Textes

M Serres
L'incandescent
p 79-119

 

DESCENTE EN DÉDIFFÉRENCE

Notre brève pauvreté

Au terme précoce d'un déchiffrement que nous pensions devoir durer plus longtemps, certains s'étonnèrent de la brièveté de notre génome. Quoi, si peu de paires de bases, environ cinq fois moins qu'un petit poisson tropical d'eau douce, le dipneuste Protopterus aethiopicus ! Puisque, par recherches et techniques, nous dominons les vivants, nous devrions l'emporter sur tous en richesse et nous voilà réduits à la misère. Heureusement, nous savons, depuis 1970 environ, qu'il n'y a aucune corrélation entre la complexité du génome et celle de l'individu. Reste que nous voilà pauvres.

Spécialisation et déspécialisation

L'évolution se développe comme un arbre dont les rameaux se divisent en ramilles toujours mieux adaptées à l'environnement. Par ce schéma néo-darwinien, bifurquent des espèces de plus en plus spécialisées: telle découvre une niche qui favorise, en retour, la fonction spécifique qui s'y loge et l'exploite au mieux. Un pli dans la peau, destiné, semble-t-il, à l'équilibre thermique, lance des reptiles dans le vol et leurs ailes se modèlent selon mille envergures, profils et couleurs dans l'air turbulent; les migrateurs développent un foie dont la réserve permet la migration et d'autres des becs innombrables admirablement adaptés à leur diète; de même varient les mélodies émises à la saison des amours. Au maximum possible de la ramification, l'extrême spécialisation arrive-t-elle à une impasse?

Je ne sais pourquoi, peut-être quelqu'un le saura t-il un jour, nous sortîmes de ce type de durée, nous nous dégageâmes-de ce schéma. Une évolution qui me paraît jaillir en sens inverse, et que j'ai décrite à propos de l'Amour, nous déspécialisa, nous dédifférencia, nous programma dans la déprogrammation, comme si nous revenions vers les branches principales de l'arbre, même vers le tronc. Oubliâmes-nous la spécialisation ? Cette indifférence, au sens le plus large, cette non-différenciation, résultèrent-elles de l'oubli de tantôt ?Nous oublions le monde et le temps, oublions-nous aussi notre programme? Puis-je nommer notre espèce Homo negligens? Se délie-t-elle de la nature, néglige-t-elle, parfois, de lire son propre code? S'agit-il même d'un code, nous en doutons aujourd'hui. D'autres vivants le lisent mieux, en lui obéissant comme des automates génétiques.

Or, au long des temps, l'inutile ou le faible organique se révéla un omnivalent technicien. Ainsi peut on nommer la main, déspécialisée, un outil universel à l'échelle entropique, puisqu' elle frappe, taille, sculpte et trie ... mais aussi à l'échelle informationnelle, puisqu'elle désigne et compte; ainsi pour la bouche qui fredonne, croque et cause. Ainsi surtout pour le cerveau: outil excellemment universel, dès qu'il aborde l'abstraction. Une invention, un nouveau geste, pratique ou gymnaste, de la main ou du corps témoignent ils d'un oubli que je ne sais pas nommer?

Dans son avancée, l'évolution différencie; qu'elle déspécialise en effaçant les limites et elle semble reculer. En progressant elle multiplie couleurs et nuances; en régressant, elle paraît pâlir et produire un candidat à l'incandescence. Dédifférenciés, oublieux, nous nous appauvrîmes,nous devînmes les plus démunis d'entre les vifs. Encore la pauvreté.

Une indifférence incandescente

Oui, nous découvrîmes, comment, le saurons-nous jamais, que cette incandescence mélange et contient, potentiellement, toutes les couleurs: En perdant d'innombrables spécificités, valences ou puissances réelles, l'humain zéro-valent, nil-potent, devint, sans le vouloir sans doute, virtuellement omnivalent, totipotent, global et infini. Ces appauvrissements le désadaptèrent à toute niche locale, fine, précise, et ne lui laissèrent ni limite ni définition. Indéfinis en quelques organes comme en nos possibilités, nous devînmes les champions de l'inadaptation; nous ne savons même pas nous définir. .

En rebroussant par dédifférenciation le temps évolutif ordinaire,nous revenions, si j'ose dire, en arrière et passions des espèces, bien nommées puisque spécialisées, à une sorte de genre commun. Non spécialisé, l'homme devint, si j'ose dire, une contre-espèce: à la lettre, il se généralisa. Perdant les caractères qui spécifient, il arasa son programme et devint une généralité. L'homme, cette inconnue: x à toutes valeurs parce que sans valeur.

Devenir homme tend vers cette indétermination blanche. Zéro-valent, omnivalent; nil-potent, totipotent; propre à rien, bon à tout. Chaque progrès, coup de génie, invention ou découverte procède d'un tel recul et avance en choisissant dans l'éventail d'une totalité ainsi ouverte. Du coup, la nature humaine ou, si l'on veut, le naître humain peut se définir, sans définition, comme une tendance vers cet oubli, cette déprogrammation, cette dédifférence. Qui sommes nous? Des indifférents. J'existe et pense en un point où rien ne me concerne.

Finitude

Adaptées, toutes les espèces remplissent leur niche à la perfection. Parfaites, définies; finies, comblées. Qui n'admire la sauvage beauté corporelle de fauves, de perroquets ou de crotales sculptés depuis des millions d'années par la sélection naturelle? Quel artiste dispose de plus de temps? Nous quittâmes donc cette perfection dans la définition, cette exacte finitude; non finis, nous devînmes infinis. Sans niche ni berceau, sans maison ni chemin, sans bords ni limites. Mal finis, certes, imparfaits, assurément, mais lancés dans un espace et un temps imprévisibles, dans un univers ouvert.

Bien des philosophes pleurent notre finitude, pose qui leur procure de belles pages pathétiques. Non, sans bornes depuis notre · propre aurore, nous voilà imprévisibles dans un environnement dont l'étrangeté ne s'adapte jamais à notre ouverture. Cette infinitude fait peur, il y a de quoi. D'où venons-nous? D'une intégrale définie de bifurcations contingentes au long du Grand Récit. Qui sommes-nous? Mal finis. Indéfinis ou sans définition. Où allons-nous? Commence, en cette dédifférence, une histoire imprédictible et improbable.

De l'indifférent naturel appareillent les différences culturelles

Parti de cette généralité, le temps humain relaya, remplaça, suppléa l'évolution, normalement et de nouveau, vers des espèces, mais en dehors du corps, qui demeure incandescent. Par le processus d'appareillage ou d'exo-darwinisme que j'évoque ailleurs en détail, elle promeut, par externalisation, outils et cultures. Alors que, chez les oiseaux, la durée, directe et positive, de l'évolution produit mésanges, bouvreuils, pinsons, colibris et perroquets, aux griffes et becs, couleurs, vols, envergures et musiques divers, elle invente, chez nous, en réavançant après le recul vers la dédifférence, massues et javelots, houes et marteaux ... les langues, indo-européennes ou dravidiennes... les cultures, kwakiutl ou berrichonne: outils et usages. La dédifférence organique conditionne les différences techniques, linguistiques et culturelles, qui deviennent ainsi nos espèces extérieures propres.

Derrière la relativité des cultures, se dévoile l'universalité de la nature corporelle. Oui, nature: ainsi naquîmes-nous. Car, devenu cette généralité, l'homme ne produit d'espèce que dans le langage et les mœurs, lorsque les climats, les distances, l'environnement de flore et de faune le font maori ou bas breton. Là où tous les autres vivants se différencient, corporellement, par espèces, nous nous différencions, culturellement, par familles de langues. Nous différons par les dieux et le sens parce que nous avons le même corps dédifférencié. Nous avons peu changé depuis Adam et Lucy mais nous nous redifférencions en mythes et techniques, modes et cosmétiques, redevenons espèce par savoir et métier, paysan ou pêcheur de sable. Je l'ai dit, le corps humain, stable, perd: mon corps et mes glandes lacrymales ont perdu quarante volumes de traces et d'encre. La mosaïque des mœurs procède ainsi de l'indifférenciation de nos corps. Pourquoi séparait-on nature et culture? Parce que l'on cherchait à les attacher directement, alors que les lie un ruban de Môbius torsadé. Quand recule la nature, explose la culture; la deuxième fait fortune en proportion de cette pauvreté première.

