μεταφυσικά
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De la haine

 

 

 

 

 

 

 

 

Aimer Confessions
l'amour comme engagement Les quatre mots de l'amour
l'amour comme acte de la haine
l'amour comme religion  
Intimité & pudeur  

 

 

Je n'y avais pas songé avant les événements de ces derniers jours : pourtant, peut-on parler de l'amour sans évoquer au moins ce qui apparaît, faussement d'ailleurs, comme son contraire : la haine ?

C'est que la haine n'appartient pas tout à fait au même registre que l'amour même si elle semble en être l'exact antonyme d'être une négation de l'autre quand celui-ci en est plutôt une création. C'est qu'au delà de la pulsion initiale qui peut être passion et donc subie, l'amour comme on l'a dit est d'autant plus engagement qu'il implique effort de la volonté sitôt qu'il s'universalise. A l'inverse, la haine n'est jamais spontanée : elle est réaction à une situation antérieure, élaboration, sournoise souvent, explicite parfois, d'une stratégie de destruction de l'autre. ; elle se nourrit d'elle-même et a, manifestement,besoin de mots pour pouvoir désigner l'ennemi ; elle n'est jamais universelle et se donne pour objet l'autre, ou un groupe, clairement désigné.

La μισος grecque désigne plus une version, une répulsion : si, par exemple, on tenait l'étranger à l'écart c'était sans soute plus par crainte d'une pureté qu'il risquait de souiller que par haine au sens où nous l'entendons désormais. C'est un lien dont on ne veut pas, une distance que l'on maintient, une frontière que l'on érige. Pour autant, l'on commerçait bien avec lui par le biais d'intermédiaires et le duo Hestia/Hermès à sa façon illustre bien l'ambiguité que le grec entretenait à l'égard de l'autre. Le grec savait qu'il n'est de chemin que d'une origine vers une destination : s'il privilégia l'origine de toujours vouloir enraciner l'homme dans la terre et le foyer ( d'où le culte d'Hestia) cela n'allait jamais jusqu'à la négation de l'autre, encore moins sa destruction.

C'est qu'il y a un écart vertigineux entre ne pas aimer et haïr : ne pas aimer, c'est au choix, refuser la relation, l'interrompre voire même nier qu'elle puisse avoir lieu. Ce n'est en tout cas pas nier l'existence de l'autre mais seulement le tenir à l'écart. Figure inverse de l'intime à qui l'on ouvre l'espace intérieur du foyer, celui que l'on n'aime pas est l'autre radical, celui à qui l'on refuse tout point commun qui autoriserait quelque relation que ce soit. Haïr, au contraire, c'est subitement ne plus se contenter de cette mise à l'écart mais vouloir détruire plus que la relation elle-même, l'autre, en son existence.

 

transgression

La haine de ce point de vue ne va pas sans passage à l'acte et demeure indissociable ainsi de la violence. Le latin dit vis, le grec la désigne comme βιας : dans les deux cas il s'agit de l'utilisation de la force hors de ce qui est autorisé par la loi. A ce titre, la haine est transgression, franchissement de la limite qu'on la considère comme simplement sociale ou comme spirituelle. Le pomerium trace l'espace sacré de la cité où la violence n'est pas de mise ; le décalogue, on le sait, ouvre le chemin, intérieur cette fois, intime, d'une conversion qui à sa façon exporte cet espace sacré vers l'extérieur, vers l'autre. Toutes les figures du Mal décrivent cette transgression : de celui (Rémus) qui n'accepte pas le verdict des augures et qui par le franchissement de la ligne tente de saper l'acte même de fondation à celle (Caïn) du fratricide il s'y agit toujours d'une concurrence, le plus souvent entre des doubles comme pour mieux marquer à la fois l'universalité de la condition humaine et l'origine mimétique de cette violence haineuse. C'est bien de désirer la même chose, c'est bien surtout d'être identiques que les protagonistes finissent par se haïr. L'épisode du premier meurtre a assurément l'originalité de ne pas se résoudre dans la vengeance et donc dans la reproduction à l'infini de la violence : Dieu ne répond pas au meurtre par une mise à mort mais bien par une expulsion ; arraché à la terre, condamné au nomadisme, il sera désormais celui qui erre, celui à qui toute fondation est interdite ; à l'impuissance.

