A Memmi, Ce que je crois, 1985
Il
nous faut admettre, en même temps, ces deux constats: le racisme est
insoutenable, par n’importe quel esprit, même médiocrement doué, et il y a
en nous quelque chose qui, presque malgré nous, nous pousse sous une forme
ou sous une autre, à le soutenir. C’est contradictoire, embarrassant et
assez terrible. Ce moteur inlassable, inusable, jusqu’ici en tout cas, j’ai
proposé de l’appeler, d’un terme qu’il m’a fallu forger: l’hétérophobie ou
la peur d’autrui. Ce malaise diffus devant les autres, il est aussi
difficile d’en rendre compte que de l’amour d’autrui, avec lequel,
heureusement, il coexiste. C’est un fait aussi dense, aussi inesquivable,
complémentaire, comme s”il n’y avait guère de zone neutre. Une jeune femme
essaye de me l’expliquer:« Tout homme me semble toujours prêt à porter
atteinte à ma liberté, à mon intégrité … sauf l’homme que j’aime, mais alors
il ne me semble plus exactement un homme.» En somme, il cesse d’être un
inconnu différent et dangereux. Pourtant cette force, cette inclination à
accuser autrui, à l’agresser, sous divers prétextes, nous la connaissons
bien: nous en avons une très fréquente expérience, même si son contenu est
confus, plus émotionnel que raisonnable. En gros, chaque fois que nous nous
trouvons devant un individu ou un groupe différent ou mal connu, nous en
ressentons quelque malaise. Dans une entreprise comme dans une armée; même
au sein d’un clergé; ne parlons pas des artistes menés par leur excessive
sensibilité. Notre inquiétude peut nous pousser à adopter des attitudes de
méfiance et même de refus hostile. Lesquelles n’excluent pas, du reste, des
sentiments ambivalents, d’attente et d’espoir: on le voit chez l’enfant,
toujours prêt, à la fois, à prendre peur et à sourire (question classique;
l’enfant est-il raciste? Evidemment non, il n’en possède pas
l’argumentation, mais il est candidat à l’hétérophobie. ) On le voit dans le
tourisme, où l’inconnu nous fascine et nous inquiète. C’est pourquoi
certains philosophes ont pu affirmer que l’homme est un loup pour l’homme,
et d’autres que l’homme est plein d’amour pour l’homme: chaque partie a
exprimé la moitié de la vérité.
Plus grave: cette réaction, à base de peur et de concurrence, ne relève pas
seulement du délire: elle a une fonction: elle fut et , en un sens, reste
vitale pour l’espèce humaine. Pour survivre, l’homme a dû souvent défendre
son intégrité et ses biens, et, à l’occasion, s’approprier ceux d’autrui,
biens mobiliers et immobiliers, aliments, matières premières, territoires,
femmes, biens réels ou imaginaires, religieux, culturels et symboliques. De
sorte qu’il est à la fois agresseur et agressé, terrifiant et terrifié. Car,
puisque chacun en fait autant, on ne sait plus où commence ce cercle
infernal de la défense et de l’agression. Cela fait partie de notre histoire
et de notre mémoire collective; et avons-nous vraiment changé depuis?
[…]
Ce refus terrifié et agressif d’autrui n’est pas encore exactement le
racisme. Mais le racisme est une élaboration discursive, une justification
de ces émotions simples. Il m’a semblé nécessaire de distinguer ces deux
niveaux et de les nommer différemment. Sinon, personne n’avouerait son
hétérophobie, avec laquelle nous devons pourtant composer pour mieux
exorciser le racisme. Inutile de soupçonner et d’accuser tout le monde:
sommes-nous tous racistes? Non, mais nous sommes tous exposés à l’hétérophobie.
Le racisme vient se greffer sur ce fond commun et se singularise selon la
tradition culturelle de chacun, et la victime occasionnelle qu’il rencontre.
C’est la société, notre langage, notre littérature, qui nous proposent
complaisamment des moules, des casiers déjà préparés où ranger nos émotions.
Inquiets, malgré nous, devant un homme aux traits asiatiques, nous puisons
spontanément dans les figures négatives de Chinois ou de Japonais que nous
offrent la littérature ou le cinéma. Idem pour les Juifs ou les Arabes, ou
même pour les femmes. Sommes-nous déroutés devant une femme? Les stéréotypes
de la garce, de la vamp, ou même de la sorcière, sont aussitôt à notre
disposition. Cet aspect conjoncturel, culturel, du racisme ne le rend pas
moins dangereux, car nous le suçons, tous ou presque, dès notre première
gorgée de lait, nous l’avalons avec nos premières tartines, à l’école et
dans la rue, .dans les préjugés familiaux, dans les livres, les films, et
même dans les religions. Mais si le racisme est social et culturel, l’hétérophobie
est une donnée animale. Le racisme une misérable machine de mots pour
justifier notre hétérophobie et en tirer profit. Discours aberrant et
intéressé de l’hétérophobie, le racisme n’est qu’une illustration
particulière d’un mécanisme plus vaste qui l’englobe.