Il faut, de plus, dater c~ passage: notre acculturation prit un relais récent dans une évolution colossalement vieille. Objets des sciences sociales ou humaines, les cultures forment une pellicule temporelle ultra fine sur l'épaisseur énorme de la durée des corps, objets des sciences du vivant, bientôt des sciences cognitives. Ce nouveau-né tout nu et fripé, à peine sorti du ventre de sa mère, exerçons-nous à le percevoir plus antique des millions de fois que les sculptures cycladiques ou les dessins de Lascaux. Une foule de cultures neuves recouvre de quelques millimètres l'universalité de la nature, ancrée dans un temps épais. La relativité des mœurs et des usages tient aussi à leur nouveauté; la stabilité des corps s'enracine aussi dans cette ancienneté.

Appelons histoire l'évolution détournée, redressée par les cultures. Je parlerai plus loin de ce redressement, de ce réadressage. Peut-être là détournâmes-nous pour nous protéger; plus nous nous en protégions, plus nous devions lancer de nouveaux artefacts dans le fil du temps pour nous en protéger plus encore, puisque, au regard de l'évolution, notre corps, moins évolutif du fait des artefacts, devenait de plus en plus fragile. Cela put advenir sans doute dès notre commencement comme cela continue aujourd'hui. Cette boucle entretient le flux de l'histoire, qui appareille continuellement d'un corps qui évolua d'autant moins, demeurant ainsi notre ancêtre commun qui n'évolue toujours que très peu et ·demeure contemporain et ancestral. Il faut ajouter ce chapitre au De senectute de tantôt. Nous vivons tous comme Ève et Adam, primitifs, quoique récemment hominescents.

Le corps en morceaux et les quasi-objets

Un mot résume et lance cette histoire: «Ceci est mon corps ». Ceci, cet objet, remplace mon corps, vient de lui, sort de lui. Ce marteau, mon' poing; ce manche, mon avant-bras; cette roue, mes chevilles, hanches et genoux; cet arc et sa corde, mes muscles tenseurs et tendons ... Partagez ce corps ancestral, présent dans toutes les langues, dans tous les usages, dans toutes les cultures du monde. Ces dernières le découpent en parties, le reproduisent et le dévorent, s'en nourrissent sous toutes les espèces. Sorties des techniques les plus frustes, avatars du corps en morceaux épars, les cultures présentent, alors, les espèces que nous ne devînmes pas.

Rien n'exprime aussi précisément cette évidence que le rite, archaïque et barbare, du diasparagmos, ou du corps en morceaux, que le culte égyptien d'Osiris dont la sœur Isis cherche les membres épars tout autour de la Méditerranée, que le totémisme, aussi, cette philosophie profonde sur nos façons de produire. Si nous pouvions réunir ici et maintenant, au moins dans nos têtes, toutes les cultures, comme les biologistes classent les espèces, plus toutes les langues et tous les usages vernaculaires, nous retrouverions, en somme asymptotique ou virtuelle, notre propre corps. Non point une idée ou une notion, mais le corps, de chacun et de tous. Tout ceci, aussi différent que possible, pain et vin, riz et bière, pierre et bronze, houe et roue, se résume en mon corps, le vôtre et celui de tous. De lui tout advient, appareille, se sépare, se spécifie; tout en jaillit comme d'une toujours jeune fontaine. Lui, notre tronc sans branches aux ramilles culturelles.

Orthopédie

Il s'agit d'orthopédie. Pour que l'appareil glisse hors de l'organe, il faut bien que cet organe s'amenuise au point de menacer de disparaître et d'affaiblir alors tout l'organisme et de le mettre en risque de mort. D'où le besoin. de substitution.

Nous n'avons pas, comme hommes, de définition. En cette langue philosophique spécialisée dont je n'use qu'en cas de nécessité, cela pourrait se dire: privé de substance, notre corps produit des substituts. De ces deux mots semblables, l'un décrit le fait en le plongeant dans le processuel, l'autre immobilise une erreur et promeut un mensonge. Substitutions orthopédiques: muni d'un moignon, nul ne peut attaquer ni défendre, sauf à se munir d'un marteau ou d'une lance; de ce trou mou en place de bouche, rien ne sort d'utile sinon du bruit, des cris, musique et langage, supplications et beauté.

Tout vivant survit de ses organes adaptés. Il a une telle confiance dans la pince ou le jet d'encre, vitesse ou venin, que l'évolution pousse à raffiner ou renforcer cette solution vitale et victorieuse, pique de plus en plus aiguë, poison de plus en plus dense, becs longs, durs ou astucieusement tordus. Au contraire, la défaite amène la mort, sauf dans ce cas étrange où, bonne conseillère, elle engagea une bête à se couvrir de peaux, externalisées de la sienne propre, et dont le dos frêle se substitua en toit de chaume. Savons-nous combien moururent avant que ce détour immense portât ses fruits? Dans les commencements, nous. avons dû beaucoup mourir, nous fûmes toujours en voie d'extinction: enfants de faiblesse et pauvreté. Arrêtés dans le temps, nous jouons avec la mort ou la mort se joue de nous. D'où notre cruauté.

Orthopédiques, nos techniques dissimulent sous leur raffinement recommencé un organe qui, avachi dans ce molleton préservatif, ne cesse de se dédifférencier. Nous ressemblerons de plus en plus à des fœtus flasques sous des lances et cuirasses inventées par notre manque d'ongles, de cornes et de becs.

La technique selon l'exo-darwinisme : mort ...

Raffinant leurs organes, par mutation et sélection, les vivants accèdent à une conduite nouvelle, ainsi atteinte sans finalité. Ainsi volent des reptiles devenus oiseaux, ainsi marchent d'anciens habitants de la mer, ainsi les perroquets acquièrent des becs denses, chantournés, suraigus. Ces nouveautés, qui exploitent alors de nouvelles niches, exigent un temps d'une longueur colossale et un nombre aussi élevé d'organismes non sélectionnés ou de mutants non adaptés, dans les deux cas mis à mort par ces deux opérateurs fondamentaux de l'évolution. Les becs durs éliminent les becs mous.

Quand nous accédons à la technique, nous inventons une intention qui remplace l'absence de causes finales. Qu'est-ce que la technique? L'advenue de la finalité dans une évolution qui ne la connaît pas. Sinon la première pierre, qui advint Dieu sait comment, du moins la deuxième, tel ou tel la tailla pour chasser ou pêcher, pour harponner une proie, pour piquer, pour découper, cherchant, pour un but, des moyens nouveaux, nouveauté qui eût demandé à une évolution sans intention des millions d'années, plus l'énorme foule des éliminés, morts par mutation et sélection. Taillant aiguisant le silex, forgeant le bronze, fabriquant ainsi des pics, des lances et des sabres, nous épargnâmes alors, au moins virtuellement, l'immense nombre des humains dont les ongles ou crocs n'eussent pas atteint de telles efficacités de coupe. Nous économisâmes donc d'abord cette transformation interminable des organes, mais aussi, par ce court-circuit, cette élimination impitoyable. Bénéfice sublime, l'invention technique, même celle des armes, épargne l 'œuvre de mort que l'évolution laisse derrière elle. Que les contempteurs de la technique méditent sur le charnier dont elle nous exempte. Au lieu de' tuer les inadaptés, nous jetons dans les champs d'épandage les appareils qui ne servent plus. Qu'est-ce que la technique? Une économie de la mort: des cadavres épargnés. Échec à l'évolution nécrophage. Certes, chaque invention technique comporte des risques; mais ce nombre de morts pèse peu face à la foule des cadavres dont elle nous dispense.

