Textes

Regard
Ici et Maintenant (1992)

La rencontre amoureuse est d'une rare alchimie. Qu'on cherche à la provoquer, alors telle la pierre philosophale, toujours elle se dérobera aux regards indiscrets de la certitude. Qu'on se contente seulement de la mimer, alors tel un rituel archaïque dont on aurait perdu le secret, n'en demeurent que les mécaniques et trop froides génuflexions.


Tel la désire si ardemment qu'il la prépare avec une minutieuse préméditation, une stratégie torve; et pourtant rien ne se passe qu'une piètre poignée de main. Tel autre, par on ne sait quel désespoir, la refuse avec un tel acharnement qu'il désapprend même de la reconnaître; et pourtant ce sera sur lui que le regard insolite se posera, qui entrave la quiétude et ennoblit l'âme.
Nulle recette pour la provoquer, nulle stratégie pour la réussir. Juste la prescience que son extrême fragilité en mesure le charme et le prix. Juste la certitude que l'incroyable mouvement aléatoire qui réussit à la bâtir peut immédiatement s'inverser et laisser retourner à la médiocrité ceux qu'elle avait unis.


L'amour est un regard que la myopie toujours guette.


Nous avons tous connu cet instant, qui fait l'homme, où soudainement tout s'illumine et revêt une grâce qu'on craint à tout moment de souiller. Tel l'enfant pénétrant la magie de Noël devant le sapin brusquement illuminé, dévoilant pêle-mêle l'amoncellement de cadeaux qu'il sait lui être destinés et la crèche posée là, pour rappeler au moins que la fête est sacrée; tel le jeune homme, interdit devant l'aimée, découvrant les délices d'un monde désormais métamorphosé. Rien, ni personne n'y reste insensible.


Il n'est pas d'autre alchimie que le regard amoureux, qui seul bâtit l'homme et le fait excéder de puissance. Il a suffi d'un instant, d'imperceptibles centimètres pour que le point de vue en fût modifié. Là où, auparavant, obsédaient les misères de la vulgarité humaine, où constamment s'entassaient les preuves de la déserrance, où implacablement l'esprit trouvait plus de motifs de crainte et de renoncement que de raisons à poursuivre une quête, tout à coup, par la grâce d'un regard perçu autrement ou d'ailleurs, se révèlent la beauté grave de la vie et la tolérance complice à l'égard des turpitudes humaines.
Juste quelques centimètres, et l'univers bascule !


Chacun, sa vie durant, en a éprouvé la chance et le risque. Tel visage, parce que connu, insensiblement marque notre mémoire et nos désirs avec une telle prégnance qu'il nous suffit alors de le pressentir pour le reconnaître. Telle femme, qui entr'aperçue d'abord sembla disgracieuse, trahit lentement des charmes qui effaceront la laideur initiale. Quelques centimètres seulement !
Tel ami, tel conjoint côtoyé depuis si longtemps qu'entre lui et nous se glisse une image ou une réputation tellement incruste que nous n'aimions plus qu'elle !

Mais voici que, par hasard ou par jeu, l'on décide un jour de regarder l'autre sous un plan différent, de quelques centimètres décalés. L'univers s'inverse ! Et l'image se brouille ! Et l'autre, surtout, révèle des tares qu'on n'avait su voir, qu'on avait voulu oublier.


Il s'en faut juste de quelques centimètres ! La profondeur des sentiments humains, la gravité un peu roide de sa piété, la fidélité intangible d'un amour ne tiennent qu'à ceux-ci: un infime décalage du regard ! Alors naissent l'angoisse et la honte. Oui, j'ai parfois joué de ces angles pris d'un peu plus haut ou d'un peu plus loin et j'eus peur, vraiment peur, de mon étonnement à voir une femme se glisser sous mes draps. Ces yeux si souvent regardés où je voyais l'espérance d'une lueur, ces seins à la courbure rassurante où j'allais quêter une rencontre silencieuse, ce ventre où j'aimais me perdre me semblèrent alors atrocement étrangers, presque menaçants d'intimité perdue. Et le sourire de la tendresse se figea en sarcasme.


J'eus peur, c'est vrai, de ces trop longues années où l'accoutumance fait oublier l'odeur de l'aimée et les charmes de sa présence. Quand brutalement tout se retourne, quand se trompant, on n'a plus devant soi que le négatif d'une photographie qu'on ne désire même plus tirer, quand inéluctablement l'aimée ne laisse plus derrière elle que le goût amer de la froidure et de l'égoïsme; quand, sans même qu'on y puisse résister, L'on en vient à reprocher à l'autre cela même qu'on y avait adoré; quand les grandeurs semblent désormais des défaillances, alors cesse l'enchantement et commence, atroce, la séquence odieuse, des dernières fois.


Mon amour semblait ne tenir qu'à ces maudits centimètres que je ne parvenais même plus à parcourir en sens inverse et qui me parurent alors un continent. J'avais crainte de ces "Je t'aime" qui sonnaient comme des reproches. L'homme se croit grand quand il est capable de nobles sentiments. Sait-il seulement combien sa grandeur, tel un colosse aux pieds d'argile, n'est assise que sur un regard inopinément jeté.


Je ne m'étonne pas de ces ententes brusquement interrompues car l'homme met plus de soin à choisir sa tâche que sa compagne; car l'homme cède trop souvent à la convenance l'opportunité de son hymen.