Il y a 100 ans ....
Le procès Pétain
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LA DIXIÈME AUDIENCE

 

Après que M. Trochu eût, ainsi que nous en rendons compte plus loin, déposé devant la Haute Cour, l'audience fut suspendue. Il était 15 h, 40 et ce ne fut qu'a 17 h. 10 qu'elle reprit. Entre temps le bruit avait couru que la Cour délibérerait sur l'opportunité d'entendre Pierre Laval.

DÉCLARATION DU PRÉSIDENT

En effet, le président Mongibeaux fit la déclaration suivante :

" Pendant cette longue suspension d'audience, la Cour a délibéré sur un point qui nous parait capital : il est indispensable, pour que la lumière soit faite sur ce procès, d'entendre un homme dont le nom a été delà très souvent évoqué, c'est M. Pierre Laval.

M. Pierre Laval est arrivé hier soir. Il est à notre disposition et personne ne comprendrait que nous ne l'entendions pas.

Je décide donc, en vertu de mon pouvoir discrétionnaire, que nous entendrons M. Pierre Laval, demain, à 1 heure et demie. "

LES CONCLUSIONS DE LA DÉFENSE

Le bâtonnier Payen prend alors la parole :

" Personne ne désire plus vivement que nous que la lumière soit faite sur lo rôle qu'a Joué M. Pierre Laval et sur l'influence, à notre sens néfaste, qu'il a -exercée.

" Mais ce n'est pas la comparution de M. Pierre Laval à l'audience qui permettra de faire la lumière.

Les affirmations, les dénégations, les contestations qu'il apportera, 11 faut tout de môme qu'elles soient vérifiées. Vous n'imaginez pas, je suppose, qu'elles seront vérifiées et contrôlées suffisamment par les protestations qui s'élèveront de la part de ceux qu'il aura attaqués.

Nous allons revoir ce que nous avons vu hier et avant-hier : des duels... appelez-les " réquisitoires ", appelez-les " plaidoiries " pro domo, comme vous voudrez, mais, enfin, de longues discussions entre différentes catégories de témoins, et il n'en sortira rien, puisque la seule façon de procéder, - ce n'est pas mol qui l'ai inventée, c'est le code d'instruction criminelle, - la seule façon de procéder c'est de recourir à des recherches de police, au besoin, à des confrontations de témoins, à des interrogatoires... bref de faire une instruction. "

La défense en vient donc à déposer des conclusions aux termes desquelles elle réclame un supplément d'information à l'effet d'entendre Pierre Laval.

" Vous remarquerez, ajoute le bâtonnier Payen, qu'il ne s'agit pas de mélanger l'affaire Pierre Laval à l'affaire Pétain; qu'il s'agit simplement de demander que les dépositions qu'il a l'Intention de faire ou les accusations qu'il a l'intention de formuler contre le maréchal Pétain dans l'affaire maréchal Pétaln soient soumises à l'instruction régulière, normale. "

Le procureur général Mornet. - Ces conclusions me paraissent prématurées. Attendons les réponses que Pierre Laval fera aux questions qui lui seront posées et, d'après ces questions, vous verrez s'il y a lieu de maintenir vos conclusions et de les développer.

Mate attendons, tout au moins, la comparution de celui dont, pour ma part, je n'attends pas grand'chose !... " La Cour se retire pour délibérer. Il est 17 heures 15.

DÉPOSITION DE M. TROCHU

Dans la déposition qu'il avait faite avant la premère suspension d'audience, M. Charles Trochu, administrateur de sociétés, avait eu à répondre à la question suivante de Me Isorni :

" Etant donnés les contacts que vous avez eus, par personnes interposées, avec certains milieux de la Cagoule, pouvez-vous dire s! le maréchal était considéra comme un chef de cette organisation ? "

Avant do s'expliquer sur ce point, le témoin rappela qu'il avait été élu en 1939 vice-président du Conseil municipal de Paris et qu'après l'armistice les anciens combattants de cette assemblée l'avalent, en raison de sa conduite pendant la guerre, choisi comme président. D'autre part, le bureau de rassemblée l'avait chargé de discuter avec le gouvernement de Vichy du futur régime municipal de Paris, Enfin, il y avait le précédent de 1919, où le conseiller qui s'était le mieux battu avait été élu président du Conseil municipal. C'est pour toutes ces raisons que, quatorze mois après, il fut nommé président du Conseil municipal, nommé lui aussi par Vichy.