Pour avoir affronté la mort par inadaptation, nous inventâmes donc des cultures orthopédiques dont nous pouvions changer à loisir, en cas d'urgence, sans attendre de la banque génétique une adaptation problématique et longue, mettant toute l'espèce en péril d'extinction. Le paradoxe contemporain éclate aussitôt: alors que nos chefs-d'œuvre techniques nous protègent de l'élimination, pourquoi pensons-nous que les plus contemporains nous y jettent, au contraire? Nous ne pourrons répondre à cette question qu'à la condition de la penser à cette profondeur et en comparaison avec les lois de l'évolution.

... et accélération

En l'externalisant, nous l'accélérons au point qu'elle devient cette histoire humaine, à gradient de vitesse changé. Qu'est-ce que la technique? Une accélération formidable du temps des vivants. Cet «appareillage» nous change tellement de rythme qu'il nous empêche, une fois démarrés, d'évaluer la longueur si lente des temps qui le précèdent. Il nous les fait oublier. Du coup, J'extrême minceur de l'histoire peut se comparer, en quelque façon, aux millions d'années de l'évolution: nous avons changé de vitesse. L'opposition à Darwin vint surtout, je crois, de l'incapacité à concevoir des durées aussi colossales, dont je me demande, aujourd'hui encore, si nous les concevons aisément. Notre histoire brève nous empêche de comprendre l'évolution et de nous en souvenir, parce que les effets de la première bloquent en partie les lois de la seconde.

Mais aussi parce que l'accélération foudroyante de la première la rend, de quelque manière, compatible avec la seconde. Inversement nous commettons parfois l'erreur de dire que notre histoire humaine suit, plus ou moins, des lois évolutives; une évaluation correcte des temps, si incomparables, nous évite de tomber dans ce piège; les quelques millénaires qui nous séparent du Néolithique, où certains d'entre nos pères cultivaient le maïs, ont avec les millions d'années exigés par les transformations organiques le rapport d'un livre de mille pages à ses dernières lettres. Un tel changement d'échelle exige d'autres lois. Or, les techniques, justement, changent l'échelle des temps; leur accélération rattrape, de manière foudroyante, ce retard immense. Notre vieillesse énorme nous dépassait; par le savoir nous l'évaluons, par la technique nous l'imitons. Tout se transforme par changement d'échelle, certes, sauf une connaissance qui, invariante et légère, vole parmi ses barreaux. L'espace, jadis, nous écrasait; le temps aujourd'hui nous écrase; par la pensée, nous les comprenons.

Qu'est-ce que l'hominisation? La sortie, par la finalité, de la lenteur et de la mort. La délivrance progressive des lois de l'évolution. La sortie de l'évolution? Bien des livres primitifs de religion, que nous ne comprenons guère et méprisons parfois, racontent en réalité, quoique aveuglément, les stances de cette délivrance ou de cette genèse. L'homme naît donc de cette accélération et d'une involontaire mais réelle pitié. Notre phylogenèse a-t-elle pratiqué à l'aveugle ce que nous appelons une vertu? Pouvons-nous concevoir que cette contre-évolution ait engendré une morale ou que cette dernière ait favorisé cette sortie? Darwin lui-même n'a pas méprisé cette hypothèse. Cette accélération foudroyante du temps qui nous délivre d'un rythme évolutif interminable, ce changement d'échelle, cette épargne d'une masse colossale de cadavres nous empêchent de réduire la technique à ses finalités pratiques. Elle sculpta l 'humain qui la sculpta, son temps, son habitat, ses usages, sa morale. Elle portait avec elle l'histoire.

Elle a, de plus, des vertus cognitives ou du moins mnémoniques: une fois venue au jour, elle n'a nul besoin de gènes pour se perpétuer ou se transformer. Individuels, collectifs, matériels ou logiciels, les appareils se comportent, à leur tour, comme des mémoires . . La genèse organique y laisse la place à la reproduction artificielle, ce terme de reproduction exprimant à la fois la gésine vitale et l'imitation des artefacts. La transmission passe, non plus par une banque moléculaire, mais par le mime. Nous apprenons du maître la facture de l'outil et le geste qu'il requiert. Ainsi devînmes-nous, comme le dit Aristote, les plus mimétiques d'entre les vivants. Les plus adonnés à l'apprentissage. La connaissance commence. Mais parfois nous oublions ou désobéissons. Nous ensemençons nos mémoires de révoltes et de négligences. Commence alors l'invention.

Retour à la pauvreté

Les mémoires langagières ou objectives fonctionnent plus rapidement que celle qui gît dans les gènes, quoique moins fidèlement; nous payons notre extrême vitesse par des haillons d'oublis. Nous survivons en espèces culturelles, en quelque sorte suradaptées, parce que nous vivons comme un genre organiquement ou naturellement inadapté.

En matière de vie comme en d'autres domaines, la pauvreté l'emporte donc sur la fortune, comptée en nombre, la fragilité sur la puissance et la faiblesse sur la force, l'état blanc et vide sur un état plus ou moins rempli. Réjouissons-nous de notre indigence et faisons l'éloge de la pauvreté, plus risquée mais plus adaptatrice que l'aisance. Nous en connaissons mille exemples: les immigrés préparent vaillamment l'avenir des peuples comblés, plus attentifs à leurs chiens crotteux qu'à l'éducation de leurs enfants. L'exercice austère convient mieux que la détresse ou la disette, mais aussi que la saturation bouffie.

Cette situation du corps se répercute en morale. Aussi répétitive et imbécile que l'unité ajoutée au nombre précédent pour obtenir le suivant, l'avarice entasse les chiffres comme la gourmandise les bouteilles et la paresse ou la luxure les couchages. Ces maux procèdent tous de l'envie qui compare et cherche, par orgueil et colère, à l'emporter: je grossis plus que toi, je bâtis plus haut que ta maison; d'où cette addition dont la pérenne itération enfle la grenouille face au bœuf mais surtout devant sa sœur. Ces vices capitaux poussent à la mort violente.

Cellule, corps et culture souches

L'ensemble de ce raisonnement prend sa source aux sources mêmes de la vie, réellement à son origine. Dédifférenciée, une cellule souche, dans le tout premier état de l'embryon, donnera naissance, pendant son développement, à telle ou telle autre cellule du sang, du foie ou du système nerveux. On peut donc la dire omnipotente, puisqu'elle contient en puissance toutes les spécialités des cellules dont, en acte, le corps se formera. La cellule souche montre l'état blanc, toute autre cellule un état plus ou moins rempli.

Proue de l'histoire exo-darwinienne, notre corps joue le rôle de souche culturelle. Omnipotent, il contient en puissance toutes les variétés culturelles. Chacune d'entre elles s'adapte au climat de sa niche, comme une espèce le fait dans et par son environnement. l'ai appelé mes contemporains et mes successeurs du nom d'Ève, de Lucy, d'Adam même. Voyez là, autrefois et demain, le corps souche. Non point vraiment primitif au sens d'un temps linéaire qui connaîtrait commencement, milieu et fin, mais une sorte d'espèce souche, en puissance des actions culturelles à venir, par un processus où le possible vient à l'existence.

Sans doute notre corps contient-il en puissance mille et mille virtualités culturelles; que nous changions aujourd'hui usages et pensées en apporte une preuve concrète. Que faire d'une culture qui ne chercherait qu'à se conserver, qui ne créerait plus, même dans son propre cadre, ce qu'il faut pour se transformer? J'aime ma culture en ce qu'elle me donne les moyens et la liberté de la refuser, d'en changer ou de la récréer. D'elle et d'autres je reçois des possibles à l'aide desquels je tente de construire une œuvre que la chance rendra nécessaire ou impossible. Contingente comme un vivant, la culture, souche à son tour, ouvre des éventails de possibles où tentent leur chance des œuvres, pour la plupart éliminées par le filtre des impossibilités, mais parmi lesquelles de rarissimes réussites deviennent nécessaires. Comme la vie, elle se développe dans le carré des modalités. Le corps souche ouvre ces modes.