A ce titre on peut considérer que la haine relate toujours un échec de la loi . On peut y voir évidemment - et les interprétations théologiques n'y manqueront pas - le signe de la malignité de l'homme, de son itérative propension à toujours dire non, on peut y considérer aussi, presque en parallèle de la fragilité de l'homme, celle de ses oeuvres dont d'abord celle de ses institutions sociales et politiques. Parce que nécessairement violente, elle est bien violation du contrat initial ; Rousseau ne dira pas autre chose. Il faut y voir surtout la figure inverse de l'être, au delà de celle du mal.

Vous avez pour père le diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été meurtrier dès le commencement, et il ne se tient pas dans la vérité, parce qu'il n'y a pas de vérité en lui. Lorsqu'il profère le mensonge, il parle de son propre fonds ; car il est menteur et le père du mensonge. (173)

Le crime (κριμα - objet de querelle, de contestation puis jugement de κρινω - distinguer, séparer,décider, trancher ; juger - en latin crimen, accusation, crime, méfait) comme la crise qui fait partie de la même aire sémantique, dit ce passage, cette transgression qui crée une situation irréversible mais ici c'est bien de ἀνθρωποκτόνος dont il s'agit, c'est-à-dire de l'élimination de l'humain. C'est ainsi la figure inverse de la création autant que de l'être. Pour autant qu'engendrer revienne à transformer de l'inerte en vivant, pour autant que le lux fiat initial consista bien en cette transfiguration d'un infini en un cosmos, et de cet ordre inventé de la transformation de l'inerte en du vivant, alors oui, la haine en tant que passage à l'acte, à la violence est diabolique.

Mais il y a plus :

Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. [... ] car, dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir, et attendre que l'air soit purifié. [... ] Les lois et la religion ne suffisent pas contre la peste des âmes; la religion, loin d'être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. [...] Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage [...] Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?
Voltaire 174

Le siècle des Lumières y verra le fruit de la superstition, de l'ignorance et n'aura d'autre antidote à proposer que la raison et l'éducation avec néanmoins cette mention si importante qu'apporte Voltaire du caractère irrésistible de la haine qui fonctionne comme une maladie contagieuse contre laquelle il n'est que de se retirer pour s'en épargner les effets les plus désastreux. C'est ici l'autre transgression : celle de la mesure. La haine est essentiellement hyperbolique et ne s'embarrasse que peu de détail, de précision ou de nuance. Elle est montée aux extrêmes, irrémédiablement. C'est là sans doute son plus étonnant paradoxe d'être à la fois discriminante, créatrice de différences en expulsant l'autre, mais en même temps d'être résolument indifférenciante de ne plus reconnaître aucune nuance, différence dans ce qu'elle rejette.

Autant dire que pour elle, n'importe quel ennemi fera l'affaire. A ce titre le terrorisme lui sied à ravir qui obéit à cette logique là d'être la pointe extrême de la guerre qui, après s'être cantonnée à un champ de bataille, à un ennemi déclaré et défini, à une caste de guerrier, progressivement s'étendra à tous et à tout espace au point finalement de pouvoir s'étendre non seulement aux populations civiles mais de préférence à celles étrangères au conflit pour mieux saisir et terrifier cette fabuleuse abstraction universelle qu'est l'opinion publique. A sa manière la haine est l'enlèvement des Sabines à l'envers : ici, la fondation s'accomplissait par l'inclusion des femmes, quelles qu'elles fussent et assurément n'importe quel ventre eût fait ici l'affaire ; là, au contraire il s'agit de destruction qui s'accomplit par l'exclusion où n'importe quel individu fera l'affaire. La haine est essentiellement terreur - crainte, effroi et tremblement : terreur de terror et terreo : terreur effroi épouvante ; effrayer mettre en fuite par la crainte. trembler et de τρεμω τρεω : trembler tressaillir - ce qui paralyse et laisse interdit.

Nul mieux que l'épisode du jugement ne l'illustre où Ponce-Pilate offre le choix à la foule de l'objet de sa haine (Barabbas ou Jésus) ; nulle mieux que ces gemellités répétées pour dire que l'objet de la haine n'a que peut d'importance et que cette dernière au reste est d'autant plus efficace que son objet est universel. Le sacrifié est choisi au hasard, est toujours innocent, tout au plus, si besoin est, le marquera-t-on d'un signe distinctif pour mieux pouvoir canaliser sur lui la vindicte publique. A ce titre-là encore, la haine est transgression qui ne s'embarrasse pas des scrupules d'un tribunal s'enquérant de preuves ou d'aveu ; non plus que ne s'embarrasse de ceux du juge :

