μεταφυσικά

La zone grise de l’intimité numérique

 

L’intégrité de l’individu présente une forme juridique et sociale sous l’injonction de la protection de la vie privée ;  une forme morale sous la forme de l’intime ; qui sont en réalité l’envers et l’avers d’une même réalité. Or, cette notion qui pointe ses sources au plus profond de la pensée grecque, est loin d’être simple qui se joue de l’ambivalence constance entre l’ouvert et le fermé ; entre ce qu’on montre et ce qu’on cache – autre mot pour dire protège.


La mise en évidence des paradoxes de l’intimité, montre combien la représentation d’une organisation perçue uniquement comme empiètement de la vie privée ne constitue que l’un des aspects du problème ; que, du côté de l’individu, s’invente de nouvelles pratiques qui sans bouleverser véritablement les lignes, déplacent en tout cas les frontières ne serait ce qu’en les rendant plus poreuses.


Parce que, des cinq sens, la vue est à la fois le plus pénétrant, le plus théorique, mais aussi celui qui épargne le contact direct, qu’on le veuille ou non elle engage une géographie et une morale du corps : puisque décidément la relation précède toujours l’existence, se révèle combien en même temps l’usage des réseaux sociaux confortent les pratiques traditionnelles (cacher, montrer, ne pas être oublié, contrôler la distance, se mettre en avant) mais les bousculent aussi (simuler ; s’adresser à tout le monde ; attirer l’attention …)


A la fois totalement libre mais conscient en même temps de la surveillance que suppose sa visibilité, l’individu s’invente non pas une nouvelle morale mais une recombinaison des principes qui la rendent possible : réciprocité et solidarité ne sont plus nécessairement à l’ordre du jour tant il s’agit moins de dialoguer que d’informer, d’attirer l’attention sur soi. Reste la pesanteur où se manifeste l’isolement, l’atomisation que l’universalité numérique parvient mal à camoufler. Faute d’un réel dialogue, le cyber-individu ne parvient plus qu’à manifester sa présence,  laisser des traces qu’il sait ne pas pouvoir maîtriser. L’intimité devient dès lors une boite grise dont il affirme et défend implicitement l’existence sans trop savoir ce qu’il y met … Rien peut-être ….


Dans cette gigantesque tour de Babel où règne un invraisemblable bruit de fond, où tout le monde parle sans nécessairement s’entendre, où sont désormais les poêles, les librairies où se retirer ? Tant la pensée, la création artistique que la vertu parvenaient autrefois à s’épanouir dans cet espace du retrait, désormais improbable. Il faudra demain apprendre à penser au milieu de la foule … ou bien se déconnecter.  



Introduction

Il n’est pas de concept apparemment plus simple ni évidemment plus universel que celui d’intimité : partage entre ce qui est public et privé, qui engage  politique, social et juridique. Que les frontières de l’intime se fussent avec le temps déplacées est un lieu commun ; qu’elles ne s’entendent pas de la même manière selon les cultures demeure incontestable ; mais ce qui l’est encore plus tient à l’universalité de cette ligne de partage.


Or, elle ne va pas de soi et recèle de jolis paradoxes que son apparente évidence ne parvient pas véritablement à taire

paradoxe d’abord entre l’ouvert et le fermé puisqu’il désigne à la fois ce que j’ouvre à celui qui m’est le plus proche – mon intime -  et ce que je ferme au regard de tous et qui est supposé me constituer en mon être.

paradoxe ensuite qui engage les proches dont le sens commun voudrait qu’ils n’aient plus de secrets l’un pour l’autre et se connussent ainsi parfaitement d’avoir renoncé ainsi à toute intimité. Mais cette familiarité exige qu’aucun des deux ne change, que chacun évolue en tout cas dans le même sens mais qui peut tout aussi bien s’entendre comme l’incapacité de chacun à entendre en l’autre son altérité même et ne se résoudre à aborder, par habitude ou paresse,  que ce qu’il a de connu, d’identique, de familier. Superbe danger qui guette les intimes de devenir ceux qui finalement se connaîtraient le moins bien … ou fabuleuse aventure de ceux qui sauraient à la fois ménager un espace intérieur qu’à la fois on cache et offre à l’autre.

paradoxe encore que celui de cet espace propre dont je devine l’existence, dont je défends la permanence en en barrant la route à l’autre mais dont je suis néanmoins incapable de définir le contenu. Ce Je que j’ignore, dont j’affirme l’existence, ce Je qui n’est peut-être que l’illusion de la grammaire (Nietzsche) ou superbe prétention de mon être (Freud) ce Je qui se veut profondeur mais n’est en réalité que surface a toutes les caractéristiques d’un ensemble vide.

paradoxe enfin, où se joue la morale, qui distingue ce qui est décent de ce qui ne l’est pas ; où la limite semble toujours devoir se définir de l’extérieur quand en réalité elle est le jeu intérieur de chacun définissant au gré des événements et des rencontres ce qui mérite ou supporte d’être montré ; où chacun est acteur plus ou moins conscient d’une exhibition volontaire. Autrement dit, la vulgarité, l’indécence demeure toujours plus ou moins l’exhibition de l’autre.

L’intimité est ainsi affaire d’espace et donc de quête ou de conquête et a pour cette raison partie fortement liée avec le pouvoir, le politique – le rapport de forces – et représente un de ces points d’entrée par quoi saisir notre rapport au monde : la jointure entre l’individuel et le collectif qui est l’essence même de toute organisation. A n’en pas douter, cette jointure est sensible à toute évolution sociale mais aussi technique.


C’est bien l’ultime paradoxe que l’on peut aisément repérer ici d’individus prompts à soupçonner à la moindre innovation une atteinte insupportable à leur intégrité au moment même où ils deviennent acteurs consentants d’une exhibition toujours plus ample. Des blogs, quand ils apparurent, mais qui semblent avoir vite cessé d’être à la pointe de l’engouement, aux réseaux sociaux nous serions devenus les protagonistes de journaux qui n’auraient plus rien d’intime, de confidences qui à force d’être immédiates et purement réactives, cesseraient d’être profondes.


Toute la question est là : chercher dans la morale, la règle qui permettrait de mieux défendre cet espace intérieur est encore une réponse technique qui n’a de toute manière de sens que pour autant que cet espace fût menacé ; encore faudrait-il s’assurer que nous ne soyons pas nous-mêmes les acteurs complaisants d’une exhibition qui se contenterait de déplacer les lignes de l’intime sans pour autant le bafouer.

Une frontière qui se déplace ?

