μεταφυσικά
Préambule précédent suivant

 

 

Aimer Confessions
l'amour comme engagement Les quatre mots de l'amour
l'amour comme acte de la haine
l'amour comme religion  
Intimité & pudeur  

L'amour comme religion

On le sait le terme religion est superbement ambigu que l'on tenté de dériver tantôt de relegere ou de religare : quid du privilège à accorder au lien dont le sentiment religieux serait le vecteur ou au contraire de la lecture ? Je ne suis pour ma part pas convaincu que ces deux étymologies possibles offrent des indications contraires même si Benveniste eut sans doute tort d'y considérer l'opposition entre le fait religieux chrétien en opposition à la religion romaine. Il y a dans relire à la fois le soin attentif qu'il faut consacrer à l'essentiel, le scrupule sans doute de ne l'avoir pas toujours assumé avec sérieux, mais la même idée souche, que l'on retrouve dans le λόγος grec, de rassembler, recueillir.

Je devine les esprits chagrins s'amuser de lire ainsi M Conche réintroduire du religieux après avoir exclu le divin de sa métaphysique ; ce sont les mêmes qui ironisèrent de voir A Comte chercher à fonder sa cité sur la raison scientifique puis devinant que ce serait insuffisant, fonder la religion de l'Humanité.

Ils auraient tort pour au moins deux raisons :

- politique, indéniablement, qu'illustre parfaitement la difficulté qu'éprouve depuis ses origines, la République à ritualiser son socle commun, hors des périodes de crise. Autre façon de dire que la raison tout éclairée fût-elle est incapable à elle seule de produire ses propres fondations, de sacraliser ses propres principes.

- métaphysique surtout : même si ce doit être avec les concepts de la tradition et les réflexes antiques, on approche de trop près ici de ce qu'est l'être pour que ce fût un hasard.

C'est Augustin qui reprenant Cicéron l'associe à diligence et l'oppose en conséquence à négligence. Or ce soin scrupuleux qu'est la diligence c'est précisément ce qui vient à manquer à la croisée de l'être et du politique. La démocratie hors ses grands moments, rarement d'union, plutôt de combat, se rapetasse bien vite dans une logique de représentation qui tient le citoyen à l'écart dans ses intérêts précautionneux. La volonté de puissance s'effondre en volonté de néant, eût écrit Nietzsche. Alors gagne l'entropie. Au même titre, l'emporte si souvent ce qu'on ne nomme plus acédie - Ἀκηδία-, cette paresse de l'âme qui soudain s'ennuie et relâche tout effort. Augustin l'avait repérée : moins péché d'ailleurs que source de tous les péchés, elle est cette disposition qui laisse les liens se distendre, faute d'envie, de désir et ressemble pour cette raison à ce qu'on appelle aujourd'hui dépression où le grec voyait chagrin mais surtout indifférence.

Un effort contre l'indifférence

Sans doute retrouve-t-on ici autant Héraclite avec l'être entendu comme Πόλεμος que le second principe de la thermodynamique.

Sauf à considérer que la lutte ici concerne moins l'autre ou le monde que soi-même. Malédiction du désir qui ne se peut reproduire qu'à condition d'être constamment frustré, qui ne peut s'accomplir qu'en se niant et épuisant lui-même. Prix de cet autre que je ne puis aimer qu'en le manquant et ce qui de lui est altérité, qu'en m'efforçant de ne pas le réduire ou assimiler et respecter donc ce en quoi il diffère ; où sa présence comme prochain ne peut se jouer que comme absence, écart sans cesse réinventer. Rien ne serait plus fallacieux que d'imaginer ce lien qui constitue l'être comme un état c'est bien d'un processus dont il s'agit ; rien ne serait plus insidieux qu'un amour qui se concevrait comme accompli. L'acédie, qu'on aurait tort de traduire par paresse est loin d'être cette nonchalance d'une âme peu courageuse : elle est plutôt épuisement, relâchement ou sommeil de l'être, ce moment où, tout entier tendu vers un absolu qui semble d'autant plus s'éloigner qu'on s'y efforçait avec plus constance.

