Il y a 100 ans ....
Le procès Pétain
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Pierre Laval dépose devant la Hante Cour

 

La onzième audience est ouverte a 13 h. 30.

Le président Mongibeaux Huissier, veuillez appeler le témoin Pierre Laval. Je préviens que je ne tolérerai aucune manifestation.

Encadré de gardes, Laval entre dans la salle, sous les éclairs de magnésium cl le feu des caméras. Il est voûté, le teint olivâtre, les joues creuses, les cheveux gris, l'air hagard, les yeux clignotants. Il passe devant MM. Paul Reynaud et Michel Clemenceau, assis au banc des témoins, puis à coté du maréchal assis dans son fauteuil, et s'avance au milieu du prétoire, tandis qu'un vif mouvement de curiosité parcourt l'assistance. Il décline son identité :

- Laval Pierre, né le 28 Juin 1883, à Chateldon.

Le président. - Je ne vous fais pas prêter serment ; Je vous entends à titre de simple renseignement. Vous allez répondre brièvement, sans discussion ni digression. Il ne s'agit pas de votre interrogatoire, mais du procès du maréchal. A quelle date ont commencé vos relations politiques avec le maréchal ?

Pierre Laval. - Probablement vers la fin de 1936.

Le président. - Ce n'est pas en 1934 ?

Pierre Laval. - En effet, dans le cabinet Doumergue, j'ai été ministre des colonies, puis des affaires étrangères ; ensuite, j'ai été président du conseil. Je Juttais obstinément contre la guerre que Je sentais venir et à laquelle nous menait la politique extérieure qu'on faisait chez nous. Je ne me suis jamais préoccupé des régimes intérieurs des autres pays. Notre pays était heureux. Il n'avait aucun sujet de conflit avec quiconque. On ne fait la guerre que pour se défendre Pierre Laval parle d'une voix sourde, Incertaine. Peu S peu, le ton se raffermit, s élève. Laval reprend un peu de son assurance.

Pierre Laval aux affaires étrangères

" Quand j'ai succédé à M. Barthou, j'ai trouvé deux dossiers : celui d'un accord avec la Russie et celui d'une ébauche d'accord avec l'Italie. Suivant la politique de mon prédécesseur, j'ai engagé les négociations avec les Soviets et avec l'Italie.

Avec cette dernière, deux questions importantes : la première, seule connue du public, les litiges en Afrique. Je cite de mémoire. J'ai concédé le Tibesti : 114.000 kilomètres carrés, mais sans un habitant et sans un arbre. Je rappelle qu'en 1928 notre ambassadeur, M. de Beaumarchais, avait proposé des concessions beaucoup plus avantageuses pour Italie. Nous étions très gènes par les privilèges des Italiens en Tunisie. On peut mesurer les sacrifices du gouvernement italien lorsqu'il les a abandonnes. La Tunisie était pour l'Italie comme l'Alsace et la Lorraine pour la France. Qu'avais-je donné en échange ? J'avais donné des privilèges économiques sur l'Abyssinie.

Le président. - Je m'excuse de vous interrompre.

Pierre Laval. - Je ne poursuis pas ma démonstration... " Vous avez, en Abyssinie, les mains libres, al-je dit 4 Mussolini, n'en abusez pas. " Il a fait la guerre malgré mes conseils. J'avais fait d'autres choses à Rome : des accords militaires secrets signes par le général Gamelin et le général Badoglio. Dans un but précis d'avoir à nous défendre. Italiens et Français, contre une agression éventuelle de l'Allemagne contre l'Autriche. C'était la possibilité, pour nous, de bénéficier de tout l'effort militaire de l'Italie.

Les sanctions sont venues. L'anti-fascisme, je le déplore, a été plus fort que l'amour de la paix. Quand J'avais trouvé un accord avec Samuel Hoare sur l'Ethiopie, je me suis heurté aux passions politiques. Sir Samuel Hoare a déclaré ne pouvoir dire certaines choses. Je cherchai vainement ce que ce pouvait être. Etait-ce qu'en Angleterre Baldwin n'était pas au courant ? Je ne le crois pas.

Avait-il reçu un avis du roi ? J'étais à Genève. M. Eden dit que le prince de Galles voulait me voir. J'eus un entretien avec lui a l'ambassade d'Angleterre, a Paris, Je lui expliquai que la guerre pouvait sortir de l'affaire d Ethiopie et je n'avais qu'une obsession ; maintenir la paix.

