur-corps divin. De sorte que j’ai pu dire, eh ben non, pas du tout, les Grecs n’ont pas pensé que les Dieux avaient un corps comme les hommes, ils ont pensé, d’une certaine façon, l’inverse, à savoir que les hommes avaient un corps qui était une pâle imitation de celui des Dieux, pas le reflet de celui des Dieux. D’ailleurs il y a un cas, très particulier, de celui qui périt à la guerre, qui périt en affrontant l’adversaire au combat, comme dirait Achille, il y a deux choses : il y a le fait que ce qu’il a mis en jeu, c’est sa propre vie, sa psuké. Quelque chose qui, quand c’est perdu ne se retrouve pas et qui par la même est incommensurable au reste. Les richesses, le rang social, tout ça on peut le perdre et le retrouver, même la liberté, on peut être fait esclave et puis finalement redevenir un homme libre. Mais ça, c’est quelque chose de complètement différent. C’est soi-même, c’est son identité en tant qu’être vivant singulier, et vous le jouer, au cours de l’affrontement. Vous jouez tout, tout. Et, vous perdez tout quand vous périssez. Ou, plus exactement, en perdant tout, vous gagnez quelque chose qui est le fait que même pour l’adversaire, quand il voit le jeune guerrier qui a affronté la mort et qui était tombé sur le champ de bataille, alors il dit qu’en lui, panta cala tout est beau, tout sied, tout convient, tout est lumière sur le corps du guerrier qui est mort en pleine jeunesse. Et, ça, alors, c’est une façon pour ces hommes, qui sont peu de chose, qui sont des ondes, des feuilles, des songes qui passent, c’est une façon d’inscrire dans la mémoire collective, dans la pensée du groupe un nom, une carrière de vie, un exploit. Et cet exploit va briller exactement comme le corps divin. Ça, c’est la même mort.

Jacques Le Goff : Oui, vous nous expliquer l’importance fondamentale, dans la culture grecque, d’une part de ce genre littéraire, qui maintient la gloire,...

Jean-Pierre Vernant : C’est l’épopée.

Jacques Le Goff : Qui est l’épopée, et d’autre part du monument funéraire, du séma, du mnéma, qui rapporte la gloire, précisément, de ces morts, thème que nous avons eu l’occasion, aux « Lundis de l’histoire », d’aborder dans une récente émission avec Jasper Svenbro, sur, justement, le problème des stèles funéraires et de tout ceci.

Françoise Frontisi-Ducroux : On a l’impression que le corps du guerrier n’apparaît qu’au moment de la mort. C’est à ce moment-là, comme Jean-Pierre Vernant le montre bien, que le soma existe vraiment. Tant qu’il est vivant, l’individu est un ensemble de pulsions, de choses diverses.

Jean-Pierre Vernant : De force et de membres.

Françoise Frontisi-Ducroux : Et, le soma c’est le corps mais c’est le cadavre.

Jean-Pierre Vernant : C’est le cadavre.

Françoise Frontisi-Ducroux : Et à ce moment-là, panta cala, tout est beau, il est étendu sur le sol comme une statue. Tout est beau, sauf quelque chose qui disparaît, à ce moment-là, c’est le visage. Tout est beau mais ses traits ne sont plus mentionnés.

Jean-Pierre Vernant : C’est vrai, c’est vrai.

Françoise Frontisi-Ducroux : Il y a une différence. Par exemple, lorsqu’Achille apprend la mort de Patrocle, il se désespère, il souille son beau visage, il le déchire. Alors que, lorsqu’il est question du cadavre du corps d’Hector, traîné dans la poussière, c’est sa tête, elle, qui est souillée. Sa tête, autrefois charmante. Les morts ont un beau corps mais ils n’ont plus de traits, ils n’ont plus de visage. Ils leur reste encore une tête, c’est pour cela qu’après, dans l’hadès, ils ne sont plus que des têtes.

Jean-Pierre Vernant : Des têtes vêtues de nuit. Des têtes qui d’une certaine façon n’ont pas de prosopon parce qu’ils sont, si je peux dire, emmaillotés de ténèbres.

Jacques Le Goff : Jean-Pierre Vernant, dans le monde homérique et dans l’épopée ancienne, deux personnages ont, semble-t-il, un statut supérieur. Il y a d’une part le beau mort, le jeune mort, et d’autre part il y a le roi. Est-ce que ces deux statuts sont équivalents ?

Jean-Pierre Vernant : Non. Le roi, si c’est le roi comme Agamemnon, moi, ce que je pense, c’est que, justement, l’Iliade vise à montrer qu’il y a dans la mort héroïque, ou dans l’exploit héroïque, quelque chose qui dépasse, et je dirais même qui est d’une autre nature, y compris que les priorités sociales, que les prééminences sociales, il y a la phrase qu’Achille dit à Agamemnon : toi, affronter la mort au combat, pour toi c’est impossible, tu ne peux pas, tout roi que tu sois. Peut-être, moi, je pense, que si j’ai été sensible à cela, aussi, c’est en raison d’une certaine biographie, c’est qu’on met toujours un peu de soi, j’ai peut-être mis plus de moi dans ce livre que dans aucun autre.

Jacques Le Goff : Cela se sent.

Jean-Pierre Vernant : Ça se sent, bien sûr, d’abord parce que je suis devenu, moi aussi, vieux et décrépi et par conséquent je me laisse aller plus facilement.

Jacques Le Goff : Ça n’est pas pour cela.

Jean-Pierre Vernant : Mais aussi parce que quand je lisais l’Iliade et que je pensais à ça, ces gens qui avaient tout mis dans l’affrontement, je pensais à tous ces jeunes garçons que j’ai vu mourir, jeunes, dans cette période de 40 à 44, dont j’avais le sentiment qu’ils faisaient des beaux morts. Tout d’un coup ce texte me parlait. Il me parlait non seulement des Grecs mais me parlait d’une certaine attitude où toutes les valeurs, qui sont les valeurs sociales communes, dans certains moments sont mises en questions, ne valent plus rien et que les seules choses qui comptent c’est ce qu’on appelle le refus ou l’engagement. De fait, il y a de cela. Il y a une morale héroïque qui est la conscience que les individus peuvent mettre en jeu leur propre vie et en le faisant ce mettre un peu en dehors de tout ce qui est le train-train de la vie quotidienne.