Λέγει αὐτῷ ὁ Πιλάτος, Τί ἐστιν ἀλήθεια; (Π) Καὶ τοῦτο εἰπών, πάλιν ἐξῆλθεν πρὸς τοὺς Ἰουδαίους, καὶ λέγει αὐτοῖς, Ἐγὼ οὐδεμίαν αἰτίαν

Pilate lui dit : Qu'est-ce que la vérité ? Après avoir dit cela, il sortit de nouveau pour aller vers les Juifs, et il leur dit : Je ne trouve aucun crime en lui (Jn 18, 38)

Le grec dit αἰτία : cause, imputation le terme pouvant être pris en bonne comme en mauvaise part. Pilate se défausse sur la foule après que Caïphe se fut défaussé sur Ponce Pilate pour obtenir une condamnation à mort que le rituel pascal lui interdisait de prononcer. Du Sanhédrin au prétoire romain de Pilate ; de Pilate à la foule ... une série de lâchetés bien sûr, mais de glissements surtout qui permettent au récit d'avouer l'inanité du procès, l'innocence de l'inculpé, ce que viendra parachever la présentation de la foule et le choix laissé de celui qui sera gracié. Haine et foule, décidément, ont toujours partie liée où l'on comprend que si l haine est toujours transgression, elle est en même temps exhibition. Et c'est pour cela qu'elle est exutoire. Les médias modernes l'ont compris qui transforment l'événement en spectacle et se repaissent des mises à mort publiques que la disparition de l'échafaud leur a ôtées. C'est à cette condition, celle de la foule bruyante, agitée et vociférante - cette foule que l'on retrouve qui menace de lapider Hercule et que seul Evandre parvient à sauver ; celle du peuple hurlant et d'éparpillant devant la soudaine disparition de Romulus à l'étang aux chèvres - que la haine peut être exutoire.

exutoire

On sait l'interprétation mimétique que R Girard fait de ces crises fondatrices où la foule dégradée en masse d'être elle-même indifférenciée par la ressemblance de ses désirs, a besoin d'un exutoire pour canaliser la fureur, la rage et la violence qui ne manquerait pas sans cela de l'emporter. Mais, ce qui justifie en partie la lecture apocalyptique que Girard en fait, la haine représente exactement ce moment où la stratégie émissaire ne fonctionne plus où devient évidente parce qu'assumée, l'innocence des victimes, où l'objectif précisément n'est pas de ressouder le collectif en canalisant la violence sur une tête mais bien au contraire celle de dissoudre la cité en cette masse informe dont W Reich avait déjà souligné en son temps qu'elle était l'objet de tous les fascismes.

Faut-il l'interpréter tel Freud comme une maladie d'Eros, comme son épuisement ou son acédie ; faut-il au contraire considérer Thanatos comme une sorte de vis-à-vis tragique qui minerait dès l'origine, toute visée humaniste, au risque d'ailleurs de renouveler un dualisme passablement manichéen ? Tout est ici question de lecture mais qui soulignera dans tous les cas de figure l'extraordinaire fragilité de l'humain que même sa bonne volonté, supposée universellement partagée, n'est jamais socle suffisant.

Poussée à son extrême, la haine est indifférence à tout : non seulement tout devient objet de haine mais la destruction atteint le sujet lui-même prompt à se sacrifier lui-même pour accomplir ce qu'il se donne comme mission. Le plus rassurant serait évidemment qu'elle fût maladie qui se soignât ; le plus inquiétant qu'elle fût figure humaine du mal, quelque chose comme la figure humaine de l'entropie.

La haine est mensonge, et mère de tous les mensonges qui est, on le sait, la forme première de la violence. Mais - et ce premier discours d'Hitler en tant que chancelier en janvier 1933 le montre assez bien - la haine se joue toujours du triple registre de la catastrophe sociale dont on est soi-même à la fois innocent et première victime, une catastrophe qui se solde par une indifférence généralisée où les classes sociales s'effondrent les unes après les autres ; où le nombre de chômeurs s'amplifie jusqu'à la démesure ; de celui ensuite du salut dont on s'arroge la mission ; enfin de la désignation d'un ennemi, coupable de tous les maux - et ce sera ici la gauche émergée des troubles de novembre 18 puis très vite à elle assimilées, les juifs communément désignés sous le vocable lui-même indifférencié de juiverie internationale permettant à la fois d'étendre à l'infini le champ de son ennemi et de dépasser toute distinction sociale justifiant ainsi tous les délires complotistes.

