Il y a 100 ans ....
Le procès Pétain
1 2 3 4 5 6 7 8
9 10 11 12 13 14 15  

CINQUIÈME AUDIENCE
La Haute Cour entend M. Léon Blum

 

L'audience est ouverte à 13 h. 20 et le président Mongibeaux donne l'ordre d'introduire M. Léon Blum.

M. Herriot devait être entendu aujourd'hui, mais, souffrant de rhumatisme, il ne pourra déposer qu'ultérieurement.

La déposition de M. Léon Blum

" André, Léon Blum, né à Paris, le 9 avril 1872, journaliste. "

M. Blum prête serment et déclare :

" J'ai très peu approché le maréchal. Je ne crois pas l'avoir rencontré avant son entrée dans le cabinet Doumergue, après cette insurrection du 6 février qui fut si près de réussir.

Quand je suis devenu président du conseil, en juin 1936, il m'est arrivé de le voir à des séances de commission du conseil supérieur de la défense nationale, dent il faisait partie. Le maréchal sortait rarement de son mutisme.

Lorsque Marx Dormoy, assassiné depuis, provoqua une enquête de police sur la Cagoule, dent il me rendait compte chaque jour, je n'ai pas souvenir que le nom de l'accusé ait été prononce. La seule affaire gouvernementale à laquelle il ait été alors mêlé, c'est la constitution d'une rente viagère auprès d'une compagnie d'assurances étrangère, forme indirecte d'exportation de capitaux. Mais nous avons hésité à poursuivre une telle personnalité.

" Je n'ai souvenir de rien d'intéressant pour le procès depuis ma chute gouvernementale jusqu'à la guerre.

" Au début de la guerre, M. Daladier pensa à reformer son cabinet. Le récit de ses tentatives m'a été fait par M. Herriot. Celui-ci avait conseillé à M. Daladier de faire appel au maréchal. La guerre pouvait commencer par de grands revers nécessitant un effort énorme du pays. Le maréchal était qualifié pour faire accepter cet effort au pays. Le maréchal, pressenti, ne fit pas d'objection de principe, mais demanda deux (ours de réflexion, au bout desquels il refusa d'entrer dans le cabinet " où la seule présence de certains hommes serait une cause de troubles pour l'armée et le pays ". Quand M. Paul Reynaud constitua son cabinet, je ne crois pas que le nom de Pétain ait été prononcé.

J'ai quitté Paris le 9 juin 1940. J'avais appris avec stupeur l'annonce du départ du gouvernement pour Tours. Je croyais que Paris serait défendu. J'ai rejoint ma famille à Montluçon, puis je suis revenu à Paris le 11. La capitale était déjà déserte, toute idée de résistance était abandonnée.

" Après un entretien avec M. Langeron, j'allai aux invalides, désirant voir le général Hering. Celui-ci venait d'être mis à la tête d'une armée et avait été remplacé par le général Dentz comme gouverneur de Paris. Je lui demandai si la capitale était abandonnée. Il me répondit : " Nous n'avons pas d'instructions. " Comme j'Insistais, il me dit qu'il attendait un coup de téléphone.

A Bordeaux

La nuit, j'assistai à l'exode et retournai à Montluçon où, par hasard, j'appris que l'on préparait déjà l'arrivée du gouvernement à Bordeaux. Puis Mandel nous demanda, à Dormoy et à moi, de venir à Bordeaux. Dans ces trois journées à Bordeaux, je n'ai pas été un acteur direct, mais j'avais des amis au gouvernement. Je n'ai guère quitté le cabinet de Georges Mandel à la préfecture de Bordeaux où il avait installé le ministère de l'Intérieur. Il y avait là Louis Marin. Campinchi. Georges Monnet, Tellier, Delbos, Laurent Eynac, Louis Roi-lin, Piot, Dautry. C'était le centre vivant de la résistance.

" Dès ce moment, on sentait que les chefs de l'armée estimaient impossible de continuer la lutte. Aux questions, ils répondaient : " Impossible, on n'en peut plus. Il n'y a plus rien. " C'était une sorte de dissolution, d'anéantissement.