Mais ce déplacement provoqué par Internet est peut-être un lieu commun : ce processus a commencé depuis longtemps et, pour ne prendre que l’exemple trivial d’une transaction faite par carte, force est de constater que la visibilité non seulement de la transaction mais de ce que l’on a acheté et auprès de qui est totale au moins pour le banquier. De ce dernier au FAI en passant par l’opérateur téléphonique mobile, toute information à notre sujet, position géographique, activité est accessible avant même les traces que volontairement nous pouvons laisser sur les réseaux sociaux. Des applications comme trouver ses amis, me localiser interdisent que quiconque puisse se soustraire à une invite qu’elle soit publicitaire ou amicale. Autrement dit, à moins de se déconnecter, l’espace public envahit le privé dans une spirale du tout ou rien où chacun s’accorde à voir une menace.


Rien n’est pourtant moins sûr.


Comprendre ces territoires c’est se pencher sur ce qui les jouxte et assure à la fois la fonction de réunion et de séparation. Mur ou pont ? M Serres a travaillé sur ces édifices ; plus intéressante encore est la fenêtre qui à la fois protège de l’extérieur et donne à voir – un peu comme le trou de serrure.

 

Ce qu'on montre, ce qu'on cache

Quel est ce moi que l'on cherche à défendre, à soustraire à la vue de tous et dont l'étalage sur la place publique bafouerait et l'honneur, et la dignité et la liberté ?


L’intimité dit ce qu’il y a de plus intérieur, de plus profond. Superlatif de interior, le terme désigne comme un paroxysme du dedans et renvoie à inter qui signifie à la fois l’entre-deux et la relation. L’intime ne s’entend ainsi que par rapport à ce qui ne l’est pas et participe au mieux du sacré


Le droit canon distinguait d'entre le for extérieur - la juridiction temporelle de l'Eglise - et intérieur - son autorité sur les choses spirituelles. Ce for, qui a le sens de tribunal, vient évidemment de forum, de cette place publique où se géraient les affaires communes. Et ce ne saurait être un hasard. L'intimité n'a de sens que par rapport à ce qui n'est pas elle mais ajoutons que le verbe intimer dit assez bien l'ordre implicitement suggéré ; à la fois la hiérarchie et le jugement. L'intimité c'est d'abord ceci : une affaire de territoire - donc de limites.


Le grec pour évoquer l'intime dit αιδωσ qui désigne à la fois les sentiments de honte, de pudeur et d'honneur. Ce qui est logique dans la mesure où se joue ici le respect, soit celui que l'on doit à qui s'exprime avec pudeur, soit celui que l'on doit à l'autre en taisant ce qui ferait honte à soi comme à l'autre. Montrer ce qui ne devrait pas l'être c'est offenser la dignité - tant la sienne que celle de l'autre. Il y a donc bien ici un partage entre le visible et le caché, entre l'espace intérieur et public : le grec nomme δημοσιοσ, ce qui est public ou qui appartient à l'Etat - terme issu de δημοσ qui, avant de signifier le peuple, désigne terre, territoire appartenant à une communauté et dérive de la racine Δα- diviser, partager. Ce qui, en revanche indique le propre, ιδιος, ou ιδιοτης - l'homme privé par opposition à l'homme public ou à l'Etat - demeure précisément ce qui doit être traité avec pudeur et respect. Le respect quant à lui, étymologiquement action de regarder en arrière, s'exprime bien par αιδωσ quand il s'agit de soi ou de l'autre et par σεβω quand il s'agit de la vénération des dieux


Le grec et le latin, surtout, soignent donc étroitement cette distinction entre le privé et le public, entre ce qui peut être exprimé et tu. Reste étonnante, qui file toutes les acceptions, cette étrange collusion entre ce qui est le plus digne de respect et ce qui est honteux, comme si la profondeur de l'intime était honteuse ou plus exactement qu'il fût honteux de l'excaver. Car l'autre constante demeure bien celle d'une réalité que l'on enterre ou déterre et qui sera débattue, jugée sitôt que déterrée.

Inexorablement ce partage entre un espace intérieur et extérieur signe en même temps la partition des rôles entre féminin et masculin, la femme demeurant dans l'espace grec, celle qui ne sort pas du foyer, qui ne voyage pas et ne se heurte donc jamais à l'étranger voire à l'hostilité. Figure antique d'Hestia, quand l'homme renverrait plutôt à Hermès, la femme est ce qui consacre, purifie - notamment au retour du voyageur au foyer - mais demeure ce qui doit être sinon tu en tout cas exprimé avec extrême réserve - pudeur. De là à considérer que la conscience intime soit une forme de la féminité, il n'y a qu'un pas que l'on peut d'autant plus aisément franchir qu'à sa manière elle rejoint la théorie freudienne de la bisexualité. Tension entre l'intime qu'il faut préserver pour conserver son intégrité et le public qu'il faut bien affronter pour conserver son être, tension entre un extérieur qui ne peut manquer de vous menacer ou d'empiéter mais qui demeure néanmoins la seule opportunité d'exister tant le passage à l'acte est la condition même de l'existence faute de quoi l'on se réduirait à une pure virtualité ; tension enfin in imo pectore entre tout ce que nous croyons nous définir où se partagent le glorieux et le honteux, l'aspiration à être et le désir le plus frustre qui nous fait parfois nous exprimer ab imo pectore et révéler à l'autre notre intimité.


Or l'intime ne se résume pas à cette part d'ombre, il engage aussi ce que l'on aime, tout ce avec quoi l'on a une relation privilégiée. Est φιλος, celui qui entre dans notre intimité, avec qui on entretient des relations privilégiées. Le terme a partie liée avec le pacte- foedus -, mais aussi la confiance voire la foi- fides. L'intime engage donc à plus d'un titre la réciprocité : à la fois le respect que l'on doit à l'intimité de l'autre mais que l'on attend de lui en retour ; mais aussi le don de et à celui avec qui on vit en intimité - οαριζω. S'ouvrir à l'autre, exhiber ce que d'ordinaire l'on cache, revient bien à une relation privilégiée - c'est faire entrer l'autre dans l'intime - et c'est cette entrée qui marque la relation mais donc aussi la reconnaissance. Que ceci se joue de la persuasion, de la conviction voire de la séduction est indéniable. πειθω désigne l'acte de persuader d'où le grec tire aussi πιστις qui est à la fois la confiance en autrui, la foi, la fidélité et le serment qu'on prête c'est-à-dire l'engagement. Tiré du radical Πιθ signifiant lier, le terme dit au mieux ce qui de l'intime se joue de la relation. En réalité on peut envisager l'intime à la fois d'un point de vue statique et alors il est ce qui se défend et se tait pour préserver son intégrité ; mais aussi d'un point de vue dynamique mais alors il est ce qui se donne sous la forme d'un engagement qui vous lie, qui vous oblige ; mais un engagement qui, sous peine de nullité ou vulgarité, ne saurait se galvauder en se répétant à l'infini.