 

élaboration discursive

Il n'empêche : ce qu'A Memmi avait énoncé à propos du racisme est encore plus vrai pour ce qui concerne la haine qui en est une forme générique : pour passer à l'acte, pour dépasser le stade d'un simple refus du lien et atteindre la destruction de l'autre, il faut bien à la haine la capacité de nommer son ennemi. La haine, oui, est machine de mots d'abord ! Et le premier geste de la haine est toujours ce doigt vengeur qui pointe vers le responsable désigné, la victime propitiatoire qui une fois immolée permettra à la communauté de se rassembler dans l'identique détestation du même.

Jusque sous cet aspect, la haine est le négatif photographique, effectivement, non de l'amour mais de la création. Elle en épousera toutes les formes, jusqu'au vocabulaire - salvation ; mission ; guide voire prophète. Elle en est le contrepoint parce qu'elle aussi, d'abord parole.

Dans notre histoire récente, on se sera attaché en conséquence, à proscrire toute parole qui fût ainsi de haine, d'exclusion, d'ostracisme et de racisme, ou d'apologie du génocide. Sans doute fallut-il le faire tant elle constitue les prolégomènes de toute terreur. Mais c'était évidemment risquer de confondre effet et cause : la parole de haine ne la crée pas ; lui donne seulement l'opportunité d'une efficacité réelle en rassemblant derrière elle tout ce qui, d'indifférencié, cherche une issue à son désarroi et à sa peur, en la semant à son tour autour de soi. Mais à ce titre, on est bien tenté cependant d'opposer, terme à terme, la parole créatrice à la parole de haine - qui est essentiellement destructrice. Et d'associer celle-ci au mensonge qui est lui-même l'évidement de toute parole.

De l'indicible

Qu'il est délicat pourtant de parler de la haine - et pas seulement parce que c'est là disposition qui m'est totalement étrangère. A la fois parce qu'elle est émotion et pulsion, en même temps qu'irrationnelle, elle nous met, lors même qu'elle est vicieusement contagieuse, dans l'impossibilité même de la partager. Elle est bien l'inverse de la compassion et sans doute l'est-elle parce qu'au contraire de tout sentiment, elle ne s'adresse pas à moi, non plus qu'à n'importe quel individu différencié, encore moins à une quelconque intimité mais au contraire à ce qui de masse grégaire feule encore dans la bête que nous n'avons pas désappris d'être. La haine est tout intériorité pour pouvoir s'épandre dans l'espace mais en même temps nie toute intériorité de ne pouvoir concevoir d'autre espace que le sien. Elle ne se peut dire et pourtant a besoin de parole pour exister.

Sans doute est-elle cet apex ultime du déchirement qui à l'instar de la parole créatrice s'entend mais ne se comprend pas. Je comprends soudainement pourquoi Lucifer ne pouvait qu'être ange déchu.

Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face ! La haine, décidément, non plus. Elle est ce qui s'empare des mots, mais qui échappe aux mots ; ce qui se saisit de tout mais ne se laisse pas pour autant saisir. Le barbare disait Lévi-Strauss est celui qui croit à la barbarie ; l'étranger absolu, pourrait-on écrire, est celui qui croit en l'étranger et nous laisse muets, insondablement tristes et honteux.

 


173) Jn 8, 44

Ὑμεῖς ἐκ τοῦ πατρὸς τοῦ διαβόλου ἐστέ, καὶ τὰς ἐπιθυμίας τοῦ πατρὸς ὑμῶν θέλετε ποιεῖν. Ἐκεῖνος ἀνθρωποκτόνος ἦν ἀπ’ ἀρχῆς, καὶ ἐν τῇ ἀληθείᾳ οὐχ (N οὐχ ἕστηκεν → οὐκ ἔστηκεν) ἕστηκεν, ὅτι οὐκ ἔστιν ἀλήθεια ἐν αὐτῷ. Ὅταν λαλῇ τὸ ψεῦδος, ἐκ τῶν ἰδίων λαλεῖ: ὅτι ψεύστης ἐστὶν καὶ ὁ πατὴρ αὐτοῦ.

174) Voltaire, Dictionnaire Philosophique, article « Fanatisme »

175 ) « La haine, comme l'amour, se nourrit des plus petites choses, tout lui va. » de Honoré de Balzac

L'amour est borgne, la haine est aveugle. Proverbe allemand