Françoise Frontisi-Ducroux : Si Homère choisit en faveur du héros, il me semble qu’il donne la prééminence à un troisième héros qui est le poète, qui est l’hadès parce que c’est lui en définitif distribue le clèos, avec l’aide des Muses, bien entendu.

Jean-Pierre Vernant : Sans aucun doute.

Françoise Frontisi-Ducroux : Mais sans poète, il n’y a pas de héros. La preuve en est qu’à un moment décisif c’est Achille qui est représenté en position d’Hadès. Lorsque les rois vont, justement, le supplier pour essayer de le ramener au combat, ils le trouvent entrain de jouer de la cithare et de chanter, lui-même, les exploits des héros.

Jacques Le Goff : Achille est vraiment le super héros, dans l’Iliade.

Paul Veyne : Les rois ont beau être les rejetons des Dieux, comme on le dit d’eux par politesse, ils n’ont rien de spécialement fascinants. Et Agamemnon n’est pas un personnage à culte de la personnalité. Il est ce qu’il est avec des qualités et des médiocrités. En revanche, alors, il y a une sorte de perception éblouie devant diverses choses : devant la scène héroïque, devant la beauté masculine ou féminine et, il y a une perception éblouie, enfin une perception, une aperception éblouie également devant le phénomène de la poésie.

Jean-Pierre Vernant : Tout à fait.

Paul Veyne : Alors, ce qu’il y a de frappant c’est que quand ils ont, ce qu’on peut appeler commodément non certes pas le sacré, mot exécrable, une espèce de perception du beau, de l’éblouissant, du divin, ils laissent ça sur les choses. Nous, nous dirions : j’ai été, là, éblouit par la somptueuse toilette de cette dame. Eux, disent : Elle est éblouissante, objectivement, parce qu’elle a pris le fameux bandeau d’Héra. Il n’y a pas d’analyse intellectualiste de la perception, il y a une sorte d’aperception du divin comme nous n’en avons qu’à titre exceptionnel. Et c’est ça qui est saisissant, cette espèce de non découpage intellectualiste.

Jacques Le Goff : Jean-Pierre Vernant, de la mort, vous dites aussi, la mort grecque a deux faces.

Jean-Pierre Vernant : Oui.

Jacques Le Goff : Quelles sont ces deux faces ?

Jean-Pierre Vernant : Elle a cette face qu’est la belle mort. C’est-à-dire, le fait que si je peux l’affronter, de façon délibérée sur le champ de bataille, si je choisi cela, d’une certaine façon, une certaine beauté est déposée sur moi, à travers mon beau corps, à travers un certain type de funérailles, un traitement du cadavre que j’essaye aussi d’analyser. Mais en même temps qu’il y a cela, en même temps qu’il y a cette espèce -comment dire ?- de socialisation et même de glorification de la mort, la mort est digérée, la mort devient un moyen d’entrer dans un monde où la mort ne peut plus atteindre. En même temps qu’il y a ça, il y a aussi le contraire. C’est-à-dire, il y a le fait que la mort est perçue comme une chose absolument répugnante, épouvantable, comme un retour au chaos, à la décomposition du cadavre. Ça, c’est ce qu’en opposition à la belle mort du guerrier, dont les funérailles vont être célébrées, ce qu’on appelle l’outrage au cadavre. Il s’agit de priver l’adversaire de la belle mort en réduisant son corps et lui-même à être moins que rien, à n’être plus rien, ni personne, être défiguré, mangé par les bêtes ou se décomposer en grouillant de verres. Tout cela se trouve dans les textes, aussi. Alors, cette image-là, eh ben les Grecs la connaissent. Et, je crois, s’il n’y avait pas ce sentiment que, d’une certaine façon, la mort est la mise en cause de tout ce qui pour eux est beauté, éclat, appelant ça divin, ce que disais, tout à l’heure Veyne, s’ils n’avaient pas le sentiment que la mort est la négation de tout cela, eh bien, le système ne fonctionnerait pas. C’est parce que la mort est tout ça qu’il faut aussi qu’on arrive, y compris dans sa vie individuelle, à dépasser ce stade et inventer une belle mort. Les deux choses ne sont pas contradictoires, elles sont complémentaires. Et cette mort-là, cette mort horrible, sur le plan de la figuration, c’est évidemment la tête de Méduse, c’est la tête de Gorgones, c’est la monstruosité à l’état pur, c’est une face chaotique, une face d’horreur, et une face que si vous la regarder, et vous ne pouvez pas ne pas la regarder lorsqu’elle se trouve à proximité, vous l’aborder toujours de face, c’est une face qui vous réduit vous-même à être monstrueux et chaotique, à n’être plus rien.

Jacques Le Goff : Pour clore, cette première partie de notre débat, nous allons écouter un extrait du 23ème chant de l’Iliade d’Homère. Bien sûr nous aimerions écouter le chant tout entier et l’extrait que je vous propose dans cette histoire fondamentale d’Achille, de Patrocle, d’Hector, c’est l’épisode où Achille voit, en rêve, le fantôme de Patrocle. Vous pouvez présenter ce texte à nos auditeurs ?

Jean-Pierre Vernant : Patrocle est donc tombé et alors c’est l’épisode du deuil. Avec ses compagnons, les myrmidons, Achille s’est retiré du combat. Il va lui, d’une certaine façon, aller au-devant du mort en se défigurant, en se mettant de la poussière. Il va, en quelque sorte, entrer entre le monde des vivants et des morts. Lui refuse de manger quoi ce soit, il est en état de déploration. C’est-à-dire qu’il est hanté par le regret nostalgique de Patrocle, par le Pothos. Le fait qu’il voudrait qu’il soit là et qu’en même temps cet élan qui se porte vers son ami est un élan qui ne peut pas être comblé parce que Patrocle est absent. Et, tout d’un coup, Achille s’endort et il voit surgir devant lui la psuké, l’âme, c’est-à-dire le fantôme de Patrocle. Ce fantôme est un hadelon ( ?), un double, un substitut, il a toute l’apparence de Patrocle et en même temps il n’est plus rien.