La Cagoule

Cela dit, M. Trochu répond à la question de Me Isorni :

" J'ai rencontré trois fois M. Deloncle, la dernière fois en décembre 1940. Il vint me demander si je savais ce que pensait le maréchal, s'il pouvait faire une révolution nationale. Il savait que j'étais allé à Vichy. Je lui ai répondu très prudemment, car je le savais bavard, et j'ai tiré de cet entretien la certitude qu'il ignorait complètement ce que pensait le maréchal.

Si donc le maréchal avait été chef de la Cagoule ou membre de la cagoule comme on l'a dit, Deloncle ne m'aurait pas posé une telle question. D'ailleurs, à ce moment, il aurait occupé un fauteuil ministériel a Vichy.

Me Isorni. - Etiez-vous présent à Vichy au moment des fusillades de Chateau-briant ?

M. Trochu. - Oui, mais je voudrais présenter les faits dans l'ordre. J'ai été convoqué à Vichy au début de septembre 1940. Dès que je le vis je demandai au maréchal pourquoi il avait signé l'armistice. Il me répondit notamment : " Je ne pouvais consentir que toute l'armée, c'est-à-dire toute la jeunesse française, soit captive. "

Je lui dis ensuite que, si j'en avais eu la possibilité. Je serais parti avec le général de Gaulle. " Je vous comprends, me dit-il. A votre place je penserais probablement comme vous. Mais ici nous sommes obligés de ruser pour maintenir la France. "

Troisième question : l'Alsace-Lorraine. Il fallait au moins protester ! Il m'a répondu : " Nous avons protesté. " Nous ne pouvons rien faire d'autre. Ces gens-là nous tiennent à la gorge. J'ai commandé les armées françaises qui ont délivré l'Alsace et la Lorraine. Je ne signerai jamais une paix qui les sépare à nouveau de la France. "

En sortant du cabinet du maréchal J'ai dit à Dumoulin de Labarthète : " Il n'accepte pas la défaite ! " Et Dumoulin m'a répondu : " Naturellement pas ! "

Dakar

" Le 23 septembre, tentative du général de Gaulle do débarquer à Dakar. Je vois le maréchal et lui dis qu'il faut donner l'ordre au gouverneur général Boisson de rendre Dakar au général de Gaulle ; que c'est l'occasion de faire une politique qui ait un sens ; que, quoi qu'il arrive, si l'Allemagne est victorieuse, l'empire est perdu, parce qu'elle nous demandera légalité de droits qui aboutira fatalement à notre éviction. Le maréchal me demanda de lui remettre un rapport écrit, ce que je fis. Le lendemain, Dumoulin m'apprit que l'ordre de résister avait été donné, tous les ministres, ambassadeurs ou généraux, consultée, s'étant prononcés dans ce sens, Montoire

Après Montoire, J'ai demandé à Dumoulin pourquoi le maréchal avait accepté do rencontrer Hitler. Il m'a répondu : " On lui a fait le coup de la carte forcée. On lui a dit : Il vous attend tout de suite. Si vous refusez, le peuple français en supportera les conséquences et vous ne pourrez plus obtenir la libération des prisonniers. "

Le président. - Qui était ce ce " on " ?

M. Trochu. - Laval, naturellement.

Le président. - Le chef de l'État subissait donc l'Influence du chef du gouvernement ?

M. Trochu. - C'était le chantage aux prisonniers, qui a Joué pendant longtemps et explique beaucoup de choses. Dumoulin mo dit aussi que le maréchal était revenu furieux et voulait débarquer Laval.

Puis ce fut le retour des cendres du roi de Rome, cérémonie wagnérienne imaginée par Hitler et à laquelle devait assister le maréchal. Après Montoire, c'était le faire moralement prisonnier devant le monde. La réaction du maréchal fut brutalo ; Laval fut arrêté, et en même temps Déat à Paris. Cette réaction stoppa pendant plusieurs mois la politique de collaboration. Elle a été en outre l'épreuve de force do l'Indépendance du gouvernement de Vichy, Le résultat de cette épreuve fut désastreux : Déat et Laval furent immédiatement libérés par les Allemands, et Laval se livra à un chantage abominable auquel est due, je suppose, la lettre à Hitler disant qu'il n'y avait rien do changé en ce qui concerne la politique.

