Il y a 100 ans ....
Le procès Pétain
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M. Paul Reynaud, terminant sa déposition, évoque les journées de l'armistice M. EDOUARD DALADIER DÉPOSE A SON TOUR

 

Au Parlement, M. Paul Reynaud était connu comme un " debater " redoutable. Les éprouvée qu'il a traversées depuis cinq ans n'ont pas atteint son talent. Les avocats du maréchal Pétain en ont fait hier l'expérience.

Dans la dernière partie de sa déposition, l'ancien président du conseil avait présenté un ensemble de faits tendant à prouver ce qu'il appelle " le complot monté par l'accusé pour s'emparer du pouvoir grâce à l'armistice ", faite dont le rapprochement et l'enchaînement étaient de nature à impressionner la Haute Cour de justice.

La défense a voulu, tout de suite, réagir là contre. Tour à tour, le bâtonnier Payen, Mes Isorni et Lemaire se sont attaquée au témoin. Ils se sont efforcés de le prendre en défaut sur des déclarations, des dates, des textes, des conversations téléphoniques, de l'amener à se contredire. La capitulation du roi des Belges et l'affaire Corap ont été évoquées.

Au fur et à mesure de leurs interventions, l'atmosphère s'échauffait. Mais, avec un calme parfait, M. Paul Reynaud, servi par une mémoire étonnante, répliquait, parfois ironiquement, toujours opportunément.

La Cour, du reste, s'impatientait. Faisait-on le procès du maréchal ou celui de M. Paul Reynaud ? Elle finit par s'indigner quand Me Lemaire parut comparer certaine attitude de l'accusé avec les titres que les " résistante " peuvent invoquer.

Après cette passe d'armes, qui s'est terminée, au milieu de l'émotion générale, par le rappel de l'assassinat de Georges Mandel, on ne peut dire que la défense ait lieu de se féliciter d'avoir prie à partie M. Paul Reynaud.

M. Edouard Daladier a ensuite commencé sa déposition. Ses traits se sont creusés, son expression s'est assombrie. Mais, dès qu'il parle, sa figure s'anime ; il souligne chacune de ses phrases de gestes énergiques ; sa voix encore remplit la salle d'audience. On retrouve le tribun de Jadis.

Il parle de l'avant-guerre, du réarmement de l'Allemagne, puis de la " drôle de guerre ", de l'armée, des fortifications, des fabrications d'armement. Peu de choses sur le maréchal. Il ne sait presque rien sur la Cagoule.

Désormais silencieux, le maréchal assiste, impassible, aux débats, ne sortant de son immobilité que pour se plaindre de la chaleur et demander une suspension d'audience.

Le Monde de 26 juillet 45

 

3e audience
M. DALADIER TERMINE SA DÉPOSITION

 

Après avoir été - ainsi que nous l'avons indiqué hier - l'objet de nombreuses questions de la part des jurés, M. Edouard Daladier est prié par la défense de s'expliquer sur plusieurs points.

Me Isorni. - Parmi les griefs retenus contre le maréchal figure la lutte contre les communistes. Dans quelles conditions avez-vous été amené à prendre le décret du 26 septembre 1939, que le maréchal n'a fait qu'appliquer jusqu'au 16 août 1941 ?

M. Daladier. - Sur la proposition du ministre de l'intérieur et parce qu'à la suite du pacte germano-russe et de l'invasion par les Russes de la Pologne vaincue, il y avait en France une agitation de nature à compromettre la défense nationale. J'ai dissous le parti communiste et poursuivi ses représentants qui réclamaient la paix immédiate. Mais je reconnais qu'à partir d'une certaine période, et surtout à partir de l'entrée en guerre de la Russie, les communistes ont pris leur place dans le combat national, avec courage et souvent avec héroïsme.

Le procureur général Mornet. - L'accusation ne relève pas, contre le maréchal, le grief d'avoir persécuté spécialement les communistes en tant que parti, mais d'avoir persécuté des patriotes et des résistants, en invoquant le danger communiste.

Me Isorni. - M. Daladier a rendu un juste hommage à la cour de Riom, qui avait refusé d'envisager la responsabilité du gouvernement français dans la guerre. Le gouvernement était représenté par le procureur général Cassagneau : or celui-ci n'a fait que se conformer aux consignes du maréchal.

M. Daladier. - C'est pourtant ce même maréchal qui, s'acharnant, a pris ensuite un décret ordonnant un supplément d'information sur la responsabilité de la guerre.

