Textes

M Serres, L’incandescent, p 37
Le revenant religieux: le saint et le sacré

 

A propos d'humanisme, ce livre de philosophie de la nature traite d'elle, de la vie et de l'homme, trois concepts sans définitions et en parle sans idéologie, tabou ni sacré, puisqu'il les définit selon les lignes du Grand Récit.

Inversement, les angoisses aujourd'hui diffuses autour de la chimie ou des biotechnologies, par exemple, ramènent les vieilles figures abandonnées de la «Nature», de la «Vie» et de 1'« Homme », d'autant moins définies et d'autant plus sacrées que ces craintes croissent. Ne touchons point à 1'« Homme », disent-elles, ni ne violons la «Vie» ou la «Nature», dont les mythes reparaissent tels des revenants. Or les sciences rient des revenants et transgressent allégrement les tabous et le sacré. Cette nouvelle méfiance envers les sciences vient, certes, d'abus internes, de scandales économiques et financiers qui les concernent de loin ou même de près, mais surtout d'une tout autre source, difficile à découvrir et que j'appelle volontiers le déplacement contemporain du religieux.

Quasi mécaniquement, le collectif fabrique des dieux, disait Bergson. L'anthropologie enseigne que les religions archaïques, polythéistes, les inventèrent et les modelèrent autrefois au moyen de la violence et du sacrifice, humain en particulier. Le mécanisme de l'apothéose, par exemple, consiste à diviniser un empereur mort: les dieux naissent des cadavres et des meurtres. Les religions modernes, monothéistes, se distinguent des précédentes par leur commandement d'arrêter les sacrifices humains.
Or des tueries de ce genre dominent aujourd'hui notre société qui représente, à toute heure du jour, devant des millions de téléspectateurs, meurtres et cadavres. Nous allons disant que nos médias représentent la violence; non, celle-ci fait l'essentiel de l'image et du message médiatiques. Sans la flamme de la terreur et de la pitié, ils n'attireraient personne. Ces spectacles reprennent, avec une étonnante précision, les rites des religions archaïques, d'autant plus aisément que les religions modernes reculent et perdent d'autant plus d'audience qu'elles condamnent ces sacrifices-là. Certes, elles avaient promu et généralisé la médiation, en particulier le christianisme; mais · lorsque à leur tour nos sociétés civiles inventèrent des machines et des institutions efficaces dans cette médiation, lesdits médias se saisirent du religieux, mais en revenant plus en arrière, vers l'archaïsme sacrificiel. Du coup, à la lettre converties par cette violence productrice de dieux, de mythes et de tabous, nos sociétés s'en prennent à tout ce qui détruit les statues qu'elles sculptent.

Avons-nous conscience que nous vivons une époque polythéiste et qu'une terreur sacrée, semblable à celle des religions archaïques, envahit nos collectifs, avancés certes, quant aux sciences, aux techniques et à la raison, mais ainsi revenus à des ères arriérées? Autrefois · et jusqu'à récemment, la religion dominante, monothéiste, se trouva mêlée aux batailles antisciences parce qu'elle avait conservé quelques oripeaux anciens de cette violence sacrificielle, désormais diffusée dans une société où les médias, jouant le rôle médiateur autrefois dévolu aux Églises, engendrent statues et tabous civils. Déplacé, le religieux ne se trouve plus aux lieux attendus, dans les confessions et les temples, mais, jaillissant des médias, il inonde la société civile, en proie quotidiennement à la représentation de la violence et du meurtre, humain en particulier. Régressif et archaïque, ce religieux-là, païen et polythéiste, producteur de petits dieux et faisant revenir les tabous, réinvente une Nature semblable aux vieilles statues de Flore ou Pomone. Du coup, nous les adorons.

Oui, le religieux change de camp: les grands prêtres célèbrent leurs rites dans le poste, devant lequel nous nous inclinons plusieurs fois le jour, pour recevoir sur la tête, baignée de pixels, notre onction quotidienne de violence et de sacré. Ivre de cadavres, la société, angoissée, hurle à la protection de ses dieux nouveaux, vieux concepts que nul ne définit ni ne domine: Nature, Vie et Homme, statues, revenants refabriqués. Ceux-là mêmes que la science transgressa toujours quand elle observa les astres, autrefois divins, disséqua les cadavres, jadis intouchables, étudia nos sexes et cerveaux, naguère interdits. Elle et la philosophie transgressent encore, espérons-le, les tabous.

Le religieux archaïque revient dans le civil. Apprenons à reconnaître pour des prêtres qui ont changé de costume ceux que nous révérons et qui ont toujours raison parce qu'ils détiennent symboles et dogmes, en posant, seuls, les questions. Inversement, le religieux moderne, désormais minoritaire et persécuté, décollé de la société, enseigne à distinguer entre la sainteté, sans violence, et le sacré, qui la conserve, la gèle et en sculpte des statues. Capable aujourd'hui comme jadis de critiquer la société du spectacle mortel et les tabous qu'il engendre, ce religieux moderne rencontre, peut-être sans le savoir encore, les sciences et la raison ..

Je m'agenouille humblement devant la sainteté, mais pénètre à cheval dans les temples obscurs et archaïques du sacré, pour en renverser les idoles : à cheval, hardiment, je veux dire avec la science et son Grand Récit.