Voici qui désigne toute l'ambivalence - ou la dynamique de l'intimité : non seulement cet espace clos que l'on soustrait à la vue de tous mais aussi - surtout ? - ce que l'on partage, ce que l'on ouvre ou entrouvre. Sans doute ne devons-nous jamais oublier qu'il n'est pas d'ombre sans lumière et que c'est à cet égard même mouvement que de montrer et cacher. Autant dire que toute représentation binaire de l'intimité - ouvert/fermé - risque de nous faire manquer l'essentiel : que l'intimité est affaire de processus et non d'état ; qu'elle engage toujours la relation à l'autre - même si la tendance spontanée est de renvoyer l'intime à la relation proche, amoureuse, sexuelle ou amicale.

Un triple processus

Souvent affleure la métaphore guerrière (frontière ; invasion) pour désigner le déplacement de la frontière. Force est de constater qu'elle n'a cessé de changer au gré, moins de luttes que d'innovations et l'on n'a pas attendu les nouvelles technologies pour le constater. Evidemment la presse s'attachait autrefois à respecter, c'est-à-dire à taire, ce que sa proximité d'avec le pouvoir lui finissait nécessairement par savoir. La presse américaine respecta en son temps la demande de Roosevelt de ne pas le photographier en chaise roulante ou avec ses attelles ; celle, française, tut presque jusqu'au bout, la double vie de Mitterrand qui ne fut même pas exploitée politiquement par l'opposition. Effet sans doute de cette longue tradition des maîtresses attitrées du Prince et de l'indulgence indifférente à l'endroit de la bagatelle de ses notables. Les choses ont effectivement changé mais ne suis pas certain qu'il faille en imputer la responsabilité à l'hyper-présidentialisation et l'hyper-personnalisation du quinquennat Sarkozy. En réalité s'y jouent trois logiques conjointes : politique qui implique que pouvoir c'est savoir et donc voir ; idéologique qui, tentant de fonder la cité, ne peut pas ne pas penser ce qui l'institue et donc l'articulation entre le local et le global, entre l'individu et la société ; individuelle, mais d'un individu qui n'a pas toujours existé, qui a une date de naissance dans l'histoire, d'un individu où passion s'entremêle à raison, d'un individu soucieux avant tout de se préserver et son intégrité sans pouvoir se dispenser jamais de la relation à l'autre.

Politique

On sait, depuis Foucault, combien le pouvoir est affaire de visibilité et donc de dispositif pour l'obtenir. L'invention de la police correspond à ce moment précis où l'on chercha à résoudre l'opacité de la société médiévale qui empêchait qu'on sût qui et où était ce sujet que l'organisation administrative parvenait mal à cerner et dont la connaissance n'avait jamais pu être totalement arrachée à l'emprise de l'église. Que cela présidât à la naissance de ce curieux processus où prévenir et punir revinssent au même - la surveillance et donc la visibilité - est chose connue que le panoptique de Bentham illustre, qui fonctionna en somme comme le paradigme tant architectural que politique de la modernité. Que ceci passât par des modèles architecturaux autant que des dispositifs administratifs, notamment l'articulation entre justice, police et prison est évident ; que le premier acte en fût l'administration de l'état-civil au détriment de l'église à partir de la Révolution, est vraisemblable au moins autant que l'obligation bientôt créée de porter nom et prénom qui permettent de se distinguer - nécessité que l'on retrouvera notamment dans le décret de Bayonne par lequel Napoléon contraignit les Juifs - principalement installés en Alsace et en Lorraine - de prendre nom et prénom fixes. La modernité n'y a pas changé grand-chose non plus qu’à l’exigence de visibilité et de traçabilité dont passeports anthropométriques et autres cartes à puces ou système de géolocalisation ne sont que parangons logiques.


On remarquera néanmoins le rôle toujours ambivalent de la puissance publique qui à la fois veut voir et savoir mais s'astreint néanmoins à préserver l'intégrité de la vie privée notamment par l'interdiction de tout croisement des fichiers et, dans les années 70 par la création de la CNIL : l'Etat est garant de la sécurité et c'est assurément autour d'elle que le conflit est le plus probable entre liberté et ordre.


Pour autant ce n'est pas l'Etat moderne qui inventa l'exigence de transparence ; il eut, certes, besoin de créer la possibilité de la transparence sociale, mais cette transparence individuelle avait déjà été organisée par l'Eglise et ce, dès le IIIe siècle. Il suffit de lire Tertullien et la conception qu'il avance du baptême pour comprendre que toute conversion implique témoignage de sa sincérité. Passer d'une vie à une autre, entretenir un rapport à la vérité que promet le baptême suppose de faire mourir l'ancien en soi - mortification et pénitence - mais aussi de l'attester en son rapport à l'autre. Foucault (2013, p 156) souligne à cet égard que c'est ainsi tout le rapport subjectivité/vérité qui est inversé par rapport au modèle antique ... Il s'agissait alors, ne pensons qu'à Platon, par l'effort d'un retournement - que suggère conversion et illustre le mythe de la Caverne - de distinguer d'entre les meilleurs, en les en faisant sortir, en les rendant indifférents pour mieux gouverner. Ici c'est le salut de tous par la conversion d'un seul : Œdipe est ainsi celui qui, en quête de son identité et de sa faute, sauve la cité entière. Avec le baptême, au contraire, c'est le salut de chacun qui est en jeu dans le double rapport à un devenir autre - mourir à soi, à l'ancien - et à l'autre. D’où martyr signifiant porter témoignage et donc souffrir en son corps pour sa fidélité au Christ. Assurément, le catholicisme aura inventé ici la martingale du pouvoir, où c'est le sujet, qu'elle invente, qui porte volontairement preuve de son innocence en s'exhibant, au moins de ses efforts, sans attendre qu'on l'accuse ; qui le fait d'autant plus volontiers (?) que se joue une culpabilité originelle. Il n'y a jamais loin de la coupe aux lèvres, de la preuve à l'épreuve et ainsi de ce qui s'éprouve, seul ce qui se prouve aura quelque valeur. Sans doute est-ce de là que cette intimité qui s'entrouvre n’aille jamais sans quelque honte.

Idéologique

Mais ce sujet n'est pas né de rien qui a une histoire autant qu'une justification. Que l'individu n'apparaisse que quand il devient possible, quand les conditions élémentaires de survie ont été assurées, sans quoi chacun demeure nécessairement soumis à l'impératif du groupe, de la tribu, certes ;  mais c'est encore dire la représentation négative de cet individu - que dit aussi son équivalent grec atome - lequel manque toujours de miner la solidarité au nom de la revendication de son autonomie ; de faire prévaloir les forces centrifuges sur celles centripètes qui seules peuvent donner corps et solidité au groupe. Or, à partir de Paul (Gal,3,28) l'individu cesse d'être une menace pour devenir le centre : il ne se définit plus par le groupe auquel il appartient et la seule histoire qui vaille demeure celle de son salut que lui seul peut accomplir pour lui-même.