« Et voici que vient à lui l’âme du malheureux Patrocle, en tout pareil au héros pour la taille, les beaux yeux, la voix et son corps est vêtu des mêmes vêtements. Il se dresse au-dessus de son front et il dit, à Achille : Tu dors ? Et moi, tu m’as oublié, Achille ? Tu avis souci du vivant, tu n’as nul souci du mort. Enseveli-moi au plus vite afin que je passe les portes d’Hadès. Des âmes sont là qui m’écartent, m’éloignent. Ombres des défunts, elles m’interdisent de franchir le fleuve et de les rejoindre et je suis là à errer vainement à travers la demeure d’Hadès aux larges portes. Va, donne moi ta main, je te le demande, en pleurant. Je ne sortirai plus désormais de l’hadès quand vous m’aurez donné ma part de feu. Nous ne tiendrons plus conseil, tous d’eux, vivants, assis loin des nôtres. L’odieux Trépas m’a englouti. Aussi bien était-ce mon lot le jour où je suis né et ton destin, à toi-même, Achille, pareil odieux, n’est-ils donc pas de périr sous les murs des Troyens opulents ? Achille tend les bras mais sans rien saisir. L’âme, comme une vapeur, est partie sous terre dans un petit cri. Achille surpris, d’un bond est debout. Il frappe ses mains l’une contre l’autre et dit ces mots pitoyables : Ah ! Point de doute. Un je ne sais quoi vit encore chez Hadès, une âme, une ombre mais où n’habite plus l’esprit. Toute la nuit, l’âme du malheureux Patrocle s’est tenu devant moi se lamentant, se désolant, multipliant les injonctions, elle lui ressemblait prodigieusement. »

Jacques Le Goff : Dans la première partie de notre débat consacré à l’ouvrage de Jean-Pierre Vernant, chez Gallimard, « L’individu, la mort, l’amour, soi-même et l’autre, en Grèce ancienne », débat auquel participe, avec Jean-Pierre Vernant, Françoise Frontisi-Ducroux et Paul Veyne, nous avons parlé du corps, dans la Grèce ancienne. Sous-corps de l’homme, sur-corps des Dieux et nous avons commencé à regarder la mort. La mort, c’est difficile à regarder en face, sois qu’elle est la figure splendide, de la belle mort, soit qu’elle est la figure affreuse de la mort sans gloire.

Nous allons, peut-être, Jean-Pierre Vernant, repartir de certaines de ces figures de la mort. Vous nous avez déjà parlé de face de la Méduse, la face de Gorgo que nous ne pouvons pas voire, que les Grecs ne pouvaient pas voir, et vous avez d’ailleurs consacré un beau livre à ce thème. Qu’avez-vous à nous dire ? Vous partez de cette remarque, effectivement curieuse, c’est que le mot qui veut dire la mort, en Grèce, est un mot masculin. Thanatos est masculin. Et, pourtant, presque toujours, la mort, comme en français, apparaît toujours, sous la Grèce ancienne, sous la figure féminine.

Jean-Pierre Vernant : Oui, il m’a semblé qu’il y avait-là, quand même quelque chose qui avait un certain sens. Donc, on ne dirait pas la mort, on dirait trépas. Trépas ou en tout cas le terme c’est thanatos, et non seulement c’est un terme mais c’est aussi une puissance. C’est-à-dire qu’il est personnalisé et il est représenté sur un certain nombre d’images. Il n’a jamais cet aspect terrifiant et thanatos n’intervient pas, au moins dans l’imagerie, pour massacrer le vivant. Il intervient, par exemple, pour le ramasser, avec son frère qui est Sommeil, sur le champ de bataille. Tandis qu’au contraire, il y a des figures féminines qui, elles, sont marquées, qui expriment la mort, de la même façon. Qui sont marquées et qui expriment la mort de façon très brutale, très imagée, comme des destructrices. Ce sont elles qui attaquent le vivant, qui le dévorent, qui l’engloutissent, qui l’avalent. C’est-à-dire que cet aspect-là, est un aspect tout à fait marqué. Donc, j’ai essayé de voir, à partir de là, pourquoi il y avait cette distinction et ça m’a mené peut-être un peu loin, c’est-à-dire à prendre des personnages féminins comme Calypso, par exemple, ou comme les Sirènes et, à essayer de voir, après d’autres, quels étaient les glissements qui pouvaient s’opérer entre la séduction érotique de certains personnages féminins et cette espèce de tentation qu’elles représentaient et, peut-être, aussi, tentation de savoir ce qu’il y a de l’autre côté. Tentation de la mort, c’est-à-dire le recouvrement entre certaines images de la femme et certaines images de la mort. Donc, horreur de la mort et en même temps rapport séduction – terreur, inquiétude et désir de savoir ce qui n’est pas soi. D’aller au-delà, au-delà de la vie et au-delà de la masculinité.

Jacques Le Goff : Jean-Pierre Vernant, toute cette histoire, si je peux dire, se place donc dans une culture de l’honneur et de la honte. Et, le Grec, trouvait ces valeurs dans la société, dans laquelle il vivait, dans sa culture mais, souvent, il y était formé par une véritable pédagogie. Et, il me semble, en tout cas à vous lire, que nul part peut-être plus qu’à Sparte cette pédagogie de la honte et de l’honneur, de la gloire a donné lieu à un véritable système d’éducation qui nous paraît, disons le, très surprenant.