Ce que Sir Samuel Hoare ne pouvait dire était peut-être qu'il avait reçu du roi le conseil de chercher avec mol une solution. L'accord avec l'Italie établi, je voulais en chercher un avec l'Allemagne. L'antifascisme était plus fort que l'amour de la paix,

Je rappelle que j'avais les pleine pouvoirs qui expiraient le 31 octobre. J'avais proposé leur prorogation. On ne l'a pas permis. On approuvait ma politique financière, mais on n'était pas d'accord, unanimement, pour approuver ma politique extérieure. Je suis contre la guerre même victorieuse. Elle ne pale pas. On perd toujours. J'ai le respect de la vie humaine. (Murmures.)

Donc, je m'en vois. Mussolini veut maintenir de bons rapports avec nous. Il charge Malvy de dire ? M. Léon Blum qu'il veut s'entendre avec lui. On a cependant brisé l'entente avec l'Italie et Mussolini est devenu l'ami de Hitler. J'ai compris que tout était perdu et ce fut l'Anschluss.

Dès lors la guerre devenait inévitable. Après on a essayé de faire la chaîne. C'est avant qu'il fallait le faire. Il avait été convenu entre nous et les Anglais que ni nous ni eux n'aborderions séparément les Allemande. Aussi, quand j'appris que la Grande-Bretagne venait de conclure sans nous prévenir un accord avec le Reich...

Le président. - Je vous rappelle de nouveau à la question. Il s'agit du cas Pétain.

Pierre Laval. - J'appelai l'ambassadeur d'Angleterre (bruit) ... mais, messieurs, il faut bien que je rappelle quelle était la situation au moment où vont commencer mes rapports avec le maréchal.

Il m'est d'ailleurs difficile de répondre, monsieur le président, car je ne sais ce qui s'est dit ici jusqu'à maintenant. J'étais absent, je n'avais pas les journaux. (Murmures.) En tout cas ce que je dis est de nature à intéresser les Français, (Bruit.)

Il n'y a aucune impertinence dans ce que je dis. Ce n'est ni dans mes habitudes, ni dans mon tempérament. Monsieur le président, puis-je vous demander de me faire donner un verre d'eau ? (Mouvement.)

A la demande du président, un huissier apporte une bouteille d'eau de Vichy dont il offre un verre à Pierre Laval qui reprend alors :

J'ai pensé que le maréchal pourrait renforcer notre position sur tous les plans. J'avais le souci de tout tenter pour empêcher le pire, et j'ai pensé que le maréchal pourrait remettre de l'ordre dans nos affaires. Je l'ai dit alors, on le savait et ce n'était pas un complot. Je voyais peu souvent le maréchal...

Le président. - Mais à quel moment êtes-vous entré en relation politique avec le maréchal ?

Pierre Laval. - Au moment du ministère Doumergue. Mais M. Doumergue était bien vivant et il ne fut Jamais question qu'il prit sa succession.

Le président. - Et après ?

Pierre Laval. - Relations peu fréquentes. Nous échangions des propos que tout Français aurait pu entendre.

Le président. - Et lors de l'ambassade en Espagne ?

Pierre Laval. - Je n'ai pas vu le maréchal lorsqu'il est part pour l'Espagne ; Je ne lui ai Jamais écrit et il ne m'a jamais écrit.

Le président. - Mais M. Lamarle, M, Loustauneau-Lacau..,

Pierre Laval. - Je ne connais pas M. Lamarle. J'ai vu M. Loustauneau-Lacau, je serais incapable de vous dire quels propos nous avons échangés.

Le président. - Vous auriez proposé la constitution d'un ministère que le maréchal aurait présidé, débarrassant celui-ci du tout-venant.

Pierre Laval, - Je ne me souviens pas. En tout cas, cela n'a aucun intérêt. SI je lui ai dit que je verrais très bien le maréchal à la tête d'un gouvernement, ç'aurait été l'expression de ma conviction. Mais Je ne lui ai pas dit que J'avais l'Intention de former un cabinet avec le maréchal. Je ne peux pas inventer, devant vous, un roman qu'il me faudrait forger de toutes pièces.