En dépit de la progression des sciences et des philosophies à l'âge classique qui à l’instar de Spinoza répugnaient à admettre que l'homme fût un empire dans un empire, ni l'individu ni son désir de liberté n'allaient plus sortir de nos représentations sans qu'on sût toujours quelle place lui accorder. Le libéralisme, pour qui tout pouvoir central est toujours perçu d'abord comme une atteinte à la liberté, la philosophie des Lumières allaient à la suite du grand mouvement initié par Montaigne propager la réalité de l'individu comme une évidence irréfragable : il ne quittera plus ni le champ du politique ni celui de la morale, même si ce fut d’abord sous la forme abstraite du citoyen. Pourtant il pose problème, que Comte avait vu : il ne peut être l'élément de base constitutif d’une société, n'étant pas lui-même social : ce ne pouvait être que la famille. Ce qui était déjà l'argument en 89 comme en 92 pour refuser le droit de vote aux femmes : appartenant au même ensemble constitutif de la cité, elles ne sauraient émettre un autre suffrage que leurs époux ; leur vote serait un inutile doublon.


C'est tout dire si l'on veut arguer que la posture n'alla pas sans préjugés misogynes ; pas assez si l'on veut comprendre ce qui se joue ici. Tout se pense, identiquement, en terme de frontières ; en terme de dedans et dehors sauf à considérer que la limite entre espace public et privé ne passe pas encore par l'individu mais bien par la famille. Il faudra tout l'assaut de la période romantique et l’exaltation du moi, ce Moi où Maurras verra le comble du haïssable et de la dissolution de la Nation, pour que cette frontière se déplace. De la Grèce antique à aujourd'hui en passant par les Lumières, on voit bien qu'il ne peut exister d'intimité que par l'instauration d'une frontière, la plus étanche possible, d'avec un extérieur presque toujours perçu comme menaçant ... ou tentateur. Que ce fût, en Grèce, la femme qui incarnât cette intériorité fait partie de ces idées qui persistent et que l'on retrouve jusque chez Freud en dépit de sa théorie de la bisexualité. A l'intimité, il faut une Vestale, gardienne du feu et s'il est nécessaire de préserver des relations avec cette étrange extériorité, ce sera toujours le rôle de l'homme d'inventer des passages : Hestia pour l'intérieur, Hermès pour l'extérieur ; Hestia qui plonge l'identité au plus profond de la terre ; Hermès qui se tient à l'encoignure de la porte tel Janus, assurant la transition autant que la transaction d'entre le sacré et le profane. Le christianisme avait fait de l'intime l'enjeu d'une authentification qui regardait Dieu seul et ses ministres, ce faisant il inventa une forme de gouvernement, à la jointure exacte de l'intérieur et de l'extérieur, où il s'agit de gouverner l'être-autre par la manifestation de la vérité de l'âme, pour que chacun puisse faire son salut. L'intime devient un enjeu.

Individuel

Ecrire que l'individu a une date de naissance, avec Paul affirmant que l'individu ne se résumait pas à ses appartenances, sexuelles, ethniques ou sociales, dit finalement deux choses distinctes: d'une part que le processus d'individuation est loin d'être achevé, qui ne ferait que débuter ; qu'il s'agit d'un processus et pas d'un état de fait ; mais aussi que ce processus d'individuation revient toujours,  pour qui prend conscience de soi, à arracher au groupe, à la cité, cette intégrité qu'il proclame et donc à lui soustraire l'espace de son autonomie. Pour autant qu'il ne puisse se priver de la relation à l'autre et que le fait social le précède toujours, l'intégrité de l'individu demeure toujours ce que l'on institue, ce pourquoi l'on se bat, que l'on estimera toujours être menacé par l'autre, le groupe ou la cité. D'où toutes les métaphores de la lutte, de la guerre et de la frontière ; autant le dire : la question de l'intime est toujours/déjà une question politique.


L'intégrité, avant de désigner ce qui est pur, honnête, authentique, renvoie à ce qui ne peut être touché - dans tous les sens du terme - d'où aussi l'idée d'intangibilité - ce qui ne peut être modifié. Le terme est riche qui couvre aussi l'intégral, le tout, à savoir cette capacité d'intégration qui contribue à la solidité du tout. Autant dire, quand on parle de déplacement des frontières entre public et intime, que l'on évoquera toujours ce mouvement-ci d'intégration, d'annexion : se constituant, l'individu incline spontanément à s'approprier ce qui initialement faisait partie de l'espace public et l'on doit bien supposer qu'il y a, en face, un mouvement exactement inverse, qui consistera toujours, pour l'espace public à s'adjoindre ce qui tente de lui résister, de s'y soustraire. Il y a donc toujours/déjà une politique de l'individu, mais parallèlement une intimisation du politique qu'il ne faut ni mésestimer ni négliger.


Il y a donc, il y eut toujours, une politique de l'individu ; les fondateurs s'adressaient à la nation réputée unie et indivisible à l'image de la République qu’ils entendaient bâtir ; on s'adresse aujourd'hui aux individus, aux électeurs à qui l'on demande de s'exprimer i.e. de poser au dehors ce qu'ils ressentent au dedans ; on attendait autrefois que le souverain indiquât ce qu'il jugeait être l'intérêt général ; on lui demande désormais de manifester ses intérêts particuliers sans réaliser le sinistre dévoiement de la République que ceci suppose. Le grec, en ces heures si particulières de la démocratie antique, délaissait ses affaires et parcourant parfois de longues distances, se rendait sur l'agora pour décider des questions communes. Castoriadis le rappelle, le grec a la passion du politique : « les citoyens anciens considéraient effectivement que la communauté, la polis était leur affaire. Ils se passionnaient pour ça » (2013, p 261)


Ce qui signifie, à l'inverse de nos conceptions modernes où la représentation s’est interposée, que le pouvoir et la loi ne sont pas des réalités extérieures à quoi il faut se soumettre même si à période régulière nous mandatons des spécialistes pour les édicter et exercer, mais bien au contraire qu'ils sont affaire commune, par l'intérêt même que chacun y met. Il n'est peut-être pas anodin que Castoriadis utilisât ici le mot passion : le mot politique désigne précisément cette institution d'un espace public, d'une res publica, non pas par mise à l'écart de toute passion, ni édulcoration du privé via le truchement expert de quelques spécialistes, mais bien plutôt par et au nom de la passion privée pour la chose commune. Ce n'est donc pas ici le politique qui protège l'intime en le définissant par là-même, c'est au contraire l'intime qui institue le politique. . Il ne saurait être hasardeux, Vidal Naquet  y insista à plusieurs reprises que géométrie et démocratie naquissent en même temps : l'agora dessine un espace où nul ne peut se prévaloir d'une quelconque supériorité sur l'autre, où chacun reste à équidistance d'un même point, abstrait ; le politique, l'espace commun est ce centre et comme tout point géométrique n'occupe finalement aucun espace. Autre façon de proclamer que ce n'est pas ici le politique qui mettrait l'intime à l'abri des regards et donc le protégerait ; c'est au contraire l'intime qui définit le politique en opérant un mouvement de sortie.


