Il y a 100 ans ....
Le procès Pétain
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DÉPOSITION DE M. LOUIS MARIN

Le cinquième témoin à charge, M. Louis Marin. 74 ans, député de Nancy, est introduit et prête serment.

L'accord du 28 mars 1940

Il a fait partie du cabinet Paul Reynaud, du 10 mai au 17 juin 1940, et, à ce titre, indique que l'accord du 28 mars, par lequel la France et la Grande-Bretagne s'engageaient mutuellement à ne négocier ni conclure d'armistice ou de traité de paix si ce n'était de leur commun accord, a été au centre de toutes les délibérations gouvernementales, du 12 au 17 juin. Cet accord était clair et il a fallu l'abaissement actuel des consciences pour le discuter. En 1914 on ne discutait pas des engagements de ce genre. Eu 1939-1940, de tous les pays envahis, aucun ne s'y est soustrait - sauf nous.

M. Louis Marin revient sur les incidents des divers conseils des ministres qui ont déjà été évoqués par MM. Paul Reynaud, Daladier et Albert Lebrun; il montre MM. Campinchi, Louis Rollin, Tellier et d'autres ministres, fidèles, comme M. Reynaud, à l'accord, tandis que le maréchal et M. Prouvost se prononcent pour l'armistice. Du début jusqu'à la fin de cette crise de l'armistice, cette question morale, celle de l'honneur de la France, s'est trouvée posée.

On a dit que l'Angleterre ne nous avait pas apporté un appui suffisant. Mais, lorsque l'accord avait été signé, la guerre durait depuis sept mois, et l'on devait connaître la contribution britannique, et, quand M. Paul Reynaud est revenu de Londres, il fut approuvé par les deux Chambres quasi unanimes. Ceux qui ont signé l'armistice ont donc trahi la parole de la France.

Armistice ou capitulation

Une seconde question, qui a été débattue dans ces conseils de ministres, c'est : armistice ou capitulation.

L'armistice, affaire de gouvernement, engage toute la France, tout l'avenir de la France.

La capitulation intéresse les troupes et est affaire du commandement militaire; elle peut n'être que locale et temporaire.

Cette différence saute aux yeux si l'on songe que signer un armistice avec un homme comme Hitler, c'était se voir sûrement imposer comme première condition le désarmement total de la France, donc la servitude.

On pouvait envisager une ou des capitulations pour épargner à des unités un massacre inutile. Mais Weygand objecta que l'honneur de l'armée s'y opposait M. Paul Reynaud invoqua l'exemple du gouvernement hollandais, qui avait donne à son armée l'autorisation de capituler. Il proposa cette solution, Weygand la repoussa. Qu'avait-il donc dans l'esprit pour vouloir à tout prix charger le gouvernement de la responsabilité d'un armistice ?

La proposition Chautemps

Troisième question : la proposition Chautemps :

" Nous ne demandons pas l'armistice : nous voudrions seulement connaître quelles seraient les conditions des Allemands, " Pensait-on vraiment que Hitler allait nous confier ses conditions ! Ce système singulier rencontra l'adhésion de ceux des ministres qui cherchaient à tricher avec l'accord du 28 mars. Ce sont eux et leur chef, l'accusé, qui, dès qu'ils furent au pouvoir, quelques heures plus tard, demandèrent l'armistice pur et simple.

Le départ pour l'Afrique du Nord

Quatrième question : le départ pour l'Afrique du Nord. Dès le début, l'accusé avait déclaré qu'il ne quitterait jamais la France. Or, le premier devoir d'un gouvernement, c'est de se mettre à l'abri pour sauvegarder sa liberté afin de mieux défendre le pays. Combien de gouvernements étrangers ne nous avaient-ils pas donné cet exemple ! Pourquoi l'accusé ne voulait-il pas quitter le pays ? Parce que, du jour où le gouvernement serait parti, il n'aurait plus été question d'armistice; la guerre continuerait.

Quant à la proposition d'envoyer en Afrique du Nord une partie du gouvernement et, sur le Massilia, les parlementaires, c'était un véritable guet-apens destiné à écarter les gêneurs. Dans ces conseils des ministres, l'accusé parlait peu. C'est -un homme redoutable, tenace et rusé. Il faisait parler ses " factotums ", M. Bouthillier, par exemple.

Nous a-t-on donné alors des raisons d'ordre militaire en faveur de cet armistice qu'il réclamait ? Jamais, jusqu'au jour où, à Bordeaux, Weygand nous a appris que l'armée était coupée en trois morceaux. Les chefs militaires n'apportaient que des affirmations, et Weygand répétait que, s'il n'y avait plus d'armée, l'ordre ne pourrait être maintenu - et ce fut la fausse nouvelle de Thorez installé à l'Élysée.

Lutter jusqu'au bout

Au lieu de s'attacher à battre l'ennemi, les militaires et les ministres qui marchaient avec eux ne songeaient qu'à éliminer les adversaires de l'armistice afin de prendre le pouvoir. L'un d'eux, M. Pomaret, déclarait, dès l'arrivée à Bordeaux : " On nous a dit de lutter jusqu'au bout. Eh bien ! le bout, nous y sommes. "

En 1914, après Charleroi et Morhange, Joffre a-t-il dit qu'il était " au bout "? Et Galliéni, quand les Allemands étaient aux portes de Paris ? Et Foch à Doullens ? La Constitution de 1793 interdisait au gouvernement de faire la paix avec un ennemi occupant une partie du territoire et édictait la peine de mort contre quiconque parlerait de traiter avec un ennemi qui n'aurait pas préalablement reconnu l'indépendance et la sécurité de la nation, son indivisibilité et son unité.