Jean-Pierre Vernant : Oui. Il s’agit bien d’un système d’éducation mais d’éducation conçue comme une série d’épreuves imposées aux jeunes, jusqu’au moment où il a atteint l’âge adulte, pour le, écoutez, il y a un terme qui serait très bon en français, c’est dresser. Puisque dresser c’est à la fois vous flanquer les racler, chaque fois que nécessaire, et vous faire tenir droit. Or, tout ce culte, toute cette série d’épreuves, est organisé autour d’une divinité qui est Artémis Orthia. Sa fonction est de faire tenir les gens, de les faire pousser droit. Alors, dressage, dressage institutionnaliser, et dressage qui a pour but de faire qu’entre la honte et la gloire, dans une période probatoire, où il est plutôt du côté de la honte, le jeune soit tout entier orienté vers une inspiration à être non seulement le meilleur, que tous ceux qui sont avec lui, que cette classe d’âge, mais même à l’emporter sur ceux qui lui font subir toute cette série d’humiliations qui sont absolument nécessaires dans cette période d’épreuves. Alors, entre la honte et la gloire, ici, le corps intervient, encore, parce que le jeune, sur son corps, doit en quelque sorte non seulement porter les marques de son indignité mais ces marques doivent faire partie de lui-même. Ses cheveux qui sont rasés, sa tête qui est rasée, alors que l’adulte Spartiate à de beaux cheveux long. Et dès qu’il a atteint l’éphébie il doit les laisser pousser long. Ses costumes, il n’a pas le droit de porter certain type de vêtements. Il doit être crasseux, il doit être sale, ou cméros ( ?), c’est le terme qui est employé. Il doit aller pieds nus. Il a tout une série non seulement de conduite mais de façon d’être corporelle qui vont le démarquer de l’homme adulte et qui vont le rapprocher de ces personnages que sont les Ilotes, qui sont des formes d’esclaves, ce ne sont pas des esclaves qu’on achète, ce sont des esclaves attachés à la terre et qui eux vont avoir les mêmes marques mais, si je peux dire, vont les porter congénitalement. C’est la nature de leur vilénie qui est, en quelque sorte, inscrite sur leur corps. Et tout le problème de ce dressage c’est de pousser les jeunes Lacédomiens qui vont constituer les véritables égos, les semblables, les citoyens, de se démarquer progressivement des Ilotes pour rentrer dans le chant où ils auront les cheveux longs, une tunique qui sera propre et ils auront aussi des armes qui sont des armes de l’Opite ( ?). C’est ça que j’ai voulu montrer. Cette tension entre l’honneur et gloire, cette période probatoire, cette humiliation qui est nécessaire à l’obtention des honneurs. Et, en même temps, comment tout ça s’inscrit sous le regard de l’autre ? Puisque c’est sur votre corps, sur votre visage, dans votre démarche, dans votre façon d’être habillé ou de porter des armes que vous indiquez ce que vous êtes.

Jacques Le Goff : Oui, le rapprochement auquel je songe est certainement facile mais on ne peut s’empêcher de penser à certaines formation de troupes spécialisées, encore aujourd’hui, que nous voyons à la télévision, de marin’s, de pars,…

Jean-Pierre Vernant : Oui, absolument, c’est la même chose. L’intéressant est de comprendre, pourquoi, quand on veut former des gens qui représenteront un certain nombre de qualité, dites viriles, entre guillemets, il est nécessaire de les humilier, de les soumettre à une sorte de régime déshonorant ? Et, comment ça joue ? Parce que, ce régime déshonorant, dans les cas des Ilotes, fait qu’ils sont complètement hors jeu. Ils y a des choses qu’ils ne peuvent pas faire. Le problème, pour moi, était de comprendre comment un régime analogue peut déboucher dans un système tout autre ? C’est-à-dire, une volonté d’être, précisément, glorieux sur tous les plans. C’est ça, le problème.

Paul Veyne : Oui, ça a la double fonction, non pas d’un bizutage de grandes écoles, mais des rites assez effrayants de notre Légion Étrangère ou des Marin’s américains. C’est-à-dire, vous réduisez d’abord à rien l’individu pour lui faire sentir la sublimité de l’honneur qu’on lui fera quand on daignera le prendre dans la Légion. Et, en même temps, en le soumettant à ce régime vous lui faites sentir que, même il aura beau être glorieux quand il sera devenu légionnaire de plein titre, il est glorieux par la Légion, sous les yeux de la Légion et par elle. Alors, c’est pour lui donner une autre idée du corps où il rentre et lui faire sentir, aussi, que ce corps est tout puissant sur lui. C’est assez effrayant. Et, alors, ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’effectivement tout ça est en résonance virile puisqu’il s’agit de l’honneur de la force sur soi-même, du courage, dans le cas du jeune Spartiate, considéré comme courage qui consiste à résister. C’est la conception grecque du courage. En effet, il est traité à coups de fouets et il ne cède pas, jusqu’à la mort éventuellement. Ce n’est pas la hardiesse, comme dans la Dolonie, c’est le courage de tenir contre soi-même. Mais ça ne marcherait pas, je pense, dans un cadre non viril. Ça, Vernant disait très bien, on imaginerait mal des initiations féminines de ce genre.

Jean-Pierre Vernant : Elles ne sont pas de ce type.

Paul Veyne : Oui, c’est vrai. C’est-à-dire qu’elles ne visent pas à une espèce d’état d’humiliation. Au contraire, les quelques textes que nous avons, sont des textes qui exaltent la beauté de ces jeunes filles, de leur cœur, de leur danse. Et, l’émulation, est une émulation dans le domaine de la course, ou de celle qui chantera le mieux, celle qui dira le mieux les vers, celle qui dansera avec le plus de grâce. Le cas des garçons, est un cas qui s’explique, je crois, comme tu l’as montré. L’honneur mais l’honneur à moi mais qui tiens au dressage que j’ai eu.

Jacques Le Goff : Jean-Pierre Vernant, on a commencé à nous éloigner mais sans nous éloigner de thanatos pour parler d’Éros. L’amour, c’est un des grands thèmes de ce livre. Je crois que beaucoup de nos auditeurs qui seront vos lecteurs sont intéressés d’apprendre les transformations du personnage d’Éros, dans la mythologie grecque et en particulier le passage d’un Éros primordial à un second Éros qui devient l’enfant d’Aphrodite. Comment se présente, cette évolution d’Éros ?