Toute la question, engagée par l'omniprésence des caméras dans les rues mais aussi par celles que nous installons ou utilisons volontairement avec nos ordinateurs est posée ici : qui, du politique ou de l'intime trace cette frontière ? est-ce le politique qui définit l'intime, ou au contraire l'intime, le politique ? ou les deux par un processus indéfiniment renouvelé de rétroaction ? C'est bien cette question que pose la modernité et qui renvoie ainsi au plus près des sources athéniennes de la démocratie.
Tout a l'air désormais de se jouer en terme de regard : ceci me regarde ou non avec toute l'ambiguïté que cette expression peut revêtir. Est-ce moi qui, par acte de volonté, institue un espace public en affirmant qu'il me concerne ? mais alors c'est bien un espace public qui se crée. Ou bien au contraire est-ce un dispositif - une caméra de vidéo-surveillance par exemple - qui m'épie, me surveille gonflant démesurément l'espace public, ruinant même toute idée de privé ou d'intime connotant parfaitement l'atteinte à l'intégrité, l'aliénation ?


Tout dispositif implique en réalité mise à disposition : il s'agit de l'arrangement, de l'organisation d'éléments en vue d'une fin que l'on s'est fixée. Le dispositif, en droit comme en fait, est achèvement d'un processus : après les attendus, ou l'analyse de l'existant, on décide, arrange les pièces de la machine pour obtenir ce que l'on a décidé. Tout dispositif tend toujours à réduire la partie à l'élément d'un tout et à ne l'envisager que comme atome à organiser pour qu'il prenne un sens. Le dispositif crée le système où l'élément ne vaut que comme partie adéquatement placée d'un tout.


Mais parallèlement, il y a, et eut, intimisation du politique qui revient à proclamer que le politique me regarde, personnellement. Mais signifie aussi l'intégration, dans la sphère de l'intime, de valeurs que l'on eût pu croire exclusivement politiques. Ce large mouvement, que l'on peut nommer démocratisation, vise à étendre l'espace public aux sphères qui lui furent interdites : qu'il se fût agit, dès le XIXe, d'engager le monde de l'entreprise est une évidence : il n'est pas une réforme sociale qui ne s'entendît ainsi, qui visèrent toutes à en finir avec un patronat de droit divin et à donner la parole à ceux qui en étaient dépourvus ; que ce mouvement s'arrêtât au frontières de la famille, où le patriarcat allait avoir encore de beaux jours devant lui est évident mais force est de constater que, depuis les années soixante au moins, l'espace familial a intégré progressivement au nom des valeurs politiques, l'égalité des femmes via le droit parental, l'intégrité de l'individu via le droit à la contraception ou à l'avortement, mais aussi les droits de l'enfant etc... Qu'on ne s'y trompe pas : on pourrait y considérer plutôt une annexion de l'intime par le politique ; c'est pourtant du contraire dont il s'agit. Les luttes se sont faites au nom de l'individu proclamant ses droits : ne songeons qu'au Manifeste des 363 qui fut, sur le terrain politique, l’exhibition d'un des actes les plus intimes qui soit, visant à arracher au politique un droit à disposer de soi qui ne valait pas pour le local, seulement pour le global. Tout ce qu'il eût été honteux d'avouer, désormais se proclama comme une arme politique. On pourra en dire tout autant de la QPC (question prioritaire de constitutionnalité) : que tout justiciable, certes à l'occasion d'un litige, puisse objecter que ses droits individuels soient altérés par une loi quelconque, représente très exactement ce point crucial où l'individu, et non pas le citoyen en tant que tel, parce qu'au centre du dispositif, est en droit de réclamer que l'on préserve son intégrité ; ce qui est une autre manière de dire que cette intégrité a désormais rempli tout l'espace politique. Aux antipodes exacts du Befehl ist Befehl dont croyaient encore pouvoir se prévaloir les anciens nazis, les individus au nom même de l’intime peuvent proclamer non possumus !


Au centre, l'individu n'allait plus quitter sa place et si l'on observe bien ce qui peut se passer et dire sur les réseaux sociaux, on observera très exactement ceci : c'est au nom même de son intégrité, i.e. de son existence, que l'individu affirme, parle, exige et partage, supposant que la légitimité de sa parole tienne à son existence même.
Ce qu'il nous faut désormais regarder de plus près !

Réseaux sociaux : une boîte moins noire que grise

S Tisseron (2011) le rappelle, le Net ne fait que satisfaire des désirs qui ont toujours existé : se cacher ; se montrer ; laisser des traces ; maintenir la distance, ne serait-ce que pour conserver son intégrité ; mettre en avant ses réflexions etc ... même si, parallèlement, se révèlent des tensions nouvelles : universalité ; interchangeabilité des interlocuteurs ; intéresser plutôt que communiquer ; immédiateté ; oralité ; plasticité de l'intimité ; plusieurs vies ; échapper au contrôle ...
L'observation d'une cinquantaine de profils Facebook et Linkedin suggère quelques pistes.
Précisons que cette observation n'est que le support indicatif des remarques ci-dessous et ne sauraient constituer en aucune manière une analyse scientifique rigoureuse mais l’invite à une telle étude ; que nous ne cherchons pas à la constituer comme socle de démonstration mais tout juste comme série d'exemples.


- l'ivresse d'être acteur : magie de ce que l'on appela le Web 2.0, la capacité d'être non pas seulement consommateur d'informations ou de connaissances, mais d'en devenir acteur, ne saurait être sous-estimée. Elle dit l'appropriation, par l'individu, et non plus seulement par des institutions qui en eussent les moyens, de la parole et donc d'un espace public élargi. Que je sois, où je veux, quand je veux, maître de ce que je révèle ou cache représente une conquête qui justifie tout. Etre acteur signifie alors être autonome c'est-à-dire fixer soi-même les bornes de l'intimité qui ne saurait plus alors être posées de l'extérieur. Même si le type de réseau est déterminant - on ne livrera sur Linkedin que des événements professionnels quand Facebook élargit la donne au personnel - dans tous les cas le réseau fonctionne sur la relation, l'interconnexion où l'événement prévaut parce qu'il est personnel individuel : anniversaire de la naissance ou du recrutement qu'importe.