Me Isorni. - C'était un moyen de noyer l'affaire) et elle n'a pas eu lieu.

Le président Mongibeaux. - Un de ces mensonges qui nous ont fait tant de mal !...

Me Isorni. - Donc il y a eu non-lieu à Riom sur la responsabilité de la guerre. Or, M. Billoux, ministre en exercice, vous accuse d'être l'un des responsables de la guerre et de la défaite.

Le président. - Il n'est peut-être pas indispensable de jeter dans le débat le nom...

M. Poupon, juré. - Vous cherchez un procès anticommuniste.

Me Isorni. - M. Billoux a demandé à être entendu comme témoin à charge contre vous.

M. Daladier. - Il y a aussi MM. Midol et Coste qui m'accusent.

Me Isorni. - Il est paradoxal de voir le maréchal en prison parce qu'il aurait pensé de vous la même chose qu'un homme qui est maintenant ministre. Vous aviez fait mettre en prison M. Billoux; le maréchal vous a fait mettre en prison ; le gouvernement dont fait partie M. Billoux fait mettre en prison le maréchal. Cela ne vous laisse-t-il pas sceptique sur la justice en matière politique ? (Rires.)

Le procureur général. - Je ne connais pas de justice en matière politique. L'accusation n'est pas l'œuvre du gouvernement, mais la mienne.

M. Daladier. - En tout cas, si j'ai pu commettre des erreurs, je suis toujours demeuré sur la route du patriotisme.

Me Isorni adresse alors à M. Daladier la question qu'il a posée la veille à M. Paul Reynaud : celle de l'offre d'un condominium sur la Tunisie et l'A.-E. F. faite à l'Italie à la veille de son entrée en guerre.

M. Daladier. - Jamais il n'a été question d'une telle offre. Il y a eu une note remise le 31 mai 1940 à M. Guariglia, ambassadeur d'Italie : il y était fait appel à la solidarité des peuples latins et il y avait l'offre de faire les concessions qui se révéleraient possibles au cours de négociations. La France s'y affirmait en outre fidèle à la Grande-Bretagne. Et ce qui prouve la vérité de ce que je dis, c'est que Mussolini repoussa toute négociation, " la note française ne contenant aucune proposition précise "

DÉPOSITION DE M. ALBERT LEBRUN

Le troisième témoin cité par l'accusation, M. Albert Lebrun, introduit par l'avocat général Carrive, décline ses noms, prénoms, âge (73 ans) et prête serment.

Dans la première partie de sa déposition, l'ancien président de la République retrace les événements depuis le 18 mal 1940, date de l'entrée du maréchal dans le cabinet Paul Reynaud, jusqu'à l'installation du gouvernement à Vichy : la nomination de Weygand, la ruée des panzer, les comités de guerre, conseils suprêmes et conseils des ministres à Cangé, Briare et Tours, la proposition de demande d'armistice faite par Weygand et appuyée par Pétain, le repli sur Bordeaux, le projet de départ pour l'Afrique du Nord - dont M. Lebrun était partisan, - les conversations avec le gouvernement britannique, la proposition Chautemps qui amène un renversement de la majorité au sein du cabinet - il n'y a pas eu de vote, car on ne vote pas en conseil des ministres, - la démission de M. Paul Reynaud, que le témoin avait toujours soutenu, l'appel au maréchal sur le conseil de M. Paul Reynaud, la liste de ministres toute prête que Pétain tira aussitôt de sa poche, son refus catégorique de quitter la France, les négociations d'armistice, etc...

M. Albert Lebrun confirme toutes les indications qui ont été fournies la veille par M. Paul Reynaud. En passant, il signale qu'il était loin d'être au courant de tout.

" Ceux d'entre vous qui ont lu l'Histoire de l'autre guerre de Raymond Poincaré volent sous quel régime, souvent, était placé le président de la République. Je dis " était ", parce que j'espère que, dans les projets de Constitution nouvelle, on pourra faire au chef de l'État une place un peu plus en rapport avec les pouvoirs qu'on lui octroie ".

Le témoin apporte ensuite l'entrevue qu'il eut avec Laval et plusieurs parlementaires, Laval lui reprochant, en termes violents et incorrects, de vouloir quitter la France. Puis c'est la conclusion de l'armistice, aux clauses duquel sont obtenus quelques adoucissements, et où le conseil ne trouve rien de déshonorant. Enfin, c'est le départ pour Vichy.