Les fusillades de Châteaubriant

" J'en viens aux fusillades de Châteaubriant : Jamais je n'avais vu au maréchal une figure aussi altérée. Il avait décidé de se rendre à la ligne de démarcation pour se constituer prisonnier, et de déclarer aux Allemands qu'il était le premier otage de Franco et que s'il y avait des gens à fusiller il fallait commencer par lui. Dumoulin et Roger de Salvre avaient décidé de l'imiter. Charles Vallin et moi résolûmes d'en faire autant. Le maréchal accepta de nous emmener avec lui, et nous dit de faire nos valises. Le soir, Dumoulin m'annonça que les ministres avaient fait le siège du maréchal pendant toute la Journée, lui assurant que s'il faisait cela il manquerait à la mission qu'il s'était donnée de protéger le peuple de France, quo tout sombrerait. Et puis, bien entendu, il y eut le chantage aux prisonniers. Finalement, le maréchal renonça à un geste qui aurait été magnifique. "

M. Trochu raconté ensuite comment, le 1er Janvier 1942, les ministres - ces " chiens ", comme les qualifia le maréchal - avaient, eu sa présence, tenté de dissuader l'accusé de diffuser son message sur la " demi-liberté " et comment, trois jours après, le ministre de l'Intérieur fit saisir le Journal officiel. Le message n'avait d'ailleurs passé à ta radio que parce que Dumoulin y avait veillé lui-même et malgré les ordres des ministres responsables. Cela donne une idée de la mesure dans laquelle le maréchal gouvernait réellement.

Un dictateur !...

Il ne savait à peu près rien de ce qui se passait dans les ministères. Il ne s'occupait personnellement que de la future Constitution, des prisonniers et de la charte du travail. Celle-ci, violemment combattue par la synarchie, fut quand même signée, sur l'initiative de Dumoulin, qui ta porta immédiatement au Journal officiel, lequel fut saisi le lendemain, par ordre du ministre de l'intérieur.

Et l'on vient dire que le maréchal était un dictateur. L'histoire lui reprochera plutôt de ne pas avoir agi comme tel. Le drame, c'est d'avoir confié les destinées de la France à un homme de 85 ans, absolument novice en politique, au point de s'être contenté, lorsqu'il forma le gouvernement du 11 Juillet 1940, d'une deuxième mouture du ministère Doumergue, le seul auquel il eût appartenu. Il se trouvait naturellement prisonnier de ses conseillers politiques. Maintenant, bien entendu, c'est au nom du maréchal que tout le monde a parlé I Quand le témoin a voulu fonder les restaurants communautaires, le maréchal l'a appuyé parce qu'il y voyait le moyen d'éviter le départ, comme volontairer d'ouvriers français auxquels il serait ainsi fourni un appoint à leurs salaires dont les Allemands interdisaient l'augmentation,

La République

Le maréchal approuva également M. Trochu d'avoir maintenu sur la façade de l'Hôtel de Ville la devise " Liberté, Egalité, Fraternité " et d'avoir gardé dans son cabinet le buste de la République. Il l'approuva aussi de refuser de recevoir à l'Hôtel de Ville Laval et les ministres en vue d'une réunion de propagande et ajouta :

" Je voudrais bien pouvoir en faire autant. "

A un dîner, M. Trochu ayant fait, contre l'amiral Bard, préfet de police, l'éloge de l'action des communistes et ayant salué la mort héroïque de Gabriel Péri, le maréchal tapa sur la table et s'écria :

" Trochu a raison. Les communistes, ce sont des Français, et les balles qui les tuent sont des balles ennemies. "

M. Trochu. - Lorsque le général de Lattre de Tassigny fut arrêté, j'intervins auprès du maréchal, qui me dit peu après : " Ne vous inquiétez pas. Il sera condamné à une peine de prison qui durera autant que l'occupation allemande et ne sera pas cassé, mais mis à la retraite. On ne peut éviter cela : les Allemands sont là. "

Quand j'ai été débarqué de mes fonctions de président du Conseil municipal, j'ai demandé au maréchal pourquoi il avait laissé faire. Il m'a répondu : " Je l'ai appris quand c'était déjà fait et Je le déplore. "

La chute de Mussolini

Vient la chute de Mussolini. J'espérais qu'elle donnerait le signal du retournement. J'ai dit au maréchal que le moment était venu de cesser le double jeu qui, d'ailleurs, s'expliquait Jusque-là. Je pensais, à tort, que la guerre finirait bientôt et que les souffrances de la France ne seraient plus longues, tandis qu'un retournement aurait présenté un immense avantage. J'invitai donc le maréchal à transférer à Alger la légalité - le gouvernement de Vichy était reconnu par toutes les puissances - en y nommant, d'accord avec le général de Gaulle et le général Giraud, un président soliveau ayant la mission expresse de céder la présidence avec pleins pouvoirs au général de Gaulle dès le débarquement en France, et à chasser Laval. Evidemment, le maréchal aurait été Interné par les Allemands, mais les Alliés auraient accepté de traiter la France sur un pied d'égalité, et la Résistance aurait été déclenchée sur tout le territoire.