- l'illusion d'être autonome : au sens même où Paul put l'écrire, l'individu est relevé de toute loi. Autonome, au sens précis du terme, le sujet définit lui-même - et parfois à géométrie variable - les frontières de sa propre intimité : est intime, tout simplement ce qu'à un moment donné il tait ou omet de dire - et ceci seulement jusqu'à ce qu'il le révèle. Tout ou presque est montrable aux conditions définies par soi. Demeure certes une plage d'intimité - qui de l'espace se déplace dans le temps : tout montrer, oui, pourquoi pas mais pas tout le temps ! Ce qui offre ce curieux paradoxe d'une intimité se jouant désormais dans le fait d'être déconnecté même si cela reste un acte volontaire que d'ainsi s'isoler.


- le délice d'être joueur : la pratique infinie des profils, des pseudos, des avatars dit non pas le plaisir de l'usurpation mais celui du jeu. Autre manière, avec le rire, de substituer au réel trop lourd, trop contraignant, un imaginaire où l'on puisse se penser maître. Que le jeu puisse être formateur, on le sait ; qu'il soit aussi un exutoire possible, on le devine aisément. Et, après tout, de la littérature à la danse, il n'est pas de représentation esthétique qui ne soit mensonge - Platon les exécrait pour cela - mais qui ne soit en même temps l'un de ces rares truchements qui nous rendent le monde supportable, habitable (Merleau-Ponty, 1953). Paradoxalement, c’est en se plaçant au centre de tous les réseaux - qui n'a justement pas de centre - que l'on s'en écarte le mieux ; en tout cas on se l'imagine. Le sujet de l'âge classique - la librairie de Montaigne ou le poêle de Descartes - se ménageait toujours un écart, une excursion pour échapper au tumulte et tenter à la fois de penser et se retrouver. Le sujet moderne - celui que M Serres nomme Petite Poucette - presque toujours connecté, empressé de laisser messages et posts - n'est plus jamais isolé : dans le maelström épais du Web, dans ce bruit de fond constant de la foule, il fait trente six mille choses en même temps ; ne prend plus le temps de la paresse ou de l'inertie ; encore moins de la réflexion. L'immédiat a remplacé la méditation. L'idée même qu'il faille à quelque moment se mettre en retrait pour s'approprier ce qui se pense ou fait, l'idée même de ce redoublement qui fait la réflexion s'avère désormais vaine. Penser n'est plus fruit d'un retrait, mais un pion que l'on avance ; l'intimité, plus un espace que l'on tente de protéger mais un dé que l'on lance.


En même temps cette esquisse ne serait pas complète si l'on n'envisageait, à côté du fait même de la prise de parole sur ces réseaux, la qualité de ce qui se dit et s'échange :


- communiquer plutôt que dialoguer : sur la totalité des posts repérés, presque aucun (moins de 5%) n’engageaient de conversation, de dialogue ; n'émettaient une réflexion ou une opinion. C'est qu'en réalité FB ne s'y prête aucunement - à moins d'utiliser la modalité conversation qui revient à la messagerie instantanée. On y trouve de tout : humeurs du moment, indications sur ce que l'on fait, ou pas. On remarquera d'ailleurs que les humeurs ombrageuses sont assurément plus nombreuses que les cris de joie.


- partager mais si peu : outre les liens vers des sites, souvent d'information, qui assurent effectivement la fonction de partage en proposant ce qui vous aurait échappé, mais partage vraisemblablement inutile dans la mesure où ces liens fouillent peu dans les tréfonds d'Internet, on trouvera surtout publications de photos personnelles, indications sur ce que l'on fait et où l'on se trouve. A y bien regarder, il ne se confie ici jamais rien de bien intime, tout juste des humeurs passagères, des joies ponctuelles ; rien qui puisse percer le secret de qui finalement se confie moins qu'il ne se cache derrière ce nuage de confidences édulcorées.


- se mirer sans complexe, pour ne pas évoquer une véritable egolâtrie. Culte parce qu'il s'agit de ponctuer sa présence, à période régulière : il y a quelque chose ici de l'ordre de la communion par quoi on sacrifie aux exigences de la sainte connexion. Mise en avant de soi ou de ses avatars - ces enfants que l'on exhibe sont-ils autre chose que la gloire quémandée en l'honneur de la parentalité ? - oui, parce que on parle finalement très peu ni du monde, ni des affaires ni de l'autre mais de soi presque exclusivement.

Quatre leçons à en tirer

L'interrogation que nous portions sur un éventuel déplacement des frontières de l'intime prend ici tout son sens. A l'évidente préoccupation devant l'implantation de caméras à chaque coin de rue et jusque dans nos appartements via nos webcams, à l'intrusion de ce regard systématique de l'extérieur, du politique ou du sécuritaire, qu'importe ici, qui pourraient nous faire redouter un éclatement de la sphère de l'intime, il faut bien dans la balance disposer la complaisance évidente que le sujet moderne met à s'étaler mais aussi à vouloir tout voir et tout savoir. Ce vis-à-vis n'est assurément pas nouveau - il est sans doute aussi vieux que l'espace public lui-même - et l'on aura toujours tort de sous-estimer en face de la force publique les mille et une ruses que l'individu sait disposer pour se soustraire au regard. Jeu du chat et de la souris, du gendarme et du voleur ? Sans doute !


Mais il y a de l'insolite, du nouveau qui touche précisément à la morale. On peut le détailler en quatre points :

L’inversion des regards

Rien n'est plus intéressant que la fenêtre et il n'est pas anodin qu'on appelât Windows le système d'exploitation qui rend ce regard possible. S'il est usuel de considérer que la fenêtre est ce qui protège, à la fois des rigueurs du climat et du regard indiscret, il ne faut jamais oublier qu'elle est aussi ce qui permet de regarder à l'extérieur tout en se protégeant, l'idéal étant de voir sans être vu, ou d'être au moins entrevu par celui dont on cherche à attirer l'attention. Signe de richesse et de puissance, la fenêtre est ouverture sur le monde et donc aussi tentative de mainmise. Comme n'importe quel instrument, elle est à la fois ce qui unit et sépare ; un médiat.