Jean-Pierre Vernant : Ce n’est pas une évolution. Je dirais que c’est ambiguïté, une sorte de tension. Et, cette tension, cette ambiguïté, est ou bien un Éros primordial ou bien une Éros qui est l’enfant d’Aphrodite qui par conséquent vient plus tard, ça a des enjeux. Des enjeux théologiques, entre guillemets, métaphysiques et anthropologiques. Si on a un Éros primordial, ça veut dire, et c’est la conception des Orphiques, que ce qui est le plus important c’est ce qu’il y a eu au début, un Éros qui, en lui-même, unifiait toutes les contradictions. C’est-à-dire que c’est le tout qui était donné au début. Et qu’ensuite lorsque apparaissent des individus singuliers, des Dieux singuliers, et puis ensuite les hommes, on a quelque chose qui est au contraire un mouvement de déclin. Autrement dit, l’individualité n’est pas une perfection, elle est un défaut. Elle est le fait qu’à un moment donné on est arraché à la totalité de l’un. Au contraire, dans la conception, qui est la conception traditionnelle, hésiodique, on part d’un état qui n’est pas Éros, qui est Chaos, qui est un état où rien n’est distinct et l’ordre, la beauté, la force, la puissance, vont apparaître au fur et à mesure que des divinités particulières, singulières, ayant des fonctions qui leur appartiennent en propre vont se dessiner. A ce moment-là, c’est l’individualité, le particularisme des puissances divines qui fait leur valeur. Ça a des conséquences considérables parce que ces deux courants n’ont jamais cessés d’exister. Est-ce que ce qu’il faut faire, comme le pense les Orphies, c’est le retour à l’un ? C’est-à-dire se perdre en se retrouvant par Dionysos, retrouver l’unité perdue ou, au contraire, est-ce que le monde tel qu’il est, est un monde où il y a des individus avec ce qu’ils ont de particuliers et c’est ça qui doit être maintenu ? C’est les enjeux. Alors, les problèmes de l’amour, et en particulier là où je l’ai pris, c’est le problème qui se joue entre ces deux termes. Qu’est-ce que c’est que l’amour ? Qu’est-ce que c’est qu’aimer ? Alors, là, j’ai pris, surtout, chez Platon, parce que c’est chez lui que c’est le plus claire, parce qu’il a essayé de théoriser ça. En montrant à la fois, à travers l’histoire d’Aristophane, qui paraît très platonicienne, qui ne l’est pas, je crois, à savoir que nous étions d’abord des êtres très complets, un petit peu comme le Éros primordial, nos étions des êtres tout en rond, soit que nous avions un sexe masculin d’un côté et un autre de l’autre, nous avions quatre jambes, quatre bras, deux têtes, deux sexes et on nous a coupés en deux. Et alors, puisque nous sommes coupés en deux, nous vivons avec un effort pour rejoindre l’autre moitié qui nous correspond. Et, aimer c’est cela. C’est essayer de se retrouver, de retrouver la moitié qui faisait, à l’origine, de vous, un tout complet. Alors, je crois que Platon rejette tout à fait cette idée. Et que ce qu’il veut montrer c’est que d’abord, le thème aristophanesque est un faux retour l’unité, c’est purement corporel. Pour Platon l’affaire est un problème différent. Il s’agit à travers les yeux de l’autre, en s’y mirant, d’établir avec lui une espèce de flux érotique qui va dans les deux sens, et qui font que chez l’aimé, chez l’amant, d’ailleurs l’amant devient l’aimé dans ce jeu réciproque en miroir, les ailes poussent et que ce qu’on veut apercevoir, de soi-même et de l’aimé c’est en quelque sorte l’image divine qui est la sienne. C’est-à-dire ce qu’on cherche ça n’est pas de rejoindre sur un plan horizontal un autre soi-même comme dans un miroir, son double, c’est en regardant dans le miroir de l’autre ce qui fait qu’on est soi-même, c’est-à-dire qu’on a une âme, qui est une âme immortelle, qu’on a en nous quelque chose de divin. Le visage qui fait qu’on me mirant dans les yeux de l’autre je me retrouve c’est le visage en quelque sorte de la beauté divine. Et tout amour est cela.

Jacques Le Goff : Nous écoutons un extrait du passage le plus célèbre du banquet de Platon, c’est le discours de Diotema-Socrate.

« Celui qu’on aura guidé jusqu’ici, sur le chemin de l’Amour, après avoir contemplé les belles choses dans une gradation régulière, arrivant aux termes suprêmes verra soudain une beauté d’une nature merveilleuse, celle-là même, Socrate, qui était le but de tous les travaux antérieurs. Beauté éternelle, qui ne connaît ni la naissance, ni la mort, qui ne souffre ni accroissement, ni diminution, beauté qui n’est point belle par un côté, laide par un autre, belle en un temps, l’aide en un autre, belle sous un rapport, l’aide sous un autre, belle en tel lieu, laide en tel autre, belle pour ceci, laide pour cela. Beauté qui ne se présentera pas, à ses yeux, comme un visage, ni comme des mains, ni comme une forme corporelle, ni comme un raisonnement, ni comme une science, ni comme une chose qui existe en autrui, par exemple, dans un animal, dans la terre, dans le ciel ou dans telle autre chose, beauté qui, au contraire, existe en elle-même et par elle-même, simple et éternelle, de laquelle participent toutes les autres belles choses de telle manière que leur naissance ou leur mort ne lui apporte ni augmentation, ni amoindrissement, ni altération d’aucune sorte. Quand on s’est élevé, des choses sensibles, par un amour, bien entendu, des jeunes gens jusqu’à cette beauté et qu’on commence à l’apercevoir, on est bien près de toucher au but. Car la vraie voie de l’amour, qu’on s’y engage de soi-même, ou qu’on s’y laisse conduire, c’est de partir des beautés sensibles et de monter sans cesse vers cette beauté surnaturelle en passant, comme par échelon, d’un beau corps à deux, de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des belles actions aux belles sciences pour aboutir des sciences à cette science, qui n’est autre chose que la science de la beauté absolue, et pour connaître enfin le beau, tel qu’il est en soi. Si la vie vaut jamais la peine d’être vécue, cher Socrate, dit l’étrangère de Mantinée, c’est à ce moment où l’homme contemple la beauté en soi. »

Jacques Le Goff : Jean-Pierre Vernant, dans cette histoire de l’Amour qu’on cherche à lire dans les yeux de l’autre, dans les yeux de l’aimé, il y a une histoire singulière, qui est celle de narcisse.