Sauf à considérer que cet épuisement, fruit de la tendance à la désorganisation de tout système fait alors partie intégrante, non tant d'ailleurs comme une malédiction que comme une transition ou transaction nécessaire entre soi et le monde. Celui-là qui met tant d'efforts et de constance à se placer devant le monde et s'en distingue de le vouloir penser ; celui-là, parce qu'il est vivant et représente invariablement un îlot de néguentropie plus qu'une exception au demeurant ; celui-là toujours tenté de s'imaginer à ce point supérieur aux choses qu'il en vient à souhaiter s'en retirer et extraire ; celui-là, oui, est toujours menacé de rompre le lien que ce soit sous la forme de la vie monacale ou, plus prosaïquement, du dégoût, dont l'acédie porte les formes. Les premiers chrétiens se retirèrent spontanément dans des communautés avant de réaliser que la systématisation de ce retrait mettait évidemment leur postérité en péril. Ils illustrèrent à leur manière la nécessaire transaction entre leur ivresse d'idéal et la contrainte du temps, le déchirement, le désarroi en tout cas, qu'imposait leur double qualité d'hommes de chair et d'esprit.

Avant donc que d'écrire, apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
(Chant I)
Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,
Polissez-le sans cesse, et le repolissez,
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.

Boileau
Si l'étymologie a ici un sens, il tient dans ce re, dans cet effort, répété continuellement, de la lecture ou du lien : dans la certitude où l'on se met que rien n'est jamais acquis, qui peut toujours se perdre ou se défaire : où Boileau voit bien, mais texte n'a-t-il pas même sens que tissu, qu'il n'est jamais affaire que de tisseranderie ...

Sans doute n'est-ce pas anodin, ni ne va sans ambiguïtés, que Conche parlât ici de religion : on n'utilise pas ce terme-là, si chargé d'histoire, de prévention, de méfiances ou d'enthousiasmes sans inconvénient ni arrière-pensée. Ceci revient bien à en surajouter sur l'engagement que suppose l'amour, certes ; ceci revient surtout à lui conférer cette universalité que l'individualité de l'émotion ou de la passion pourrait faire manquer. C'est en souligner, enfin, l'effort autant que la perpétuité.

A ce titre l'inverse de l'amour comme religion, et il faut bien en passer par là pour le comprendre, est moins la haine, effectivement, laquelle est acte, prémédité, complot ourdi contre l'humanité de l'autre, négation qui passe toujours par une élaboration discursive préalable, que cette négligence qui est défaite de l'âme, par quoi on laisse se dissoudre le lien. L'Eglise ne s'y est pas trompée qui fit de l'eucharistie le point culminant du rituel : elle est action de grâce et signifie à la fois reconnaissance et accueil. εὐχαριστία avant de prendre la signification théologique et rituelle qui sera la sienne dans le christianisme désigne simplement la grâce, le fait d'être reconnaissant à l'endroit de quelqu'un ; d'être aimable. Elle est, effectivement, ce qui doit, sempiternellement être renouvelé, répété, ritualisé.

La Cène, à ce titre, si souvent représentée, l'impératif médiéval d'hospitalité qui voulait qu'on réservât une place à table à l'inconnu, au voyageur sont de parfaites synthèses de cet effort à prendre sur soi. Se désaltérer, se restaurer : deux termes qui avouent à merveille combien l'acte alimentaire est moins gain que lutte pour éviter la perte ; est moins ordre qu'effort pour ralentir la désorganisation. Que l'humilité y doive avoir sa part est patent qui barre la route à toute velléité dominatrice ; qu'il y ait quelque chose de tragique dans cette tension qui pousse à l'absolu d'autant mieux qu'elle se sait ne pouvoir l'atteindre jamais est vraisemblable.

J'y vois pour ma part quelque chose de destinal - au sens où Nietzsche pouvait parler d'amor fati : entre la rage totalitaire qui veut tout ramener au même d'une totalité qu'elle puisse maîtriser et l'épuisement qui maintient tout éloigné à égale distance, je perçois les deux bornes extrêmes de l'indifférence.

S'il est quelque chose de religieux dans l'amour c'est ainsi incontestablement d'être une machine à produire de la différence, et de l'y insinuer chaque fois que le même pointe sa menaçante allure.