Le rêve fou de tout savoir, de tout voir qu'illustre parfaitement le panoptique n'est pas, on l'a vu, le souhait seulement du politique cherchant à asseoir quelque ordre dans cet espace social qu'il trouvera toujours trop épais, trop obscur. Si le projet politique d'un A Comte qui alla jusqu'à organiser l'intérieur des domiciles et disposer de l'âge auquel les femmes dussent faire leurs trois enfants ressemble plus à un cauchemar tyrannique qu'à une utopie, certes ; il illustre néanmoins la tension inévitable entre ordre et liberté et donc, entre ordre social et intimité. Le pouvoir en sait toujours trop, et l'individu jamais assez - chacun son rôle et les cris d'orfraie que chacun pousse à chaque attentat présumé contre sa vie privée n'est jamais que le moment tactique d'un jeu où chacun se regarde en chien de faïence.


Du côté du sujet, la fenêtre numérique est aussi ce derrière quoi l'on se cache pour tout voir ou savoir - ce qui, on le sait, ne va pas sans embarrasser les politiques même si, en retour, ces derniers en auront joué plus souvent qu'à leur tour. Se croire acteur, vouloir l'être en tout cas, ce qu'autorise désormais Internet, renvoie à un curieux dispositif où l'on pourrait tout aussi bien écrire que l'espace public est désormais sous le joug du regard intime - ce dont la peopolisation de la vie publique n'est qu'un des signes.


Etre au courant, connecté devient l'impératif catégorique qui fait l'étudiant surfer sur le Net pendant les cours, le voyageur SNCF ou RATP sortir mécaniquement son smartphone pour textoter frénétiquement ...


Cette inversion du regard qui dans le domaine du savoir est si précieuse parce qu'elle organise une mise à disposition quasi universelle de la connaissance, qui dans le domaine du politique affadit le débat à ses apparences les plus futiles, réorganise en réalité l'espace de l'intime. S'il n'est pas faux de dire que c'est le regard de la caméra de surveillance qui fait et étend l'espace public en revanche on pourrait tout aussi bien écrire que c'est le regard de l'internaute qui annexe au privé la presque totalité du domaine public. Confusion des genres assurément qui fait la frontière devenir extraordinairement floue mais oblige surtout l'individu à se prémunir autrement. S'il surveille, il se sait tout autant surveillé : il se protège en ne disant rien, ou presque.
Cette inversion du regard n'est pas étrangère au dispositif repéré  par Foucault au sujet du baptême : l'impératif de l'intime c'est d'exister, et donc d'être visible et actif. A chacun désormais de porter témoignage de son existence en attirant l'attention sur lui. Si le domaine de l'intime n'était autrefois scruté que par le confesseur sourcilleux qui attendait de vous pénitence et preuve, et convoité par un politique, désormais il est mis sur la table ; volontairement. Voici qui est nouveau ou presque : c'est au coupable de faire la preuve de son innocence ; c'est à l'individu de faire montre de son existence. Mais la chose ne prend jamais l'allure d'une autocritique publique, on est loin de l'aveu forcé des procès staliniens, le sujet se préserve, on l'a vu, en ne communiquant que sur sa présence ; rien de plus.

 

Boîte grise plutôt que transparente

Seconde caractéristique de cette intimité nouvelle : elle est vide ou presque. L'intimité se résume à sa seule proclamation. Et devient une sorte de concept à extension maximale mais à compréhension nulle. Pétrie de sentiments, d'émotions, mais finalement de si peu de passions, cette intimité ne révèle rien ou presque, rien qui ne soit acceptable par une norme sociale finalement très politiquement correcte.


La seule inversion des valeurs immédiatement visible qui dessine les contours de cet intime est la promotion hyperbolique du moi, à l'encontre des préceptes traditionnels d'humilité et de discrétion. On n'y dit rien ou plus exactement on se contente de rappeler que l'on existe. Communication entièrement centrée sur soi, vers soi, pour soi, il ne s'agit pas d'une exposition mais plutôt d'une imposition de l'intime : réponse sans doute à cette atomisation de l'individu; à cette désolation (Verlassenheit) où Arendt voyait la forme moderne de l'aliénation, cette intimité, plus posée que réellement exposée, fonctionne comme l'objection suprême, l'argument ultime. Comme un principe logique qui ne se discute pas. L'intimité devient, à proprement parler un scandale - σκάνδαλον - cette pierre d'achoppement que l'on glisse sous vos pieds pour vous faire trébucher ; elle achève toute conversation ou la rend impossible de ne jouer que sur les humeurs, les sensations ou les émotions. Empire sacré de l'opinion que l'on glisse comme argument sacré, l'intimité qui s'étale sur le Net se ramène juste au principe de la frontière à ne pas dépasser : moins frontière à ce titre que poste de douane.


On n'insistera jamais assez sur l'ambivalence de cette intimité moins exposée qu'objectée comme on oppose une question prioritaire de constitutionnalité. Accomplissement d'une individualité qui se place au centre du dispositif, réalisant à sa manière la promesse de Paul, mais sur un terrain à ce point irrationnel qu'il rend impossible tout dialogue, au moment même où elle se proposait de l'entamer. Conçue comme une maison où il serait criminel de rentrer par effraction, l'intimité se donne d'autant moins qu'elle semble s'étaler : elle demeure d'autant plus mur auquel on se heurte que des fenêtres nous y donnent faussement à voir ou deviner.


Que, dans leur logique propre, qui a plus à voir avec le puritanisme qu'on ne l'imagine, des acteurs du Web comme Eric Schmidt, le PDG de Google et Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, aient cru pouvoir en finir avec le domaine du privé en arguant que le secret n'était utile que pour les criminels ; que la logique industrielle ait fini par déteindre sur nos relations sociales en nous laissant accroire que transparence et traçabilité fussent les marques de l'authenticité ne doit pas tromper : on ne dit jamais aussi peu quand on le dit à tout le monde ; on montre d'autant moins qu'on semble tout exhiber.
Le mur, cette fois, tient dans l'impossible dialogue avec l'émotion ; dans l'invraisemblable promotion de la subjectivité où le ressenti fonctionne aussitôt comme démenti absol
u. Il s'est déplacé, à peine ; laisse aussi peu entrevoir. Rien peut-être !

Un jeu : une régression mentale ?

Que sur les réseaux le sujet se donne à voir et entendre ne doit pas faire oublier que son identité n'est jamais qu'un profil, un avatar, qu'il est loisible de définir à sa guise, de modifier selon ses objectifs ; ne doit pas faire oublier que dans cette invraisemblable quête d'universalité, il ne se donne plus d'interlocuteurs désignés mais tente d'intéresser tout le monde. Nous avons tous appris qu'il n'était de communication efficace qu'en raison d'un destinataire précis et de dialogue qu'après reconnaissance de l'autre comme interlocuteur avec qui l'on échangera successivement les rôles d'émetteur et récepteur. Se donner à tout le monde, c'est ne se donner à personne : nous n'en sommes en réalité qu'à la représentation voire au simulacre de l'échange. La virtualité de l'échange est peut-être une force qui garantit cet anonymat derrière quoi se cacher qu'offraient autrefois les grandes villes ; elle représente pourtant une fabuleuse défaite : l'irresponsabilité.