DESCENTES EN DORMITION

Spectre du sommeil

Dort mon ouïe assourdie par le son mat et monotone des roues sur les rails; ivre des passages en éclats du paysage, se brouille ma vue ; ma peau se dissout dans les tissus de mes habits; enfoui dans le pli du slip, mon sexe, plié, s'absente; repliées sous le fauteuil, mes jambes se noient dans l'inconscience; lovée dans les dents, sous le palais, derrière les lèvres, ma langue s'anesthésie; mes muscles s'occultent, mes os s'engourdissent; dans ma respiration et mon corps fondu dans la brume, comment nommer ce qui dort, suspendu, alors que je ne dors pas? La vie s'enveloppe t-elle dans des sortes de sommeil? Le corps souche inhibe ses fonctions. Dans un état blanc, le corps endort ses autres états remplis. '

Hibernent les racines dans la terre, les troncs sous l'écorce et, sans feuille ni bourgeon, les ramilles dans le vent; dorment les gènes inhibés par l' ARN interférant; l'inhibition varie-t-elle sur l'ensommeillement? Dorment dans leur instinct les bêtes extasiées, le sol et les roches inertes, les montagnes sous l'orage et les glaciers dans leur descente plus que lente, l'océan dans la bonace, Garonne sous l'étiage et les lacs de l'Islande au-dessus du feu des volcans; donnent les lumières nucléaires qui s'expansent depuis des milliards d'années dans l'Univers noir.

Assoupie dans la soupe primitive, la vie dort encore; elle somnole, lovée dans la cavité utérine ; l'enfant se dorlote, se drogue l'adolescence, qu'est-ce qui jette la vieillesse dans les pierres et les morts? Ne crains pas de mourir, aïeul: un sommeil de plus en plus gourd te protégera de cette peur, comme il secourut, par symétrie, ton enfance du supplice de croître. Les institutions dorment dans le labyrinthe sombre des taupes de l' administration; la politique blase notre obéissance; les sociétés, les masses, les foules s'enveloppent dans des groupes où dorment la sottise et la répétition; la violence et les amours donnent toujours.

L'histoire et la physique -dorment dans le bruit de fond du monde. Tout dort: la Terre et le ciel; les spores et le sperme, les ovules vierges et les graines non semées; les ancres et les aussières d'un navire en route, et lui, inversement, mouillé ou saisi au port; les parties fixes d'une huisserie et le donnant d'un cordage; notre intelligence, le silence, nos aveuglements, la langue totale en nos paroles rares, le sens dans les choses profondes, la vie et la beauté sous les cuirasses entassées par l'imbécillité. Le noir dort. Quelques îles sporadiques émergent parfois de la mer glauque ensommeillée, de plus en plus noire à mesure qu'on plonge.

Embrassant la dormition universelle, la pensée veille. Combien de temps m'agripperai-je à sa fenêtre?

Degrés de parole

Autrement dit. Je me tais; dialogue avec une amie et lui confie quelque secret, seul à seule; autour de la table, pendant le repas, je m'adresse à la famille; fais la classe à trente élèves, ou, dans un amphithéâtre, à six cents étudiants; au Palais des Congrès, trois mille . experts assistent à ma conférence... voilà plusieurs «vitesses» de langue et d'éveil, dont chaque palier dépend, certes, du nombre, mais aussi de la qualité des interlocuteurs et de la pertinence des questions posées par après: grand public, professionnels, acquis, indifférents, hostiles ou critiques.

Lorsque j'adapte à l'assistance, petit roquet ou Léviathan, le volume de la voix, la lenteur ou la précipitation du débit, le «nombre» des périodes, la musique expressive, le vocabulaire même, la distinction et la clarté du sens, bref l'éventail des techniques dites d'éloquence, je sens, de la tension des jarrets à la pointe extrême de l'attention, mon corps gravir plusieurs types différents d'excitation et susciter, parfois, une telle surexcitation qu'il met, par la suite, des heures à s'endormir, tant la vivacité vigilante surplombe le végétatif et tarde enfin à le rejoindre. Inversement, à quel échelon de sommeil 'la parole s'établit-elle quand elle chuchote et se laisse aller, glissant de l'inattention à la mutité? Chaque niveau exige des conduites spécifiques où se mêlent, à titres précis, veille et dormition, jusqu'aux deux états extrêmes où l'une tend à dissoudre la seconde: sommeil blanc, attention fine et bariolée.

Je soupçonne que cet escalier a des volées si hautes en pointe et basses en épaisseur que nous en explorons, à l'ordinaire, une étroite partie seulement. Expertise, talent, virtuosité ajoutent tel ou tel échelon de plus à ce déploiement vers le haut, dont la descente plonge vers autant d'espèces d'hébétude. Notre corps tenseur, notre attention à pointe fine; peuvent toujours gravir un degré supplémentaire ou chuter plus bas dans la quiétude délicieuse du néant.

De l'intelligence suraiguë à la divine sottise, le génie comprend toute l'échelle. Car la pensée, au moins, ne se confond point avec l'extrême apex de l'éveil. Nous surévaluons toujours trop certaine lumière et sa focalisation, dont la pointe confère clarté à l'explication et à l'exposé distinction et transparence, alors que la pensée sommeillante et tapie dans les replis nombreux de la dormition serpente et, enveloppée dans de sinueuses virtualités inattentives, vaut: muette, sourde, aveugle, noire, elle se rase comme un fauve prêt à bondir dans le jour intuitif. Le professeur expose, le penseur écoute le bruit de fond du corps et du monde. Lourde et légère, la pensée pèse bas, vole haut et entend tout l'escalier. Mais le verbe, au sommet, drogue tout le reste comme il oublia le temps.

La descente dans le corps

Quel organe, quelle fonction, quels actes ne construisent-ils pas de telles volées en multiples instances et paliers dépliés? Le corps tout entier les traverse de soi. Les os, sauf lorsqu'ils cassent, et le foie, la vésicule, l'intestin ou les reins, lorsqu'ils interrompent leurs fonctions, accèdent moins à l'éveil que le cœur dont le rythme se soumet aux émotions vives ou que les poumons dont le tempo dépend de la volonté ou de l'involontaire, à volonté. Consultez les mâles quant à l'érection, cette "nolonté" pliée ou déployée, en doux et dur, de manières si diverses que chacune signe, semble-t-il, une partenaire singulière, présente ou virtuelle.

Jamais sans doute nous n'aurons conscience de nos cellules, de notre ADN ; des molécules d'eau et des atomes de carbone dont se construit notre corps. Donnent ces matériels avec tous les logiciels qui les assemblent et dirigent leurs fonctionnements. Presque toute la colossale activité organique s'enfouit dans une nuit heureuse et ne laisse paraître que de rares pointes d'éveil audible. Dorment les plis multiples dont la recherche biochimique déplie l'ombre et le nombre. Parfois la douleur précède et annonce l'émergence de la conscience et rôde, autre fauve prêt à bondir, lui aussi, d'échelon en échelon. Dort la santé dans le sommeil des organes.

Ledit inconscient, s'il existe, et son langage irrépressible ne forment qu'un cas particulier quelconque, un échelon, dans cette descente longue en cent niveaux corporels exhalant parfois des sons de souffrance . issus de leurs dysfonctionnements. Comme le corps, il n'appelle qu'en détresse.