Au bout de trois jours de discussion, le maréchal accepta, à condition d'avoir l'accord de l'Angleterre et des États-Unis. Le réseau " Béarn ", auquel J'appartenais, prévint par la radio clandestine le général de Gaulle, qu' m'envoya André Le Troquer. Celui-ci, quoique hostile à ma solution, fit un rapport impartial et, plusieurs Jours après, je oignis un rapport écrit que le général de Gaulle, m'avait demandé. Je n'ai pu savoir pourquoi on n'y avait pas donné suite. "

M, Trochu raconte enfin comment, traqué par la Gestapo, il passa en Espagne, arriva à Alger où il ne put voir le général de Gaulle, puis fit campagne avec l'armée d'Italie et fut décoré sur le champ de bataille par le Chef du gouvernement provisoire. Il conclut que, nu moins jusqu'en août 1943, le maréchal était décidé à " retourner sa politique ", mais il ne sait pourquoi il ne l'a pas fait.

M. Pierre Bloch, juré. - Savez-vous que des démarches ont été faites par le cabinet du maréchal pour empêcher François Valentin, ancien président de la Légion des combattants, de défendre le général do Lattre ?

M. Trochu. - Je l'ignorais, mais, quand on dit " le cabinet du maréchal ", il faudrait savoir qui.

Le double jeu

M. Pierre Bloch. - Dans les déclarations que vous avez faites lors de votre arrivée a Alger, vous vous êtes montré très sévère pour le maréchal, qui refusait de venir en Afrique. Vous avez dit que personne ne croyait on France à la politique du double jeu.

M. Trochu. - C'est vrai pour ce dernier point, mais pour le reste je ne m'en souviens pas.

M. Dupré, Juré. - Qu'avez-vous pensé du maréchal quand il a déclaré qu'il marchait la main dans la main avec Laval ?

M. Trochu. - Mon sentiment a été absolument opposé à cette déclaration, mais Je ne croîs pas, en mon âme et conscience, que le maréchal ait trahi. Cela faisait partie de ce double Jeu que seul il avait le droit de pratiquer, comme chef d'État. Le, double Jeu est souvent un devoir, quand on discute avec une puissance qui vous tient à la gorge.

Le président. - Ces déclarations ne trompaient pas les Allemands, mais une partie de l'opinion française.

M. Trochu. - L'opinion française ne suivait pas, en dehors d'une bande dé lâches et de traîtres.

Le grand sorcier

M. Pierre Meunier, Juré. - Dans quelle mesure l'accusé est-il responsable de la poursuite des résistants et des maquisards par les policiers français ?

M. Trochu. - J'ai dit ce que je pensais du prétendu pouvoir dictatorial du maréchal. Un témoin a dit ici qu'il avait les pouvoirs d'un roi nègre. Or, en Afrl-que-Equatoriale, ce n'est pas le roi qui gouverne, surtout quand II est très vieux, mais le grand sorcier. Et le grand sorcier, il s est appelé Pierre Laval, puis Flandin qui était vraiment un très grand sorcier, puis Darlan, et il s'est appelé de nouveau Pierre Laval, qui, lui du moins, avait le physique de l'emploi, (Rires.)

La francisque

M. Perney, Juré. - Je voudrais demander au témoin si, ayant reçu la francisque des mains du maréchal, il la porterait encore aujourd'hui.

M. Trochu. - Le maréchal m'a, en effet, remis la francisque en me disant : " Vous vous êtes bien battu, vous aurez la première. " Cet insigne était destiné primitivement à être abondamment répandu dans Paris pour faire échec à celui de Doriot. Depuis, celle affaire a changé de sens. J'ai rendu ma francisque en décembre 1942, parce qu'on l'avait retirée à un de mes amis qui avait été arrêté au moment où il pasait en ?spagne.

M. Perney. - Ayant été depuis décoré par le général de Gaulle, feriez-vous état de la francisque si vous aviez à mettre des décorations ?

M. Trochu. - Si je croyais devoir la porter, ne pensez-vous pas que je l'aurais mise au revers de mon veston pour venir ici?