L'Assemblée nationale

" Là commence le travail de Laval. Le 7 juillet, trois parlementaires viennent me demander de démissionner, disant que ce serait plus honorable pour moi de partir avant, que cela faciliterait bien des choses, qu'une division venait d'être reconstituée à Clermont, qu'il fallait faire attention. Je refusai : seule, l'Assemblée nationale pouvait me retirer les pouvoirs qu'elle m avait donnés. Le 9, les deux Chambres décident, à la quasi-unanimité, qu'il y a lieu de réviser la Constitution et le 10, c'est le vote de l'Assemblée nationale, après un exposé des motifs très court, qui ne dit rien, et un discours de Laval, qui n'apprend rien non plus.

Le lendemain je reçois la visite du maréchal Pétain. Je le revois toujours entrant dans mon cabinet. " Monsieur le président, me dit-il, le moment pénible est arrivé ; vous avez toujours bien servi le pays, vous partez ; l'Assemblée national a créé une situation nouvelle. D'ailleurs je ne suis pas votre successeur ; un régime nouveau commence. "

" Et moi de lui répondre : " Monsieur le maréchal, soyez sans souci pour moi. Toute ma vie, j'ai été un serviteur du pays. J'ai obéi à la loi, même si elle n'avait pas mon adhésion morale. Aujourd'hui, je constate que l'Assemblée nationale a prononcé : je me soumets." " Je n'ai jamais considéré, messieurs, que mon effacement a été le résultat d'une menace ou de n'importe quoi de ce genre, mais comme étant le résultat du vote de l'Assemblée nationale. Que disait en effet la loi nouvelle ? " Donne tous pouvoirs au gouvernement de la République, sous l'autorité et la signature du maréchal Pétain, pour... etc. " " On m'enlevait donc la signature, office essentiel du président de la République, de la loi qui allait être la Constitution future. J'ai pensé que c'était là une façon indirecte de me dire que je n'avais plus de place dans les pouvoirs publics. Je fus confirmé dans cette opinion par la démarche qu'avaient faite près de moi lés trois parlementaires, par " l'amendement des sénateurs anciens combattants " et par le fait que la loi votée disait " le maréchal Pétain " tout court, alors que, dans le projet, il était question du " maréchal Pétain, chef du gouvernement ". Je partis et aucun de mes anciens collègues ne me dit ; vous deviez rester. "

Retiré à Vizille, le témoin n'a plus aucun contact avec Vichy. Et le jour arrive où la Gestapo l'enlève, " avec une bestialité qui dépasse toute mesure "

La loi du 10 juillet 1940

Dans le camp allemand où il fut conduit, M. Lebrun revenait sans cesse par la pensée sur ces mois terribles de mai, juin et juillet 1940, et cherchait le sens exact de la loi du 10 juillet que n'éclairaient ni les travaux préparatoires, ni l'exposé des motifs, ni la discussion.

De toutes les hypothèses qu'il envisagea, celle-ci lui parut la vraie : les lois de 1875 étaient suspendues et non abrogées et, on attendant les nouvelles qui ne pouvaient être approuvées par la nation tant que durerait l'occupation, le gouvernement devait agir.

- Là intervinrent les actes constitutionnels. Ils devaient se rapprocher autant que possible de la législation de la veille afin de ne pas troubler l'harmonie des pouvoirs et qu'on ne pût accuser le gouvernement de sortir de la règle qui lui avait été fixée. Les Chambres devaient durer : l'exposé des motifs le disait et Laval l'avait répété. Or elles ont été mises en sommeil, puis leurs bureaux supprimés. La République disparut. Et les trois pouvoirs furent confondus, ce qui ne peut se concevoir surtout pour la judiciaire. Je me montre donc très sévère pour l'application qui a été faite de loi du 10 juillet.

" La soirée que j'ai passée à Vichy, j'ai vu venir 6 moi le maréchal et M. Laval. C'est la première fois que M. Laval me parlait de ses projets, de la future loi de Constitution, etc... Je l'ai accueilli froidement en lui disant : " Nous verrons, préparez les textes, nous en discuterons. "

" Le maréchal était à son côté. Pas un mot, par une explication. Rien.

" Quelques jours après, le maréchal étant à mon cabinet, je dis : " Mais, monsieur le président, je voudrais bien avoir de votre bouche des renseignements sur ce qui se prépare. Le président de la République ne doit pas être le dernier à le connaître. " Le maréchal me répondit : " C'est vrai, mais je ne suis pas très au courant. Faites donc venir M. Laval. Il vous donnera toutes les explications nécessaires. "

Les " erreurs " du maréchal

" Bref, le maréchal et son gouvernement ont commis une première erreur : ils ont cru à la victoire de l'Allemagne et Laval l'a même souhaitée. Ne tenait-on donc aucun compte de l'Angleterre, des États-Unis et du conflit inévitable entre l'U.R.S.S. et l'Allemagne ?