Jean-Pierre Vernant : Une histoire singulière qu’il faudrait replacer, peut-être un peu, chronologiquement. Mais l’histoire de Narcisse, c’est l’histoire d’un homme qui d’abord prétend qu’il est rebelle à l’amour. Il repousse la Nymphe Echo et un autre compagnon. Pour lui, il pense qu’il ne saura pas ce que c’est aimer. Et puis, il voit sa propre image et alors, le problème, qui est tout à fait différent de ce qu’on appelle aujourd’hui le narcissisme, c’est le fait que Narcisse poursuit une image qui est son propre reflet mais poursuit cette image comme si c’était un être réel et, un être réel autre que lui. C’est-à-dire, il n’est as amoureux de lui, il est amoureux d’un être qu’il a vu, qui exprime toute la beauté, qui suit exactement tous ses mouvements. Il croit que c’est un être réel. Et, à un moment donné, il va découvrir que cet être est lui-même. Et, à ce moment là, c’est la catastrophe.

Françoise Frontisi-Ducroux : Il ne découvre que cet être qu’il voit en face de lui est lui-même que chez Ovide.

Jean-Pierre Vernant : Oui.

Françoise Frontisi-Ducroux : Mais chez les Grecs, dans les mythes grecs il ne se reconnaît même pas. Il meurt de désespoir de ne pas pouvoir atteindre cet amant idéal qui est là, devant lui. Ou bien il dépérit sur la rive de la source ou alors il plonge dans l’eau et il se noie en essayant de le rejoindre. Le mythe de Narcisse est précisément l’inversion de cette théorie platonicienne qui veut que l’amant se cherche, lui-même, dans les yeux de l’autre. Narcisse, lui, il croit voire un autre dans les yeux de lui-même. Ça n’est pas une perversion, c’est une inversion et c’est, comme l’a dit Jean-Pierre Vernant, parce qu’il n’a pas respecté les volontés de l’Amour qu’il veut qu’à Éros réponde un contre-Éros. Donc, il est punit. C’est un châtiment d’Éros qui lui ait infligé dans cette aberration extraordinaire.

Jacques Le Goff : Jean-Pierre Vernant, nous arrivons vers le terme de ce débat. Débat qui je le signale aux auditeurs qui ont sans doute perçu un certain nombre de bruits qui n’accompagnent pas, normalement, les « Lundis de l’histoire » mais nous enregistrons ce débat dans les locaux qui ont été spectaculaires, éphémères aussi, qui ont été dressés au Tuileries. Jean-Pierre Vernant, ce qui était, je crois, la question principale de votre recherche, ce qui était au début, il faut maintenant, je crois, le regarder en face, je dirais à la fin de ce débat, l’individu. L’individu, où se trouve-t-il au bout de tout ça ?