La proposition Chautemps

Mais au gouvernement, Il y avait une forte majorité pour la résistance. C'est à l'occasion de la proposition Chautemps que cette majorité s'est dissociée. D'après tout ce que j'ai entendu dire alors, cette proposition a été introduite dans de telles conditions que son auteur ne repoussait pas l'Idée du transfert en Afrique du Nord pour continuer la lutte. Mais, le paya n'étant pas préparé à ce transfert.

Il voulait qu’une demande d'armistice suivie d'un refus des inacceptables conditions allemandes provoquât dans le pays un sursaut, un choc qui lui permettrait de comprendre le départ du gouvernement.

" Quels sont ceux qui, jusqu'au bout, ont tenu bon au conseil des ministres, ceux qui ont lâché pied, ceux qui sont restés indécis ? Voici ce que je sais par Mandel, par Campinchi et par Marin.

Le vote en conseil des ministres devait avoir lieu à 22 heures et ils me demandaient d'agir sur un ministre socialiste qui semblait fléchir. En vérité, quand ils arrivèrent à la présidence, on leur dit que l'on était en train de former un nouveau gouvernement.

Tous ceux que j'ai vus, je le répète, ne considéraient pas le débat comme clos et attendaient ce vote qui devait être décisif.

Personnellement, j'ai été tout de suite opposé à la proposition de Chautemps. C'était le doigt dans l'engrenage. Mais les trois premiers jours du cabinet du maréchal, alors que l'armistice était demandé, des membres sincères de ce cabinet croyaient toujours qu'il ne s'agissait que de chercher à connaître les conditions allemandes.

Puis on prépara le départ du gouvernement et du Massilla. Mais les Allemands avançaient. On aurait dû faire vite. Chautemps me dit que nos parlementaires devaient d'abord demander aux Allemands l'arrêt immédiat des hostilités.

Dans la nuit du bombardement de Bordeaux arrivèrent de Londres MM. Monick et Jean Monnet. Ils disaient : " Vous vous trompez, vous ne partirez pas. " Le départ était décidé pour le lendemain. J'appris qu'un conseil des ministres était convoqué pour ce jour-là, mais Chautemps assura que rien n'était changé en ce qui concernait le départ. Peut-être était-ce vrai.

L'événement décisif

L'événement décisif s'est produit le lendemain. Du conseil des ministres, Pomaret avait prévenu M. Herriot que le gouvernement partirait non du Verden mais de Port-vendres. Je partis donc avec M. Jeanneney pour celte ville. Tout était donc de nouveau arrêté. Or, à 15 heures, un ordre du cabinet du maréchal enjoignait aux ministres de rester et ajoutait que les conditions d'armistice venaient d'être reçues ou allaient l'être incessamment. C'est cet ordre qui a joué le rôle décisif.

" Je suis rentré à Bordeaux où j'appris que, par un acte abominable, on avait néanmoins laissé prendre la mer aux parlementaires embarqués sur le Massilia.

Le soir, la police de Bordeaux me fit savoir qu'elle ne répondait plus de la sécurité de ma personne et me demanda de quitter la ville, ce que je fis.

Le dimanche 27 juillet, à Toulouse, je lus les conditions d'armistice. Je n'en croyais pas mes yeux : la France abandonnait ses alliés. Je voyais tous les démembrements de l'avenir, tous les abandons, la livraison des proscrits. "

Le " Marais du 9 Thermidor "

M. Blum, très ému, s'arrête un instant, puis il reprend :

" J'allai à Clermont pour avoir des nouvelles de mon fils et m'occuper du Populaire, Laval interdit le journal. J'appris la convocation de l'Assemblée nationale. J'arrivai à Vichy et y passai les 9 et 10 juillet.

Pendant deux jours, j'ai vu des hommes se corrompre a vue d'œil sous l'effet de la peur : peur des hommes de Doriot, peur des soldats de Weygand, des Allemands à Moulins, C'était le " Marais au 9 Thermidor ". J'avais toujours pensé et dit qu'aucune Constitution ne pouvait survivre à un tel désastre. Mais Pétain voulait faire une Constitution en présence de l'ennemi pour l'aligner sur ses institutions.