Descente en identité

Ainsi l'identité elle-même se déplie en une même échelle, aussi longue et détaillée. Qui souffre, qui hurle, qui parle et se tait, qui dort et s'anime, dégourdi, qui jouit, chante d'allégresse, qui végète et saute de vivacité, qui pense et comment? Quel je souffre ou veille? A-t-il la même «identité» que celui qui répète ou invente, qui parle et pense à tel ou tel niveau de clarté? Nous mentons de dire et croire qu'il s'agit, dans tous les cas, de la même identité. Voilà plutôt divers paliers d'équilibre, différentes « stases », plusieurs invariances temporaires par variations dans le temps et, entre eux, des opérateurs de transformations, émotions, sentiments et pensées: un peu, beaucoup, passionnément. .. Nombreux, je vis dix éveils divers, mille sommeils mêlés, cent siestes incomparables et combien de morts, à la limite? Certains grands inventeurs confessent avoir reçu leur intuition définitive en une seule nuit, une semaine, une année admirable: comment ont-ils pensé le reste du temps? A combien de morts différentielles, épreuves limites, douleurs surmontées, amours éconduites, la vie nous expose-t-elle? Après autant d'agonies, dans quelle éternité entré-je?

Parlant devant différents publics ou me laissant aller pendant ce voyage en train, dorment la sexualité ou les musculatures de la marche, du portage et de l'escalade; grimpant l'arête du Lion, au Cervin, dorment la pensée discursive et les fonctions spéculatives du langage pendant que s'exacerbent la vision de la moindre prise et la tension de fibres musculaires exquisément différenciées. Le corps se feuillette, la sensation et la parole se déploient en spectre, le je se stratifie en paliers, la présence et l'absence à soi, l'attention et l'oubli se défont en mille plis.

Reste que celui qui dit mieux que moi ces différentielles de moi et leur branle pérenne, constamment s'appelle Michel de Montaigne. Mais sa conscience aiguë oublia de se plonger, en présence vivante, veilleuse ou dormition, dans les couleurs, les sons, le temps et le sommeil du monde. Nos pays, Du Bartas, Palissy, j Lacepède et Montesquieu, le firent mieux que lui.

Les volées de la mémoire et de l'oubli

Pour le corps, la parole, la conscience, l'identité, ces descentes et montées en degrés nombreux ressemblent au voyage de la perception dans le temps universel, en succession de terrasses ou de balcons, poupée, maison, torrent, montagne, ciel. " et même au calcul de notre âge propre: sept décennies pour l'assemblage, quelques millions d'années pour l'espèce, quatre milliards pour l'ADN, quinze pour les atomes.

Cette dormition ressemble, une fois encore, à l'oubli de ce temps et la montée lente dans l'éveil à son compte distinct. Tout va d'un état blanc à un autre, encombré. Le savoir réveille la perception et, devant la ferme aux alpages ou le Grand Canyon, autour de moi et en moi se déploie l'immense échelle de la durée universelle des choses, du monde et des vivants, mais s'abîme aussi son étonnant oubli: amnésie globale ou dormition universelle. '

Comme nous perdons le temps, nous oublions le monde, nos corps, nos souffrances, la parole et notre identité graduées. Mon corps dort comme une souche.

DESCENTE EN INCANDESCENCE

Zéro et infini, notre corps externalise, dans les techniques, ses organes ou fonctions, pris parmi son état infini; peut-il externaliser aussi son état zéro ou blanc; tel quel?

Labourage et pâturage

Pourquoi, depuis des millénaires, le paysan défonce, défriche, laboure? Pour éliminer toutes les espèces qui pourraient, de leur fertilité sauvage, tuer la plante domestique, fragile. Lesdites mauvaises herbes doivent leur puissance à la sélection naturelle et le blé doit sa faiblesse à cette sélection artificielle qui servit de modèle à Darwin et que pratiquent les éleveurs. Pourquoi ces derniers entourent-ils le pré de clôtures, la grange de murs ou le bercail de planches, pourquoi exhaussent-ils le poulailler comme le pigeonnier? Pour protéger l'agneau et la volaille, frêles par la même artificialité, des entreprises du loup et du renard, experts et implacables parce qu'ils chassent depuis des millions d'années. Défrichage, labour: ici, qu'il ne reste rien. Élevage: chassons delà toutes les autres bêtes.

Alors, passé le labourage, première table rase, et la construction de la ferme, bien nommée, la moisson se lève, épaisse, et prospèrent les bœufs gras. En ces deux espaces vides, blancs, zéro-valents, fleurissent nos cultures, à loisir différenciées: blé, maïs, avoine, seigle, sarrasin; herbe verte, trèfle; chevaux, vaches, porcs, dindes et pintades ... selon les contraintes d'environnement. Toutes les cultures supposent le même geste de saccage ou de dévastation, de néantisation: défonçage et labour. La diversité culturelle ou culturale, une fois de plus, procède d'une nature, ici volontairement et activement blanchie, expression qui signifie, à la lettre, que rien d'autre ne va ni ne pourra y naître. Rendue naturellement vierge, axène, c'est-à dire sans corps étranger, ces lieux produisent toutes les cultures que choisit l'arbitraire humain. De même que de notre corps, zéro-valent, appareillent mille , techniques et cultures, de même de ce champ blanc se lève toute agriculture.

Première réponse à la question initiale: tout se passe . ici, en effet, comme si nous externalisions le blanc ou le zéro de notre dédifférenciation. Objectivée, elle produit alors du différencié.

Maison blanche

Voulez-vous produire ou inventer? Labourez, bêchez, prenez de la peine. Bâtissez une écurie pour la jument et son poulain, une bergerie pour la brebis et ses agneaux, un bercail, une basse-cour, une porcherie, un colombier, cela promet moissons et portées lourdes. Faites avec soin, maintenant, le ménage de votre maison: qu'il n'y reste trace ni de rat ni d'araignée, de mouche ni de vermisseau. Selon les préceptes de cette méthode, votre niche devient lisse. Champ ou chambre, que le corps blanc exporte, ici encore, un lieu blanc. Il y habitera, il en fera sa demeure.

S'il y laissait la moindre souillure, il se l'approprierait, comme un animal marque sa niche de ses excréments. Au contraire, en le blanchissant pour le rendre propre, aseptique ou axène, il en fait un hôtel qui peut recevoir tout le monde et chacun à son aise. Ce propre, ce blanc, ce zéro, ce néant deviennent un espace hospitalier universel. Comme céréales en plein vent ou volailles dans la basse-cour, tous les hommes se sentiront chez eux en ce lieu nouveau. Comment le nommer: tiré hors de tout, extrait. .. abstrait ? Voulez vous produire ou inventer? L'abstraction naît-elle de nos corps, dans les champs et à l'hôtel?

Équivalent général

Du pagus où le paysan prend de la peine et où il enterrera son vieux père, .se lève sa richesse. Laquelle? Celle que l'on comptait en têtes de bétail pecus en latin et cattle en anglais -, d'où viennent les mots capital et pécuniaire. Jadis certes mais plus maintenant, car ces bœufs, lourds et lents, s'échangent malaisément. Celle que l'on comptait en florins de Florence, besants de Byzance ou ducats frappés à l'effigie du doge? Naguère certes mais non aujourd'hui, car on peut dérober ces pièces, encore trop lourdes et précieuses. Pourquoi l'argent, désormais, jouit-il d'apparences volatiles et abstraites?

Parce que, en se dépouillant de tous ses attributs concrets, ce jeton vaut tout parce qu'il ne vaut rien en soi. Si la valeur consiste en ce qui comble besoins et désirs, alors nous ne pouvons ni boire ni manger ce symbole, ni nous abriter sous un toit qu'il n'offre pas, car la valeur réside en nous, en notre désir et non point en lui, devenu donc, par nos propres décisions, un équivalent général, une sorte de chose souche. Alors, de ces pièces blanches dédifférenciées procèdent, à nouveau, orge et taureaux, biens mobiles, maison et fermes immobilières, lien social, tout le reste des valeurs différenciées, même la terre labourée, la maison propre, même, hélas! le corps de l'autre. Équivalent à toutes choses du monde, ce trésor remplace champ, niche et chair.