" Deuxième erreur : le maréchal a cru que le prestige de ses étoiles lui permettrait de défendre le pays contre l'occupant. Penser que Hitler aurait des sentiments d'humanité !

" Alors, au lieu de résister, on a cédé, on a même couvert. Pour moi, la question la plus grave, c'était celle d'Alsace et de Lorraine. Lu convention d'armistice est muette sur ce point. Or les poteaux frontières sont relevés, les fonctionnaires français chassés, on expulse et on déporte la population, on enrôle de force les jeunes gens. C'était cela l'armistice dans l'honneur et la dignité ! Il eût fallu une protestation violente, à la face du monde. Il paraît qu'il y en a eu une, qui est restée secrète. C'est comme si elle n'avait pas eu lieu. Et Vichy interdisait aux représentants d'Alsace et de Lorraine de tenter quoi que ce soit.

" Même attitude à l'égard des mesures de famine imposées à la France. Mieux, les fonctionnaires étaient à la disposition de l'occupant.

" Même attitude à l'égard des déportations. Et, chose effroyable, on voit la milice associée à la Wehrmacht dans la répression de la résistance.

" Protester, cela aurait évidemment conduit le maréchal dans les geôles allemandes et non à Sigmaringen. Mais le calme de la conscience, cela aurait été beau. Et le maréchal ne serait pas ici aujourd'hui. "

" Tomber si bas ! "

" Je ne puis pas ne pas dire l'infinie tristesse, la détresse profonde où se trouve aujourd'hui l'ancien chef d'État de voir dans cette situation misérable un homme, un maréchal de France, que j'avais vu au faite de l'honneur et de la gloire.

" Je l'avais vu, en effet, à l'automne de 1918, lorsqu'il recevait des mains de Raymond Poincaré son bâton de maréchal, sur l'esplanade de ma chère cité messine, au pied de la statue du brave des braves, le maréchal Ney, son ancêtre, et entouré d'une garde d'honneur formée par les chefs de toutes les armées alliées d'alors.

" Je l'avais vu aussi, au 14 juillet de la victoire, descendant triomphalement l'avenue des Champs-Élysées, à côté et sur le même rang que Joffre et Foch, et formant avec eux le groupe de nos trois maréchaux victorieux dé la grande guerre.

" Je l'avais vu encore, à Belgrade, où je représentais la France aux obsèques du roi Alexandre Ier de Yougoslavie, alors que montaient vers lui, dans un sentiment unanime d'admiration et de respect, les regards de tous ces délégués venus de toute l'Europe.

- Être monté si haut ! Être tombé si bas ! Quel sort funeste et diabolique s'est attaché à ses pas ! Quelles erreurs ont faussé son jugement ! Quelles mauvaises passions ont troublé son âme de soldat ! Je vous le dis tout net : ce sont des questions auxquelles je n'ai pas pu encore répondre pour ma gouverne personnelle. "

Le président. - Je dois me faire l'interprète de la Cour, et même de la défense, en vous remerciant de la déposition si noble, si mesurée, si objective et, je dirai, si humaine que vous venez de prononcer.

M. Albert Lebrun va maintenant répondre à de nombreuses questions.

Le maréchal parle

Mais, auparavant, un juré, M. Pierre Bloch, estime - car on est au cœur de l'accusation du complot contre la République - qu'il est indispensable de demander à l'accusé depuis combien de temps il avait cette liste ministérielle qu'il présenta à M. Lebrun lorsqu’à Bordeaux celui-ci le chargea de former le gouvernement.

Le président. - Accusé, levez-vous. (Le maréchal ne bouge pas.) Veuillez faire lever l'accusé. (Le garde qui est assis à côté du maréchal semble ne pas comprendre que c'est à lui que s'adresse cet ordre.)

Le bâtonnier Payen. - Vous savez bien que le maréchal est sourd.

(Le bâtonnier répète la question à l'oreille du maréchal.)

L'accusé. - D'abord, j'ai pu réfléchir à quelques noms, mais le liste que j'avais dans ma poche n'était pas celle qui a été réalisée.

Les conditions d'armistice

Cet incident terminé, M. Stibbe, juré, demande s'il y avait des clauses secrètes dans la convention d'armistice.