" J'ai quitté Vichy désolé. Je dis à Chautemps : " Alors, c'est la fin de la République ? " Il me répondit : " J'en ai peur. "

Le procès de Riom

Je me retirai à la campagne où je fus arrêté le 4 septembre, amené à Chaveron, condamné à la détention perpétuelle par le maréchal, incarcéré au fort du Portalet, puis renvoyé à Riom. On sait ce qu'il advint de ce procès. De la prison de Riom, je fus transféré en Allemagne, Je ne puis pas m'associer à l'hommage rendu par Daladier aux jugée de Riom. Je n'ai de rancune contre personne. Depuis vingt-cinq ans, je menais volontairement une vie dangereuse qui me préparait à ces épreuves.

Daladier a dit que les juges n'avaient pas voulu inscrire dans un jugement la responsabilité de la France dans la guerre.

" Mais s'ils l'avaient fait, ils auraient été des traîtres. Doit-on les féliciter de n'avoir pas été des traîtres ? Ils ont accepté de faire comparaître des hommes déjà condamnés. Ils avaient prêté serment au maréchal. Je ne considère pas du tout le serment comme une formalité dérisoire. Les magistrats républicains, après le 2 Décembre, et, plus près de nous, les magistrats belges ont donné un exemple qui aurait pu être suivi. Je ne suis pas un criminaliste et je ne suis pas en état de discuter les différentes acceptions du mot trahison. Trahir, cela veut dire livrer. L'armistice, par les limitations qu'il contenait, comportait tout de même un certain nombre de garanties pour le peuple français. On les a livrées les unes après les autres.

Le maréchal s'était attribué un pouvoir semblable à celui d'un roi nègre. Il a trahi la République. Le peuple français avait été atterré par le désastre. On lui a dit : " Cet armistice qui le dégrade et le livre, ce n'est pas un acte déshonorant, mais il est conforme aux intérêts de la patrie. Et ce peuple, qui n'en connaissait pas les clauses, l'a cru, parce que celui qui le lui disait parlait au nom d'années de gloire et d'honneurs. Cela, c'est vraiment la trahison. "

M. Poupon. - Croyez-vous que les mesures militaires prises le 10 juillet ont entravé le vote du 10 juillet ?

M. Blum. J'ai parlé aussi de Doriot qui a menacé Dormoy devant moi, et des Allemands à Moulins. Et le bruit courait qu'aucun des hommes qui voteraient contre ne coucherait dans son lit.

Le procureur général Mornet. - Que pensez-vous d'un serment imposé sous l'œil et la pression de l'ennemi, alors que même Londres conseillait de prêter le serment ?

M. Blum. - S'agissait-il d'une menace vraiment directe sur les personnes ? Un mouvement de démission général aurait-il arrêté le cours de la justice ? Eh bien, cela aurait mieux valu que de la voir rendre, au profit de l'ennemi.

Le bâtonnier Payen. - A l'instruction, vous avez opposé Laval au maréchal, Laval ayant été l'auteur des intrigues.

M. Blum. - Il est certain qu'il a été au centre des intrigues à Vichy. Mais comment faire le partage des responsabilités ?

Le bâtonnier Payen. - Connaissant les deux hommes, pensez-vous que l'influence ait été exercée par le maréchal sur Laval ?

M. Blum. - Je ne connais pas le maréchal. Il y a en lui un mystère. Je ne m'explique pas ses actes. A-t-il agi par ambition ? A-t-il eu des desseins prémédités de trouver dans le désastre de la patrie l'occasion d'un pouvoir personnel qu'il attendait peut-être depuis six ans d'événements intérieurs ? Vraiment, vous m'entraînez sur un terrain...

Le bâtonnier Payen. - Vous avez écrit autrefois que l'on faisait bien de l'honneur à Franco que de lui envoyer un homme comme le maréchal.

M. Blum. - Mais oui, et qu'on se soit servi de ce prestige et, il faut le dire, de cette illusion, pour les fins que l'on sait, c'est là le drame.

M. Blum, qui parle depuis une heure, ne paraît nullement fatigué. Malgré les épreuves qu'il a subies, on le retrouve presque aussi alerte et jeune d'allure qu'il y a cinq ans.