La période de l'armistice

Le président. - Nous arrivons à la période cruciale, celle de l'armistice, vous avez joué, là, un rôle prépondérant. Vous étiez dans la coulisse.

Pierre Laval. - J'étais parlementaire. A Bordeaux, la préoccupation prédominante était la conclusion d'un armistice. N'habitant pas Bordeaux, j'avais demandé à M. Marquet un petit bureau.

Le président. - Parlez-nous des démarches faites par des parlementaires pour éviter le départ du président de la République pour l'Afrique.

Pierre Laval. - Je n'ai connu ces détails que comme sénateur. Je n'étais pas au gouvernement, mais j'étais de ceux qui pensaient que le gouvernement devait rester en France, et je ne croyais pas qu'une tentative de prolongation de la guerre en Afrique eût une chance de réussir. J'ai dit qu'on ne défendait pas un pays en le quittant. Ce sont des députés et des sénateurs qui ont demandé qu'une délégation allât auprès du président de la République. Je n'ai fait que parler en leur nom. D'ailleurs, 90 0/0 des parlementaires étaient pour le maintien du gouvernement en France.

Le président, - D'où venait cette impréparation?

Pierre Laval. - Le Parlement a toujours voté les crédits.

Le président. - Revenons au procès Pétain, pierre Laval. - C'est un peu le mien.

Le président. - Ce sera bientôt, sans doute, le vôtre. Ces crédits dont vous venez de parier, le maréchal Pétain, au conseil supérieur de la guerre, ne pouvait-il agir de façon à en assurer une meilleure et plus rapide utilisation ?

Pierre Laval. - Faire retomber sur le maréchal la mauvaise utilisation des crédits, cela me parait énorme. Je ne suis pas chargé de défendre le maréchal, mais tout de même...

Le maréchal Pétain. - J'ai quitté toutes mes fonctions en 1931 parce que j'avais 75 ans.

Le président. - Parlez-nous maintenant de l'arrivée au pouvoir du maréchal Pétain à Bordeaux en juin 1940 et de ce qui s'en est suivi, notamment à Vichy lors du vote de l'Assemblée.

Pierre Laval. - Je suis un peu gêné pour vous répondre, car toutes mes notes ont été saisies et se trouvent actuelement entre les mains du Juge d'instruction. L'Assemblée nationale s'est réunie après de nombreuses consultations préalables de sénateurs et de députés et notamment en séance secrète dans la matinée du 10 Juillet. J'ai refusé de donner à la cour de Riom le compte-rendu sténographié de celte séance. Il est dans ma valise que le Juge d'instruction a saisie. C'est au cours de cette séance que l'on a pu confronter les diverses opinions : une-commission de 80 membres s'est réunie et c'est su rie rapoprt de M. Roivin-Champeaux que la loi du 10 juillet a été votée. Remarquez que le maréchal Pétain tenait ses pouvoirs de gestion de la République d'une loi de 1939 qui organisait le pouvoir en l'absence des Chambres. Le vote de l'Assemlbée n'ajoutait que le pouvoir constituant.

Le président. - Y a-t-il eu coup d'État ? A-t-il été fait par le maréchal seul ?

Pierre Laval. - Je n'ai Jamais fait de coup d'État.

Le président. - Celte opération politique si vous voulez.

Pierre Laval. - J'ai le souvenir qu'il était dans ma volonté et dans mes intentions qu'aucune atteinte ne soit portée à la République. Ceci explique mon attitude future; car, enfin, si mon intérêt et mon égoïsme m'invitaient à partir, mon devoir m'obligeait à rester. Si j'avais voulu faire un coup d'État, Je n'aurais pas mis le mot " République " dans le texte que j'ai voté.

Le président. - Le maréchal était-il d'accord avec vous ?

Pierre Laval. - Le maréchal était si peu d'accord avec moi que c'est moi-même qui al modifié le texte et qui lui ai déclaré que je n'irais devant l'Assemblée que s'il me remettait une lettre m'autorisant à parler en son nom. Vous dire que le maréchal était au courant de toutes les discussions, évidemment non. Il m'a fait confiance pour faire accepter un texte que j'ai d'ailleurs modifié sur les deux points : " République " et les mois " ratifiée par la nation " au lieu de " ratifiée par les assemblées ".