Jean-Pierre Vernant : Ce papier, qui est le dernier de ce recueil, qui, je crois, ramasse un peu les fils. D’abord je dirais que je ne l’aurais jamais écrit s’il n’y avait pas eu les trois volumes de Michel Foucault. C’est tout à fait claire, j’ai, là, une dette, je dois la dire, d’ailleurs, elle est évidente. Et, me posant le problème de l’individu et le posant un peu dans les termes où Louis Dumont avait abordé le problème lorsqu’il avait distingué deux façons, pour l’individu, de surgir dans une communauté humaine, dans un groupe humain, dans une culture. D’une part, un individu qui surgit en se retirant de tout ce qui est la vie mondaine, la vie ici-bas, la vie dans les relations sociales pour accéder à un autre plan qu’il appelait : l’individu hors du monde, et d’autre part ce qui me frappait c’est qu’en Grèce ce qu’on voyait surgir c’était un individu dans le monde. C’était, qu’il s’agisse des activités sacrificielles, des activités politiques, de la famille, qu’il s’agisse du droit, qu’il s’agisse des formes des transmissions des biens avec des formes d’héritages, des testaments, ce qu’on voit apparaître à un moment donné c’est quelque chose qui est un espace, une marge où l’individu, si je peux dire, n’est plus téléguidé, télécommandé par ses statuts sociaux, une marge d’initiative. Ça, c’est l’individu sur le plan, en quelque sorte, social. Comment se fait-il qu’en Grèce il y a eu ces espaces qui se soient dégagés ? Et, comment les définir ? Et puis, reprenant et, peut-être modifiant, en raison de la nature de ma recherche, ce que Foucault avait fait, quand il distinguait sens, j’ai indiqué qu’il y avait deux éléments. Le « sujet », ce que j’ai appelé le « sujet » et, ici, des problèmes de vocabulaires se posent, certainement, et d’autres part ce que j’ai appelé le « moi ». Alors, pourquoi le sujet ? Le « sujet » parce que ce qui m’a paru intéressant c’est la forme particulière que prend en Grèce l’énonciation du « e ». C’est-à-dire, au moment où nous avons des textes, des discours qui s’adressent en disant : « Je ». C’est la poésie lyrique. C’est ce problème de la poésie lyrique et il m’a semblé qu’il était intéressant de voir après l’épopée qui chante la gloire du héros, jeune, mort, de voir apparaître une forme de poésie où ce qu’on chante ce sont ses émotions, ses désirs amoureux, ses regrets, et, après bien d’autres, j’ai indiqué le fait que ce « Je », ce sujet, était un sujet tout à fait différent de cette espèce d’effort de contrôle de soi. C’est un sujet qui est, en quelque sorte, livré aux vicissitudes du temps qui passe. Le temps est vu comme quelque chose qui vous conduit de façon inéluctable à la mort et on éprouve une espèce de sentiment douloureux, qu’on est dispersé sur les flots de ce temps et on exprime ça poétiquement. C’est-à-dire qu’on fait de son expérience subjective, un Topos littéraire, un modèle littéraire qui va être transmis, qu’on communique avec autrui en faisant de ce qui est subjectif, passif, douloureux, ou des espoirs qu’on peut avoir, ou du plaisir de l’amour, ou du regret de ce qu’on a perdu, un élément qui doit être transmis à autrui. Ça, c’est le « Je ». Et puis alors, il y a ce que j’ai appelé le « moi » et que j’ai appelé, aussi, la personne et peut-être ai-je eu tort, parce que la personne c’est à la fois les trois et les façons très différentes dont ces choses se construisent. Le « moi » c’est quoi ? C’est toutes les procédures à travers lesquelles on dirige son attention sur la façon dont on est soi-même non seulement pour s’auto-analyser mais pour se contrôler et pour se modifier. Cette façon d’avoir souci de soi et de se fabriquer soi-même par une série de techniques mentales qui apparaissent et qui peuvent être aussi bien l’examen de conscience que la remémoration de tous les faits de la journée, ou l’examen, par exemple de ses rêves nocturnes. Il y avait chez Foucault, une analyse tout à fait pertinente l’onirocritique grec. C’est-à-dire de ce travail qui a été fait dans une série de traités pour classer les différents rêves qu’on pouvait faire et voir leur signification. Cette signification est sociale, dans l’onirocritique, et elle a une vertu prémonitoire. Elle vous indique ce qui va vous arriver et si vous allez réussir ou échouer, si vous allez, dans une traversée que vous faites, gagner beaucoup d’argent ou n’en pas gagner etc. Or, ce qui est très intéressant, c’est de voir que, dans le moment qui représente le terme ultime de mon analyse, la différence, le moment où, dans des monastères, les jeunes moines viennent raconter leurs rêves à celui qui a leur responsabilité et la façon dont ce rêve est interprété. Il n’a plus ni signification sociale, ni signification prémonitoire. Le problème est de savoir si vous avez rêvé de cela est-ce que vous êtes pur ou non. Par exemple, vous avez fait un rêve, vous avez fait une émission nocturne, qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ça veut dire qu’il y a une partie de vous qui n’est pas encore transparente à la présence divine ou pas ? Et alors, il y a toute une casuistique qui n’a plus aucun rapport avec ce que faisait l’onirocritique grec. Casuistique pour savoir dans quelle mesure ce que vous avez vécu dans votre sommeil, intérieurement, sous forme d’images, de désir ou même de satisfaction érotique, ça signifie quelque chose pour ce que vous êtes, vous-même. Alors, là, il y a un changement qui m’apparaît comme un des révélateurs du dégagement de quelque chose qui est le moi intérieur, l’idée qu’il y a un monde, qui est le monde de la conscience de soi, et qu’il s’agit d’explorer intérieurement ou en parlant avec des directeurs de conscience et de mettre eu point toutes le techniques à travers lesquelles ces replis de l’intériorité peuvent tout d’un coup être éclairés.

Jacques Le Goff : Merci, Jean-Pierre Vernant. Merci, en particulier d’avoir rappelé la mémoire de Michel Foucault. Nous nous y associons tous, je m’y associe en particulier, et je rappelle à nos auditeurs, qui nous sont fidèles depuis longtemps, que nous avions consacré une émission au livre, hélas posthume, de Michel Foucault auquel vous avez fait plus particulièrement allusion, « Le souci de soi », qui a paru dans cette même collection, chez Gallimard.

Paul Veyne : Effectivement, l’étude de l’individualité, du moi, chez Vernant est tout à fait différente de chez Foucault. Elle est extrêmement subtile chez Vernant. Représentons-nous les mémoires du Cardinal de Reims, ou les mémoires de Benvino Toccelini ( ?), ça, je suppose que Vernant, il me dira si je me trompe, appellerait ça les mémoires d’un sujet. Un homme est pris dans le temps, dit ce qu’il a pensé, montre sa hardiesse, la question n’est pas là, mais c’est tout. Ça se passe, si j’ose dire, en dehors et c’est ou sait ce qu’il fait lui. Prenons au contraire Proust, ou bien le « Journal intime d’Amiel », ou Saint-Thérèse décrivant l’expérience de l’extase, et bien ça, c’est ce que Vernant, je suppose, appellerait le « moi », c’est la découverte de toute la forêt intérieure. Je donne un simple exemple, qui montre combien le moi n’existe pas en Grèce, alors que Sainte-Thérèse vous décrit l’extase, comme ça se passe, de telle façon qu’on croit y être, je ne connais pas, même dans la dernière page de Plotin, une seule description d’extase dans toute la littérature grecque et latine. Alors, je vais essayer de faire comprendre la différence entre le sujet et le « moi », en prenant une notion qui semble très simple, celle du bonheur. Pour nous, le bonheur c’est une notion très fluide, très insaisissable et qui relève du moi. Par exemple, qu’est-ce que c’est qu’être heureux ? Oh ! C’est tout au plus ne pas être malheureux, au présent. Au passé on dira : ah ! J’étais heureux en ce temps-là. On parlera d’un instant de bonheur mais de rien de plus, ce n’est pas saisissable. On nous parlera de telle star du cinéma qui malheureux ou malheureuse et qui se suicide alors qu’elle est comblée de toutes les satisfactions, de toutes les richesses et de toutes les voluptés. Ça, c’est le bonheur pour le « moi ». Le bonheur grec, de ces Grecs qui ignorent le « moi » est un bonheur du sujet. On le voit, tout entier, ce que c’est dans le livre I d’Hérodote. Un jour, un roi demanda, au sage Solon, quel est l’homme le plus heureux que tu as connu ? Au lieu de répondre : Mais, toi, bien sûr, oh ! Mon roi. Solon répondit : « Et bien, c’était un Athénien, qui avait une richesse moyenne, ni trop grande, ni trop petite, il était en bonne santé et il a eu la grâce suprême de voir ses enfants tués au champ d’honneur, voilà l’homme le plus heureux que j’ai connu. » Autrement dit, pour les Grecs être heureux ce n’est pas un état intérieur du « moi », vous êtes heureux lorsque les autres ont des idées que vous avez tout pour être heureux. Et puis c’est en même temps un jugement moral, ou la collectivité vous juge. Et alors, vous verrez bien la différence, aussi, entre le « sujet » et le « moi », en songeons à ceci : quand le poète lyrique grec, Arquiloc dit : « Les richesses du plus grand roi, ne m’intéressent guère », il ne fait pas une confession personnelle. Il dit, au non de tout le monde, ce qu’il convient de penser des richesses et de leurs valeurs, à savoir peu de chose, et il témoigne en somme pour la collectivité. Quand Proust écrit : « Longtemps, je me suis couché de bonheur », ce n’est pas une façon de dire qu’on va faire comme lui.