Et nous pouvions continuer la guerre, avec notre flotte intacte, notre empire intact où aucune défection ne se serait produite.

Pour excuser l'armistice, on a dit que notre armée était en déliquescence, alors que, de tous côtés, des éléments continuaient à se battre, réclamaient des guides et des ordres; dans la ligne Maginot, certains se battaient encore après l'armistice. It y avait du matériel, dont on pouvait envoyer une partie en Afrique du Nord. -

On a dit aussi que le peuple voulait l'armistice. Le témoin le conteste. Le peuple a été " assommé " par cette nouvelle.

Majorité et minorité

Et même au sein du gouvernement la majorité ne voulait pas l'armistice, malgré ce qu'on a prétendu. Il est infiniment, regrettable qu'au conseil des ministres de Bordeaux on n'ait pas voté sur un point aussi décisif. Ceux que Chautemps avait d'abord ébranlés s'étaient ressaisis. M. Louis Marin estime que dix ministres seulement auraient voté pour l'armistice et quatorze contre, et il en voit la preuve dans le fait que ces dix entrèrent dans le cabinet Pétain. Sur les quatorze, trois sont morts : MM. Mandel, Tellier et Campinchi. Les autres sont vivants et ont déposé devant la commission d'instruction,

M. Paul Reynaud a dit : " Je ne pouvais plus gouverner avec un cabinet aussi divisé. " Mais qu'on ne vienne pas dire que la majorité était devenue minorité !

La majorité étant contre l'armistice, le nouveau gouvernement était entaché d'illégalité ou résultait d'un coup de force. S'il avait été sûr d'avoir la majorité, l'accusé aurait réclamé un vote. Au lieu de cela, il a offert sa démission.

En définitive, M. Louis Marin considère que l'armistice est le premier crime, qu'il est à l'origine de nos malheurs et que, dans le procès, il prime les autres questions.

" L'illégalité de Vichy

Cela dit, le témoin passe à ce qui s'est fait à Vichy. Dès le 12 juillet, c'est l'illégalité la plus complète, car les actes constitutionnels auraient dû être ratifiés par la nation avant d'être appliqués. C'est la dictature la plus absolue, alors que ce gouvernement n'avait que le pouvoir constituant. Quatre ans après, pas une ligne de la nouvelle Constitution n'avait été publiée, ce qui prouve l'intention avec laquelle l'accuse avait pris le pouvoir.

Après l'arrivée des Allemands, il délègue ses pouvoirs à Laval, ce dent il n'avait pas le droit.

Ces illégalités ont entraîné tous les malheurs, tous les crimes extérieurs et intérieurs, toutes les abominations.

" En évoquant ces choses, conclut M. Louis Marin, on éprouve une tristesse profonde; mais, comme l'a dit M. Daladier, les considérations sentimentales, les considérations d'âge ne doivent pas compter devant la justice exemplaire qui, seule, permettra le renouveau du patriotisme et celui du pays. "

14 contre 10 et 13 contre 6

Le bâtonnier Payen. - M. Louis Marin a dit qu'au conseil des ministres il y avait une majorité contre l'armistice. Est-ce l'avis de M. Paul Reynaud?

L'ancien président du conseil revient à la barre. Il rappelle et maintient ce qu'il a dit dans sa déposition sur les conditions dans lesquelles il a démissionné. Comme lui, M. Lebrun avait estimé qu'il y avait une majorité en faveur de l'armistice.

Me Isorni. - Cette liste de treize ministres pour et de six- ministres contre l'armistice, que vous aviez dressée...

M. Paul Reynaud. - Il s'agit d'un autre conseil des ministres, celui de l'opération Chautemps, le 15 juin. Le 16 juin la différence était peut-être moins grande, mais ce n'était pas la question. Il fallait un gouvernement unanime.

M. Louis Marin. - Je maintiens mes chiffres et je conteste aussi les chiffres : treize contre six. (Rires.)

Me Isorni. - Vous avez parlé de 14 contre 10, ce qui fait 24 ministres ; 13 et 6 ne font pas 24. (Nouveaux rires.)

Le procureur général Mornet. - Le moins qu'on puisse dire, c'est que la situation était confuse. Au reste, le procès actuel, c'est le procès de ceux qui ont finalement imposé l'armistice.

M. Stibbe, juré. - Dans le livre qu'a publié M. Kammerer, on lit que, d'après M. Pomaret, il y aurait eu 15 Ministres contre et 12 ministres pour l'armistice.

M. Paul Reynaud. - Il y a beaucoup d'erreurs dans ce livre et c'est naturel.

M. Louis Marin.- Pour savoir ceux des ministres qui étaient pour ou contre, il n'y a qu'à les interroger,

Me Isorni - Ils ont tous été entendus et ont tous déclaré qu'ils avaient été hostiles à l'armistice (Rires.)