Argent blanc, sans odeur ni saveur, vierge et fécond, croissant au-delà des limites du besoin ou du désir, contractuel et disputé, diabolique et divin. Il a tous les attributs, même les plus contradictoires, pour n'en avoir aucun: un sot riche est un riche; un sot pauvre est un sot. Blanche, transparente, sans responsabilité, l'administration prend tous les pouvoirs, car ceux qui gèrent savent tout, s'occupent de tout, construisent ponts et chaussées, connaissent mieux que les savants, envahissent les postes politiques et culturels, dirigent tout, présents toujours et partout parce qu'ils ne valent rien. L'argent blanc vaut tout, peut tout, règne sur tous, omnipotent; l'administrateur qui le gère dans nos sociétés y acquiert une hyperpuissance parce qu'il le parasite. L'argent et l'administration dévorent tout le lien social.

Petit intermède pour jours d'inquiétude: Auguste Comte inventa la sociologie, mot et chose, contre ['économie de Jean-Baptiste Say. Le positiviste comprend le premier que l'argent dissout le lien social et qu'il faut réinventer ce dernier. Nous assistons aujourd'hui à la fin de l'ère qu'inaugure sa philosophie. En Occident, l'argent a tout envahi, tout détruit, en reprenant tout à sa mesure. Les sociétés traditionnelles, dès lors, tentent de défendre les attaches qu'elles craignent de voir détruites et dénouées; elles tentent de se relier. Mais savons-nous quel lien nous assemble? Ni les politiques, en pratique, ni, en théorie, les sciences sociales ne connaissent ni n'enseignent cet invisible adhésif. .

Mal nommée, car neuve, la guerre contemporaine oppose deux jumeaux: l'invisible main du terrorisme contre l'invisible main du capitalisme. Comment attaquer, en effet, avec efficacité le capital blanc dont les entreprises globales emploient des individus irresponsables, sans recourir à des individus locaux, tout aussi fantomatiques et irrepérables ? Mais, encore plus profondément, s'y heurtent le lien social comme tel, encore présent quoique translucide, contre l'argent abstrait, blanc et transparent, qui tente de le remplacer en le dissolvant. Certes, le terroriste à l'invisible main combat l'invisible main d'Adam Smith, mano a mano, mais encore, Comte guerroie toujours contre Say, la sociologie tentant de se maintenir contre l'économie. Qui gagnera? Et comment nommer un combat qui n'oppose que des invisibles? Fin de l'intermède. Nous y reviendrons.

Bilan: en externalisant une terre, une maison blanches, des relations ainsi blanchies, le corps entre en abstraction ou dans un monde symbolique. Mieux qu'à une espèce, il appartient, alors, à un genre, à une généralité.

Symbole et tessère : tables rases

Nos conduites dites symboliques procèdent ainsi d'une telle blancheur. Au-delà de sa valeur marchande, le jeton de tantôt accède, justement, à la plus grande généralité. L'attribution d'un sens à un son ou à un signe suppose des signaux blancs et des relations libres. Émission, transit et réception supposent, d'abord, qu'un rabot ait soigneusement abrasé les épines multiples du tohu-bohu chaotique premier. Remplie des cailloux du langage, l'éloquence de Démosthène se lève sur le fracas de la mer; elle affronte d'abord le chaos des lames et le bruit de fond du monde. Entre le hurlement du vent, le tonnerre des tremblements de terre, nos criailleries, plaintes et sanglots, d'une part, et, de l'autre, la musique, certaine acoustique lisse les ondes. Et le son blanchit le bruit. De même que nul ne peut parler sans ce rabotage préalable, nul ne peut écrire que sur la cire vierge, un parchemin lisse ou du : papier blanc, sur la page qui dérive du pagus. Qui peut parler sans ce rabotage préalable, nul ne peut écrire que sur la xire vierge, un parchemin lisse ou du papier blanc, sur la page qui dérive du pagus. Qui veut la paix, elle aussi dérivée du même mot : pagus, le champ, montre un drapeau, blanc comme une page, de sorte que nul ne se trompe au message. Cultures, langues, styles, paroles par après, redifférencient ces signaux préalablement blanchis. Et les relations entre signes et sens s'arasent aussi. Nous ne nous entendrions pas sans ces trois ponçages, des tables, des signaux et des liens qui les assemblent. Et, de nouveau, le corps blanc s'externalise en ces tables rases.

Le mot de symbole décrit ce processus. Lorsqu'ils se quittaient l'hôte et l'invité partageaient une tessère, jeton témoin de l'hospitalité reçue et donnée; la cassure aléatoire de ce morceau de terre cuite, fracturé pour le partage, suit une dentelure fine, hasardeuse, compliquée, inimitable, spécifique. À la première rencontre, la reconnaissance avait lieu lorsque se réunissaient les deux bords brisés, adaptés comme une clé à sa serrure: le σύμ-βολον exprime cette con-vention. Plus d'épines ni d'arêtes ni de dents sur la pièce reconstituée en sa totalité, la jointure jouant le rôle de rabot. La pièce lisse déjoue les traîtrises du bruit. Elle est redevenue blanche. Ceci est mon corps; faites ceci en mémoire de moi.

Spécialisées, munies de dents aiguës, d'épines, d'arêtes et de griffes, les espèces s'adaptent à des niches précises, fractalement dispersées sur la planète. Elles entrent dans le bruit de fond de l'inerte et de la vie. Déspécialisé, notre corps produit des pages blanches ou des tessères complétées, grâce aux liens que nous entretenons. Qui sommes-nous? Des vivants proches du symbole et nous en approchant d'autant plus que nous multiplions nos relations. De ce corps blanchi procèdent nos conduites blanches, certes, mais blanchissant, à leur tour, nos actes et nos corps, comme en un cycle qui s'alimente de soi. Qui sommes-nous? Une espèce table rase, un genre symbolique. La généralité nous a visités deux fois.

Les métiers du corps putain

Nous revenons donc au corps. Non plus génétique, mais individuel, il s'exerce en gymnastique: bien que ce vieux mot grec veuille dire nu, je vois cette nudité blanchir. Étirements, sauts, assouplissements, roulades ouvrent au pratiquant mille positions et mouvements possibles; ils transforment encore son corps, ainsi trituré, en virtualité, en généralité. Le professeur d'éducation physique accomplit sur lui un travail semblable à celui de l'agriculteur dans son champ ou du scribe sur sa table rase: tous produisent une page blanche sur laquelle apparaîtra un bouquet différencié de spécialités. Rompus à tous gestes et expressions, les gymnastes et leurs frères les danseurs font donc de leur corps un symbole, mieux encore un sémaphore. Objectives ou collectives, toutes les pratiques précédentes, issues du corps, reviennent vers sa singularité, pour la dédifférencier encore.

Du coup, il peut exercer tous les métiers du monde, parce qu'il excelle au plus vieux: putain, dit-on à juste raison. Pro-stitué signifie: situé en avant comme préposition signifie: position antérieure, celle-ci dénotant une relation élémentaire et celui-là un site premier. Corporéité courtisane et, comme on dit, professionnelle: plastique et propre à tous les métiers; terre blanche qui reçoit en ses sillons toutes les espèces domestiques; maison blanche qui couche tous les hôtes dans son lit; corps équivalent général, mari de toutes les femmes et femme de tous les maris, se livrant contre argent. Nos pratiques procèdent-elles de là? Corps gymnaste, danseur, prostituable, donc acteur, changeant de masque à chaque représentation; interprète, passant de langues en cultures et voyageur, courant de mœurs en usages; commerçant, échangeant blé contre bœuf et n'importe quoi contre argent; bricoleur astucieux, faisant feu de tout bois et de nécessité vertu; voleur à main basse sur ce qui se présente; politique, représentant chaque individu de son groupe .. . philosophe, courant sur le flux de la chronopédie .. . perdant toute substance en faveur de la substitution.