Il s'agit bien d'un jeu, où nous mimons nos espérances et nos projets et contrefaisons notre importance : l'intimité que nous exposons demeure feinte ; un pion que l'on avance qui n'a pas plus de conséquences que cette prison que l'on impose sans passer par la case départ. Un jeu, ou une fête au sens de Caillois, servant d'exutoire mais où rien n'importe véritablement, ni les rumeurs que l'on propage, ni les photos que l'on diffuse. Espace de non droit se plaignent parfois les contempteurs d'Internet, tel Finkielkraut, où tout serait permis et rien punissable faute de pouvoir être saisi ? non, zone de jeu, espace de simulacre. A tout prendre la puissance des réseaux sociaux, la propension frénétique à rester connecté ne sont peut-être que la face acceptable de l'addiction des adolescents et adulescents aux jeux en ligne ou sur console.


Faut-il pour autant parler de régression mentale, de défaite de la pensée ou simplement de fuite en avant ?


Si scruter l'intimité demeurait l'apanage du prêtre, du psychanalyste, n'oublions en réalité jamais combien l'imaginaire est ce par quoi la réalité nous demeure supportable et désirable, ou, pour reprendre l'expression de Lacan ce par quoi la vérité tient au réel. Ainsi, ce grand jeu déployé sur Internet n'est jamais que l'imaginaire d'une intimité qui se voile et dévoile ; quelque chose comme cette danse des sept voiles qui ne vaudrait que com
me promesse d'un ailleurs ; qu'un imaginaire dont nous aurions décidé d'être à la fois acteurs et auteurs plutôt que de simplement les lire dans les romans.

Inversion des valeurs

S'y joue néanmoins une réelle inversion que l'on comprendra d'autant mieux qu'on la rapprocherait des enquêtes périodiques menées par les différents instituts et pour autant qu'on puisse leur accorder quelque crédit. On ne peut pas ne pas voir en effet combien les échanges, si personnels qu'ils semblent être, demeurent en réalité totalement égocentrés. Tout n'y semble viser qu'un seul objectif : être vu, reconnu ; mais respecté surtout.


L'espace dessiné par Internet, que d'aucuns nomment topologique, est bien celui où l'autre cesse d'être le lointain avec lequel on peut toujours s'arranger, mais bien au contraire le proche, le toujours trop proche. L'enfer sera d'autant plus volontiers l'autre qu'il jouxte mon périmètre de sécurité ; l'autre est devenu le prochain et si la philosophie n'a cessé de penser l'altérité de l'autre, il n'est pas certain qu'elle ait les outils pour penser la proximité de celui qui s'approche. Que le sujet de l'intimité qui s'expose ait anticipé le danger en la vidant de toute substance est avéré mais ceci engage encore un type de relation unilatérale, tout entière tournée vers soi où ce qui importe tient moins à ce qu'on offre qu'à ce qu'on demande.


Tout à fait révélatrice à cet égard est la première place accordée au respect dans l'enquête IFOP de décembre 2013 quand la tolérance glisse imperturbablement à la cinquième place et la solidarité à la dernière. On ne saurait oublier que la tolérance, qui demeure une valeur par défaut, ce qu'on supporte chez l'autre à défaut de pouvoir l'éradiquer, réside dans l'effort que l'on s'impose à soi par égard pour l'autre ; pour reconnaître l'autre en tant qu'autre. A l'inverse, le respect réside dans l'effort que l'on exige de l'autre pour qu'il vous reconnaisse. Troublante inversion qui n'est pas produite mais seulement amplifiée par des nouvelles technologies dont se sera saisie la frilosité de cet individu à la fois ivre de reconnaissance mais terriblement craintif qu'aggrave encore la dernière place de la solidarité qui est pourtant à la fois la condition de possibilité de toute socialité et l'un des principes de toute morale avec la réciprocité.

 

Si nouveauté il y a, elle réside ici : dans cette intimité qui n'est pas offerte mais seulement objectée ; en réalité opposée ; dans cette cruelle absence de générosité qui fait de l'intime un refuge en forme de paravent. Si déplacement il y avait, il tiendrait dans cette étonnante inversion où, pour la première fois dans l’histoire, ce serait l’intimité, même grise, qui représenterait une réelle menace pour l’ordre social et politique.

Références

 

H Arendt le système totalitaire Chapitre IV. Idéologie et terreur : un nouveau type de régime Le Seuil Points / Essais , Paris, 2005
Nicole Aubert et Claudine Haroche , Les tyrannies de la visibilité ERES | Sociologie clinique 2011 pages 117 à 129 
Florence Baillet L'intime et le politique,  Le Texte étranger[en ligne], n° 8, mise en ligne en Janvier 2011,
 http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/baillet.html
R Caillois L'Homme et le Sacré, Paris, Gallimard, 1963, p. 17
Michel Casevitz , l'expression de l'intime et de l'intimité dans la langue grecque, L'Esprit du temps | Champ psy, 2002/3 - no 27 pages 123 à 126
C Castoriadis Ce qui fait la Grèce,  I, Seuil, 2013
M Foucault Surveiller et punir Naissance de la prison, Paris, Gallimard,‎ 1975
M Foucault Du gouvernement des vivants, Cours au Collège de France EHESS Gallimard Seuil, Paris 2013
J Lacan J (2001) Autres Ecrits, Paris, Seuil , p 509
M Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, leçon inaugurale au Collège de France, Gallimard, 1953
M Serres, Hominescence  Le Pommier, Paris, 2001
M Serres, Petite Poucette , Le Pommier, Paris, 2012
B Spinoza, Ethique , III, Préface, trad. C Appuhn – GF, Paris, 1993
Georges Teyssot  Fenêtres et écrans : entre intimité et extimité, journées d’étude juin 2009, sous la responsabilité de J. L. Déotte avec l’appui de la revue en ligne Appareil, MSH Paris Nord, École doctorale « Pratiques et théories du sens ».
Serge Tisseron, Tisseron Serge, « Les nouveaux réseaux sociaux : visibilité et invisibilité sur le net », in Nicole Aubert et Claudine Haroche, Les tyrannies de la visibilité ERES
« Sociologie clinique », 2011 p. 117-129

Gérard Wajcman, Trouble aux frontières de l’intime, Le Texte étranger [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/wajcman.html
------------
IFOP Le pessimisme des français en question, Focus n° 101,  Janvier 2014
http://www.ifop.com/media/pressdocument/675-1-document_file.pdf