M. Albert Lebrun. - Aucune. Il n'y avait rien sur l'Alsace et la Lorraine et, à cet égard, j'indique que le maréchal Keltel avait admis que toute la France serait traitée de la même façon.

M. Jammy Schmidt, juré, demande que le général Doyen, qui présida la délégation française à la commission de Wicsbaden et qui fut ensuite, mis en prison par Vichy, vienne dire à la Cour ce qu'il sait sur les intentions qu'avait l'Allemagne d'aggraver de façon effroyable les clauses de l'armistice.

Le docteur Por'cher, juré, demande si l'Assemblée nationale a été convoquée à Vichy dans les formes voulues et si cette réunion n'a pas été entachée d'illégalité.

M. Albert Lebrun. - L'Assemblée a été réunie dans des conditions absolument normales et régulières, comme en 1926 à Versailles, lorsque Raymond Poincaré a créé la Caisse d'amortissement. On peut discuter sur le point de savoir si, réunie pour réviser la Constitution, elle avait le droit de déléguer son pouvoir a un tiers. Ce qui n'a pas été normal, s'est la rapidité avec laquelle tout cela s'est fait et l'impossibilité pour l'opposition de se faire entendre. On était sous la pression allemande...

Le maréchal a-t-il trahi ?

Le bâtonnier Payen. - En conscience, croyez-vous le maréchal coupable du crime abominable d'avoir voulu trahir son pays ?

M. Albert Lebrun. - Je vous ai dit que, quand j'envisage tout ce qui s'est passé, je me demande comment cet homme qui avait derrière lui ce passé, ce maréchal a pu ou s'accommoder dans certains cas, ou faire dans d'autres cas des choses si blâmables.

" Trahison ", c'est un mot qui est très difficile à définir. Mais je dis ceci : je ne peux pas comprendre que, dans la question d'Alsace et de Lorraine, dans la question de la défense de nos déportés, dans les questions de la constitution de la milice et autres, enfin de tout ce qui a été gouvernement de Vichy, le maréchal ne se soit pas dressé pour dire :

" Non, je ne peux pas. Ou je m'en vais ". Le bâtonnier Payen demande alors au témoin pourquoi, à l'occasion du nouvel an, il adressait ses vœux au maréchal, comme en témoigne ce passage d'une lettre datée de janvier 1941, donc après Montoire :

" Je devine, je pressens les difficultés qui, à l'intérieur et au dehors, se dressent sous vos pas. Pour en triompher, et c'est essentiel à la vie de notre patrie si chère, il vous fait santé, courage, moral et chance. Permettez-moi de vous dire que je forme des vœux fervents pour que l'année nouvelle vous réserve la pleine licence de ces faveurs, si utiles au bon accomplissement de votre haute mission.

" Veuillez agréer, monsieur le maréchal, l'expression renouvelée de mes sentiments de confiance et d'espoir. "

M. Albert Lebrun répond qu'à Vizille Il était privé de toute information autre qu'officielle, que le maréchal, dans ses tournées, était bien accueilli, comme ce fut le cas à Grenoble, ville des plus résistantes. " On était pris dans une ambiance, qu'on le voulût ou non. " Les vœux en question, c'étaient ceux de l'ancien chef de l'État à son successeur, pour la santé d'un vieillard. Ils ne comportaient pas l'approbation d'une politique dont le témoin ne connaissait d'ailleurs pas toute la portée. Et, après y avoir d'abord inclus des réserves, l'ancien président de la République cessa d'en envoyer.

M. Perney, juré. - Écririez-vous encore la lettre qui vient d'être lue ?

M. Albert Lebrun. - Je déclare tout de suite que, maintenant que je vois la série des événements, que je vois les choses qui se sont déroulées, je déclare très nettement que pas une seconde je n'aurais pris ma plume pour écrire cela. "

L'accord du 28 mars 1940 et la signature de l'armistice

Me Isorni rappelle au témoin qu'il a fait, au cours de l'instruction, une déclaration qu'il a demandé de tenir secrète, les hostilités n'étant pas alors terminées. Estime-t-il pouvoir maintenant la faire devant la Cour ?

M. Albert Lebrun revient alors, très longuement, sur les conversations qui eurent lieu avant l'armistice, avec les Anglais, au sujet du sort de notre flotte.

Me Isorni précise que la déclaration qu'il vise portait sur la question de savoir si l'armistice avait été conclu en violation de l'accord Chamberlain-Paul Reynaud du 28 mars 1940, par lequel la France et la Grande-Bretagne s'engageaient mutuellement " à ne négocier ni conclure d'armistice ou de traité de paix durant la présente guerre, si ce n'est de leur commun accord ".