Plus authentique, puisque naïf, que celui de Platon, le Socrate du Banquet de Xénophon définit la philosophie comme μαστροπεια ou maquereautage. Proxénète, ouvert à tous les étrangers, parce que axène, purifié, nettoyé de toute déjection, hôte ou échangeur universel, le philosophe place son corps, blanc gymnaste, sous le signe angélique d'Hermès, père des habiletés.

Agora, templum, tribunal

Par conflits et contestations, haines et rivalités, nous ne cessons, volontairement, de paver l'enfer sur terre.Nous concevons malaisément un paradis où toutes ces !nergies s'apaiseraient. Leibniz le décrit, tout justenent, comme l'omnitude des nouveautés; encore une totalité contradictoire - comment concevoir quelque chose de neuf lorsque le tout se présente? - et blanche. Pourtant, nous construisons, çà et là, des lieux où nous portons un peu de cette espérance, inéradicable autant que la guerre. L'agora ou place du marché ne pourrait exister sans un contrat tacite qui laisse l'équivalent général circuler en un lieu sans conflit autre que le débat sur les prix. Pas de lutte dans les souks. Ce zéro de violence permet que toutes choses s'y achètent et s'y vendent.

De même, le temple dessine la découpe d'un espace clos, à l'intérieur duquel la sainteté impose des conduites opposées à celles de l'extérieur: ne tue pas ton fils, mais seulement le bélier dont les cornes s'embarrassent dans les branches du buisson voisin; réconcilie-toi avec ton frère avant d'apporter ici ton offrande. Non seulement la guerre s'y apaise, mais y règne ce que l'on nomme le non-droit: la police n'y entre pas. Le sacré ou le tabou découpent un espace blanc dont la définition se réduit au sens littéral de la définition: lieu entouré d'une limite, finis. Dans la Rome antique, au temple rond des vestales dont la blanche chasteté veillait sur un feu pur, les souillures qu'elles balayaient devaient sortir par une porte dite stercoraire: étendue propre, plus blanche encore que le pagus agricole ou la page lisse, plus encore qu'une maison nettoyée, aussi virginale que chacune de ces filles consacrées. Quelle religion ne purifie pas les lieux rituels comme les corps des officiants ou des ouailles pieuses en quête d'âme impeccable? Lavabo inter innocentes manus meas.

Au tribunal enfin chacun porte ses causes et accusations; des forces opposées s'y équilibrent; le verbe remplace plaies, bosses et sang; on y débat des actions, comme de l'équivalent général au marché. Symbole des contrats qui s'y nouent, voici l'équité plaine et unie d'une balance en équilibre.

Voilà des espaces et un objet blancs, sans lesquels ne pourrait apparaître aucune pratique sociale.

L'apeiron comme origine des connaissances

Cette généralité de notre condition ne se déploie pas seulement dans l'horizon des pratiques, laborieuses ou sociales, mais en celui de nos connaissances, infiniment ouvertes elles aussi. De même que la zéro-valence commune de notre nature conditionne l'omnivalence bariolée des cultures; de même que la nil-potence commune de nos corps conditionne l'omnipotence virtuelle de leurs actes; que l'espace blanc du champ ouvre à toutes les cultures; que des lieux et objets blancs conditionnent toute vie en société; que l'argent tend à remplacer toutes choses et tout lien social ... de même nos connaissances diverses prennent naissance en ce vide incandescent. Avant de recevoir de la tribu et de la mère notre langue et sa syntaxe singulière, nous portons une capacité totipotente à parler. De même, existe-t-il des objets cognitifs blancs?

L'origine de la géométrie, de la philosophie sans doute, de toutes les connaissances peut-être, un fragment d'Anaximandre la dévoile et la nomme apeiron, indéfini privé de limites. Le savoir rigoureux et abstrait se différencie en principes, démonstrations et théorèmes, à partir de cela même dont on ne peut donner ni définition ni programme. Pour que puissent naître les sciences, formelles comme la mathématique ou appliquées comme la mécanique, il fallut régresser vers cette totalité en puissance sans aucune détermination. Les Origines de la géométrie (71-110) appellent déjà blanc cet espace formel, par la suite défini et maîtrisé, dans lequel, depuis les Grecs, nous habitons corps et âmes. Cet espace reçut, assez vite, le nom de la Terre, que la Géo-métrie mesure et maîtrise. Cet espace qu'inventèrent et que décrivirent à l'envi Platon, Théodore, Euclide ou Eudoxe étend à l'Univers, au monde et aux arrière-mondes le carré labouré, la maison des hommes, le temple des dieux, l'agora, le tribunal. Le sens global de géo dans le mot géométrie rejoint celui de l'apeiron, notre habitat indéfini, ouvert et blanc, monde sans définition de notre être-au monde. Qu'un vivant indéfini erre en cet espace blanc et le hante, voilà le processus de connaissance.

À l'origine de l'algèbre, une chose (la cosa, disaient les premiers algébristes italiens) dite x prend toutes les valeurs parce qu'elle n'en a aucune en propre. Encore un symbole, encore un jeton blanc ou un équivalent général. Nous portons déjà dans notre incandescence l'origine potentielle de nos connaissances; nous avons déjà dit de l'humain : cette inconnue = x.

De la même manière, lorsqu'il tente de dessiner l'horizon premier de nos recherches, Auguste Comte évalue le couple moteur formé par la généralité des problèmes que nous nous posions dès l'origine et, d'autre part, notre incapacité à les résoudre alors: pauvreté minimale munie d'un potentiel maximal. Comme Pascal, il touche aux deux extrémités de notre condition, le rien et le tout, le zéro et l'infini, minimax et maximin, mais mieux que lui, les associe et en tire la puissance d'une dynamique. Notre totipotence peut, en effet, se décrire comme une universalité d'abord démunie de toute expertise spécifique ou singulière, mais en œuvre déjà pour en · déployer les détails. Anaximandre décrit une étendue indéfinie, alors que Comte montre la dynamique positive d'où surgit notre temps indéfini.

De arte inveniendi

Accédons-nous ainsi à un art d'inventer? Toute avance, biologique, humaine et culturelle ici, là cognitive, scientifique et technique, ailleurs artistique ou religieuse, exige-t-elle partout, en son commencement et à la recherche de son moteur, cette rétrogradation vers une sorte de totalité munie d'un radical effacement?

La balance plaine du jugement suspendu chez Montaigne, le doute hyperbolique chez Descartes, autres labours, nouvelles purifications qui ne laissent rien derrière leurs anéantissements; le «sentiment» que Jean-Jacques Rousseau cherche dans les Rêveries ' et qu'il semble découvrir pendant l'extase qui le prend, couché dans sa barque au milieu du lac; l'indifférence ou la paresse, écarts absolus que le XVIIIe siècle professe parfois; ·le transcendantal nommé par Emmanuel Kant; l'épochè ou mise de tout et de moi entre parenthèses chez les phénoménologues ... voilà autant de variétés d'effacements blancs. Dans son Timée, Platon appelle χωρα une étendue vierge, cire porte-empreinte, un espaqe sur lequel nous pouvons. mettre n'importe quelle topologie, l'utérus primitif en puissance de toutes choses, cette matrice féminine dont nous dirons bientôt que la recherche biologique contemporaine dit justement qu'à tous les organes elle fait exception, puisque le système immunitaire ne la défend pas toujours de l'extérieur, d'où une fécondité issue de l'accueil ouvert qui résulte de cette non-agression; matrice pagus et page, maison blanche, hôtesse universelle, nos corps commencèrent tous en cet espace-là. Et dans son Banquet, le même Platon célèbre Poros, Expédient, et Pénia, Pauvreté, dont l'union produit l'Amour, donc tous les humains. Nous naissons d'une matrice sans défense et d'un extrême dénuement qui appelle, promeut et exalte des ressources.