Jean-Pierre Vernant : Pour nous le bonheur, c’est en effet un état dont tu es seul juge. Qui peut savoir si je suis heureux ? Moi-même. Le bonheur n’est pas mesuré comme chez les Grecs, comme dans le texte que tu as cité d’Hérodote, et comme dans beaucoup d’autres, sous une forme, en quelque sorte, de normes objectives. De normes objectives qui sont reconnues par une collectivité et dont on peut dire : et ben, celui-là, il l’a eu, parce que voilà ce qu’il lui ai arrivé. Et non pas comment il était fabriqué intérieurement, ce qu’il pensait et qu’elles sont les expériences intérieurs de joie qu’il a eu et qui peuvent d’ailleurs être indépendantes de tous critères objectifs. Alors, voilà, la différence. C’est deux versants, un versant où tu as des critères qui sont des critères chez les autres, tu ne peux savoir ce que tu es qu’en te référant au point de vue qui est celui des autres en général, ou de tel autre. Et puis ce critère, ou ton monde à toi, est un monde de secret, ce que d’une certaine façon, le cogito ergo sum expose sur un plan philosophique, c’est-à-dire qu’il n’y a que toi qui peut pénétrer à l’intérieur de toi. Ce que j’ai essayé de montrer ce qu’il y a à un moment donné une rupture dans le développement avec le christianisme qui apparaît, que tout d’un coup perce un certain nombre de choses qui vont mettre en mouvement une certaine forme du « moi ». Mais ça ne veut pas dire du tout que l’histoire de la personne est achevée. Parce qu’elle subira encore d’étranges développements. Elle va complètement se modifier. Et, ce que j’indique simplement, c’est qu’il y a une histoire du « moi » à côté de celle du sujet et du problème de la marge de l’individu et que tout ça, c’est ce que Meyerson aurait appelé, une histoire de la personne, qui doit prendre tout ça en compte. Une histoire de la personne qui continue à se faire sous nos yeux.

Paul Veyne : Tu as bien raison, ce n’est pas du tout une simple marge dont disposerait l’individu. Qui n’est qu’un aspect du problème.

Jean-Pierre Vernant : Bien sûr.

Paul Veyne : Et de cette sotte opposition individu –société dont on nous rabat les oreilles pour la condamner, de la part de philosophes qui n’ont absolument pas compris qu’-elle est la question et que je ne nommerais pas. Je ne les nommerais pas, je ne dirais pas que c’est Renaud et Ferry.

Jacques Le Goff : Sur cette pique intelligente, de Paul Veyne, nous allons clore notre débat. Et, pour terminer par un grand texte, ce débat consacré à un grand livre, nous allons, si vous le voulez bien, écouter un extrait du Phèdre de Platon, sur l’âme. Et pour éclairer le texte, je lirais une phrase de Jean-Pierre Vernant. « Pour les Grecs, l’âme immortelle ne traduit pas, chez l’homme, sa psychologie singulière mais plutôt l’aspiration du sujet individuel à se fondre dans le tout, à se réintégrer dans l’ordre cosmique général. »

Platon, Phèdre : « Tout âme est immortelle. Car, ce qui est toujours en mouvement est immortel. Mais l’être qui en meut un autre, est qui est mu par un autre, au moment où il cesse d’être mu, cesse de vivre. Seul, l’être qui se meut lui-même, ne pouvons se faire défaut à lui-même, ne cesse jamais de se mouvoir, et même il est pour tous les autres, qui tirent le mouvement du dehors, la source et le principe d mouvement. Or, un principe ne peut prendre naissance, car il faut admettre nécessairement que tout ce qui né, né d’un principe mais que le principe ne peut naître absolument de rien. Car si le principe naissait de quelque chose, il ne serait plus principe. Mais parce qu’il n’a point eu de naissance, il ne saurait, non plus, avoir de fin. Car si le principe périssait, jamais lui-même ne pourrait renaître de rien, et rien ne peut naître de lui s’il est vrai que tout doit naître d’un principe. Ainsi, l’être qui se meut, lui-même, est le principe du mouvement et cet être ne saurait ni périr ni naître. Autrement, le ciel tout entier, toute la génération des êtres tomberaient et s’arrêteraient et ne retrouveraient plus jamais de quoi se mouvoir et renaître. L’immortalité de l’être qui se meut lui-même étant démontrée on n’hésitera pas à reconnaître que le mouvement même est l’essence et l’idée même de l’âme. Car, tout corps qui tire son mouvement du dehors est inanimé. Celui qui le tire du dedans, c’est-à-dire de lui-même, a une âme puisque la nature de l’âme consiste en cela même. Mais s’il est vrai que ce qui se meut soi-même n’est pas autre chose que l’âme, il s’en suit, nécessairement, que l’âme n’a pas eu de commencement et qu’elle n’aura pas de fin. »