μεταφυσικά

M Conche, Métaphysique
Epilogue, p 171-174


« Tous les hommes, par nature (phusei), désirent savoir », dit Aristote (Métaphysique, A, 1, 980 a 21). Le philosophe est l'homme qui ne s'arrête pas à des savoirs partiels, incomplets, non qu'il veuille tout savoir, car il n'est pas intéressé par un savoir d'accumulation d'une multitude de choses inessentielles, mais il veut savoir ce qu'il en est du Tout de la réalité, soit qu'il prétende au « savoir absolu » (sophia aplôs d'Aristote, absolut Wissen de Hegel), soit qu'il médite sur ce qu'il est possible à l'homme de savoir. L'idée de « savoir » emporte les idées de « connaissance » et de « vérité ». Or, ce sont là deux idées qui, dès lors qu'elles regardent le Tout, entrent en contradiction l'une de l'autre. On peut dire, en effet, que l'on parviendra, par la philosophie, à ce qui nous sem­ blera être la Vérité, mais on ne pourrait dire que l'on parviendra à ce qui nous « semblera » être la connais­ sance, car ou l'on connaît réellement, ou l'on ne connaît pas. Il n'y a pas semblance de connaissance, il peut y avoir semblance de Vérité. La philosophie doit se définir seulement comme recherche de la Vérité au sujet du réel dans son ensemble, du Tout de ce qu'il y a, étant entendu que l'on parviendra seulement à une semblance de Vérité, puisqu'on ne pourra pas la démontrer. Avec le naturalisme, je pense atteindre la Vérité (absolue) au sujet du Tout de la réalité, mais je ne dirai pas que j'en ai un « savoir » ou une «connaissance » : la métaphysique n'est pas une science. À la différence d'Aristote ou de Hegel (mais aussi de Descartes), ma manière de voir s'établit sur le fond d'un scepticisme radical. Ce scepticisme signifie l'ignorance métaphysique de l'homme, mais il est compa­ tible avec la recherche philosophique et l'aboutissement de cette recherche par une rencontre avec la Vérité. On a la conviction ferme d'être parvenu à la Vérité ; le doute reste théorique.

Guère disciple de Socrate sur ce point, je n'ai porté à l'homme social qu'un intérêt secondaire (en dépit de ma sympathie constante - malgré mon pacifisme - pour les tentatives révolutionnaires issues de Marx). M'étant tourné, comme le veut la nature même de la philosophie selon Descartes, avant tout vers la métaphysique et les métaphysiciens, j'ai considéré l'homme comme un être ancré dans la nature mais qui en émerge et se sépare de la nature animale par l'invention de l'amour non sexuel et -grâce à la liberté à l'égard des déterminations causales par la capacité de saisir la vérité. La nature animale se nie et se spiritualise dans l'homme. En intégrant l'homme dans une vision métaphysique de la Nature omni-englobante, je me suis écarté des chemins battus par la majorité des philosophes de notre époque, préoccupés par la question du bonheur humain, personnel ou collectif, et peu soucieux de métaphysique. Tout en reconnaissant que la philosophie requiert, comme condition de son exercice, une certaine sagesse de vie, je n'ai pas vu en elle une «manière de vivre » ce qui serait la réduire à une sagesse. Il est plus difficile d'être un philosophe, c'est-à-dire un amoureux inconditionnel de la vérité, que d'être un sage. Les hommes du commun savent, en général, comment vivre, sans avoir besoin des leçons de la philosophie (les amoureux savent même être heureux sans elle !). Ils ont leur sagesse - et, si l'on veut, une sorte de «philosophie » spontanée. Je vois, chez les paysans, les artisans, la sagesse fort répandue, même si elle est souvent obtenue au prix de l'occultation de la vérité. Les sagesses philosophiques de haut vol, dont chacune se fonde sur une métaphysique originale (telles celles d'Héraclite, de Spinoza), ne sont pas pour l'homme du commun.

Parce que Socrate a jugé, avec raison, que l'homme n'aurait jamais une connaissance scientifique de la Nature dans son ensemble comme dans ses secrets, il s'est détourné à tort pour le métaphysicien des recherches sur la Nature, les jugeant vaines et relevant d'une « sagesse sans doute plus qu'humaine » (Apologie, 20 d). Cette sagesse est celle que les philosophes de la Nature s'attri­ buent. « Il s'étonnait, dit Xénophon, qu'ils ne vissent pas qu'il est impossible à l'homme de pénétrer les secrets de la Nature, puisque aussi bien ceux qui se piquent d'en parler le plus savamment ne sont pas d'accord entre eux » (Mémorables, 1, 13). Socrate ne voit pas que, l'idée d'une science (métaphysique) de la Nature étant laissée de côté, reste la Nature comme objet d'interprétation. Le méta­ physicien ne connaît pas la Nature, il l'interprète. Les interprétations ne sont contradictoires que si elles sont absolutisées, chacune s'imposant comme seule vraie et excluant les autres. Mais ilest de la nature d'une interpré. tation de n'être pas absolutisée, de tolérer d'autres inter­ prétations, le sujet - la Nature - pouvant être vu sous plusieurs jours. Les interprétations des Antésocratiques sont complémentaires, et l'on a la Nature comme Êtve avec Parménide, Nombre avec Pythagore, Devenir avec Héraclite, Infini avec Anaximandre, Cycle avec Empédocle, etc.Socrate, bien que non-métaphysicien, s'estimait philosophe. Il se comportait selon la tâche qu'un dieu lui avait assignée, de «vivre en philosophant, en scrutant et soi même et les autres » (Apologie, 28 e). S'étant détourné de la Nature, ils'est attaché à la connaissance de l'homme et de son bien pour aboutir - selon la définition de la philo­ sophie comme « amour de la sagesse » (philo-soph ia) ..,..,à une sagesse, mais «humaine» (anthrôpine sophia, 20 d).:Il critique les faux savoirs et les fausses valeurs, en vue d'éta blir le vrai bien de l'homme et les vraies valeurs - tâche d'où devrait résulter la paix entre les citoyens d'Athènes,