Plus nous blanchissons, plus nous inventons; plus nous appareillons, plus nous extemalisons, plus nous blanchissons. Plus nous produisons, plus nous devenons innocents: à cette sainteté, vous reconnaîtrez le découvreur. L'invention extrait du corps dédifférencié un flux de différences, techniques, culturelles, cognitives et à mesure que fonctionne cet exo-darwinisme, nous nous dédifférencions, disposés plus encore à le faire fonctionner. L'innovation fuse, exponentielle, en ne cessant de se nourrir d'elle-même; cette dynamique explique son jaillissement multiple et vertical.

Non seulement ses fonctions spécifiques appareillent du corps, mais celui-ci extemalise aussi de lui son statut global dédifférencié. Nous nous entourons d'espaces et d'objets aussi blancs et immaculés que lui. Et grâce à cet indéfini corporel, successivement subjectif, objectif, collectif et cognitif, nous inventons.

Au moyen de ces blancheurs, qu'elle découvre et décrit par cette généralité dont elle fait sa spécialité, la philosophie n'invente rien de singulier, ni outil ni théorème, mais elle anticipe un monde global dans lequel nous habiterons demain, munis, devant cet horizon, de ces instruments d'action et de pensée. Elle a donc le souci et se donne la mission d'inventer l'habitat dédifférencié des inventions différenciées.

La relation blanche

Nous n'entretenons aucun rapport défIni avec l'apeiron ni avec ces lieux ou «objets », sinon que, par une sorte de symétrie ou de face-à-face, ils nous requièrent tout entiers, sans limite d'aucune sorte, sans programme de travail ni de spécialité, sans organe ni «faculté» spécialement découpés. Nous y pensons avec toute notre attention, flottante et indéfinie, nous nous en souvenons de toute notre mémoire vague, nous les imaginons sans image, nous y attachons sans raison notre raison, nous les appréhendons de nos sept sens, notre corps s'y baigne tout entier, os, muscles, sexe et peau, nous les désirons, les aimons de tout notre cœur, les attendons de toute notre âme ... Brûle soudain en nous une flamme qui fond nos focalisations en une seule, à son tour indéfinie. Nous remontons vers notre incandescence propre. Comme le «sujet », l'objet devient apeiron ; comme son «objet», le «sujet» même devient apeiron. Translucidité sur translucidité, rien ne les sépare. Quel vivant construit ainsi cette relation blanche?

Mais surtout: nous inventons nos rencontres, à partir de cette plage large. Depuis un demi-siècle, je cherche à construire une philosophie, qui manque, de la relation, en passant de modèles saturés: Hennès, les Anges, le Parasite ou l'Hennaphrodite, aux généralités qu'elle exige: traduction, communication, bouquet des prépositions. En tout cas, la liberté humaine produit, en chacun, la capacité de construire avec autrui des liaisons plus singulières encore _ que les individus qu'elles lient. L'esclavage les rabat sur des modèles préalables.

La classe des concepts blancs: la liberté

S'il existe donc une classe de concepts blancs que leur indéfini distingue de ceux que les sciences définissent et raffinent pour les rendre falsifiables et opérationnels, Liberté en fait partie. Combien de femmes et d'hommes vivent libres? Esclaves d'un parti, d'une idéologie, s'il s'agit de politique, de conventions en société, de la mode cosmétique ou intellectuelle, d'un groupe de pression quelconque où des clones entourent le chef pervers, d'appétits voraces et ignobles pour autrui, d'un réseau organisé où les chemins mènent toujours quelque part, consentiraient-ils à payer le prix d'une vie libre aux relations ouvertes? Qui ne se précipite pas plutôt vers une existence et des rapports dirigés, comme passionné de porter un emblème, -la trace d'un classement, marque de parti, de voiture ou d'habillement, toutes relations d'appartenance? Dans son banc, chaque poisson s'oriente parallèlement aux autres, dirigé par quelque champ magnétique social. Il n'invente pas ses relations.

Or, indéfini, l'humain bifurque justement des animaux par la minimalisation d'un programme préétabli, d'une spéciation ou spécialisation obligées, de direction fixe, de rapports tout faits. Ainsi sa naissance naturelle a lieu en liberté: il naît aussi transparent, aussi incandescent que la liberté entre dans la classe blanche. Non seulement elle nous concerne, mais nous identifie. Quand la Déclaration des droits annonçait que l'homme naît libre, savait-elle qu'elle touchait à du biologiquement, à du génétiquement juste ? La liberté prend la couleur du berceau évolutif de la femme et de l'homme, s'attache à leurs os, à leur chair, à leurs mains, à la bouche, peau, cerveau et sang, à l'ensemble milliardaire de leurs cellules, bref, à leur incarnation; à la langue qui parle et qui crie vers autrui, au sexe-trait d'union, à tout le corps expressif et récepteur. Universelle deux fois, dans sa compréhension et son extension, dans son contenu donc ou sa signification, indéfinis, et son application transculturelle, on peut donc, on doit même la dire naturelle: au sens littéral de la naissance, au sens génétique de la déprogrammation. Nous naissons déspécialisés, donc libres. Cela vaut bien une déclaration solennelle.

Qui renonce à la liberté perd son corps souche et dérive vers un autre règne vivant: laisse cette minimalisation, perd cette pauvreté, s'enrichit, se spécialise dans une relation, comme un parasite, dans un groupe de pression comme vache en son herbage, dans un parti, en la passion bestiale du pouvoir, le vice d'avarice ou d'envie, une opinion, en devient requin, corbeau, aspic, lierre ou mycobactérie; prédateur rarement, hôte fréquemment. Nous vivons entourés de compagnons en voie d' animalisation, en cours de métamorphose, comme les matelots d'Ulysse devinrent pourceaux sous Circé la magicienne. Nos ancêtres fétichistes le sculptèrent,· Ésope et Kafka le racontèrent, Ovide et La Fontaine en pleurèrent. L'effort quotidien vers la liberté ,se mesure à l'écart de l'exo-darwinisme; il nous faut sans cesse quitter la vie comme telle, l' entraînement puissant de son flux, ne pas perdre les distances temporelles qui nous séparent des bifurcations prises par les autres vivants. La plante, l'animal, le champignon, le monocellulaire obéissent ou à leur programme ou à l'environnement ou aux deux à la fois. Nous abandonnâmes cet automatisme, nous entrâmes en oubli. Ce devenir transparent d'incandescence nous fit libres.

Homme et femme incandescents

Dès le paradis terrestre, Ève et Adam désobéissent. Ils choisissent la liberté plutôt que leur Créateur, alors même qu'Il leur donnait un lieu délicieux où jouir de tout en suffisance; ils la préfèrent au bonheur; moins par passion que par nature; mieux encore, ils la définissent alors et alors seulement. La sortie du paradis accouche des humains qui ne restent plus parmi les plantes et les animaux dont ils jouissent et qu'ils viennent de nommer. Ils choisissent la misère plutôt que cette richesse obèse. Mieux vaut donc souffrir et travailler, mais vivre libres. La liberté se paie par la douleur de l'œuvre.

La connaissance, dit le serpent, qui s'y connaissait en programmes, vous fera comme Dieu, aussi invisibles que Lui, aussi transparents. Sur l'image d'Épinal ou les tableaux religieux, je les vois incandescents, au moins autant que l'ange étincelant à l'épée de feu qui les chasse. Incandescents de douleur, de pauvreté, d'inquiétude coupable; incandescents de colère et de désobéissance; incandescents d'attente et d'avenir improbable; incandescents de solitude et de péché, de malheur, de connaissance et de sainteté possibles; incandescents d'hominescence ..

Ecce mulier et homo. Nus.