M. Albert Lebrun. - Eh bien ! Messieurs, les ministres qui m'entouraient et moi-même, nous avions une tendance à nous dire : il y a eu des circonstances telles qu'on pourrait presque dire que la convention n'était plus en vigueur.

" Il est exact que l'armistice a été signé malgré les stipulations de la convention du 28 mars 1940, mais après des échanges de propos qui représentaient l'état d'esprit de la discussion. Voilà, messieurs, ce que j'ai à dire, et il n'y a pas d'autre secret que cela. Mais j'ai pensé que, pendant la guerre, 11 ne fallait pas éveiller de suspicions et lancer dans le débat des propos qui pouvaient, sur le terrain international, avoir des conséquences mauvaises, et pour nous et pour la Grande-Bretagne. Et je crois qu'il était de mon devoir comme chef de l'État de faire cette réserve. "

Me Isorni. - Je voudrais demander à M. le président Lebrun si, lorsqu'il a fait la déclaration suivante, celle-ci a exprimé fidèlement sa pensée :

" A partir du moment où l'un des deux pays signataires d'une convention comme celle du 28 mars retient une partie de ses forces pour sa défense propre au lieu de les risquer au combat commun, comme l'a fait l'empire britannique, il peut toujours, dans la forme, s'armer d'un papier pour nous rappeler les obligations qui y sont inscrites, il n'a plus l'autorité morale nécessaire pour dire : Je ne puis vous délier de votre engagement. "

M. Albert Lebrun. - C'est tout à fait ma façon de penser.

Le bâtonnier Payen. - Par conséquent l'armistice n'a pas été contraire à l'honneur de la France ? (Interruptions.)

M. Albert Lebrun. - Cela, c'est autre chose. Gomme je n'étais pas seul au moment de l'armistice, je réserve mon opinion.

Me Isorni. - Il a été décidé en conseil des ministres.

M. Albert Lebrun. - Au conseil des ministres, j'étais l'arbitre. Je recevais des avis et je traduisais, l'avis de la majorité, ce qui est le devoir du président

Le commandant Lévêque, juré. - Est-il bien utile de jeter dans le débat des choses aussi graves sur le plan international, alors qu'elles n'ont rien à voir avec l'affaire Pétain ?

Me Isorni. - Je tiens à protester énergiquement contre ce qui vient d'être dit par M. le juré. Il a été envoyé une commission rogatoire à tous les anciens ministres du cabinet de M. Paul Reynaud pour savoir si l'armistice a été décidé en violation de la convention du 28 mars 1940. On a interrogé le maréchal Pétain sur cette question. C'est dans l'acte d'accusation un des griefs retenus par l'accusateur. Et au moment où le chef de l'État vient de dire qu'il considère que l'Angleterre n'avait plus le droit d'invoquer cet accord du 28 mars 1940, on vient nous dire que ce n'est pas le procès du maréchal.

" Si chaque fois que nous posons une question de nature à gêner les membres de la Haute Cour, on nous dit : " Vous n'avez pas le droit de poser cette question, " nous en arriverons à nous demander si nous sommes en présence de juges. " (Bruit.)

Le président. - Je vous rappelle de nouveau que vous devez vous exprimer avec décence et modération.

M. Perney, juré. - Je voudrais demander à M. le président Lebrun quel est son avis sur l'armistice, son avis personnel.

M. Albert Lebrun. - Mon avis personnel, c'est qu'il ne fallait pas le faire, puisque j'étais d'avis d'aller en Algérie, On sait du reste qu'elle a été ma position à tous les conseils des ministres successifs ; je n'ai jamais dit un mot en faveur de l'armistice, et ma position personnelle a toujours été de dire : " continuation de la lutte. "

M. Albert Lebrun, en termes vibrants de patriotisme, rappelle l'exemple que nous avaient donné nos anciens de la guerre 1913-1918 ; il évoque la mémoire de Clemenceau, de Poincaré, de Foch et, revenant au projet de poursuivre la lutte en Afrique du Nord en juin 1940, s'écrie : " Le drame, c'est que les grands chefs de l'armée, devant cette idée, répondaient: " Non, Armistice ! Armistice ! " Armistice ! "

Le président. - L'accusé a-t-il quelque observation à faire ?

L'accusé. - Aucune observation.

L'audience est levée à 17 h. 30.