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A distance …

 

Enseigner à distance c'est ça ! Un mur d'écrans noirs, quelques rares caméras d'étudiants car le plus souvent sous prétextes fallacieux ou raisons diverses, ces derniers préfèrent ne pas la brancher.

A distance, redonne ainsi un sens à l'expression prêcher dans le désert. Et pas seulement à prendre du recul. C'est un collègue, aujourd'hui à la retraite, mais chaud amateur d'amphis et de TD en groupes de 60, qui me titilla en même temps qu'il m'envoyait ses vœux en guise de bon souvenir : j'espère que tu vas nous écrire une chronique sur l'enseignement à distance !

J'aurais du, avant tout, me demander pourquoi je ne l'avais pas fait auparavant puisque, à bien y compter, ceci fait bientôt un an, que je pratique désormais la chose. Est-ce parce qu'au début, je fis comme tout le monde, et aurai eu plus souvent qu'à son tour fait le détour par les trésors de l'improvisation ? Que ma réflexion sur le sujet ne fût pas encore aboutie ? ou, pire encore, qu'à l'approche de la fin, je cessasse de m'intéresser à mon métier ?

Rien de tout ceci en réalité ! Je me méfie seulement des généralités nécessairement abusives ; invariablement fallacieuses. On n'enseigne pas de la même manière selon la discipline ni selon l'âge de ceux à qui on s'adresse. Ni les objectifs ni les méthodes, ni les problèmes ni les attentes n'y peuvent être les mêmes. Et puis quoi ? qu'interroge-t-on ? du côté des enseignés, effets du à distance ? ou bien du côté des enseignants, problèmes, contraintes et méthodes ?

Commençons par des généralités, je veux dire des considérations communes à toutes les situations.

La charge du gouverneur, que vous luy donrez, du chois duquel depend tout l'effect de son institution, elle a plusieurs autres grandes parties, mais je n'y touche point, pour n'y sçavoir rien apporter qui vaille : et de cet article, sur lequel je me mesle de luy donner advis, il m'en croira autant qu'il y verra d'apparence. A un enfant de maison, qui recherche les lettres, non pour le gaing (car une fin si abjecte, est indigne de la grace et faveur des Muses, et puis elle regarde et depend d'autruy) ny tant pour les commoditez externes, que pour les sienes propres, et pour s'en enrichir et parer au dedans, ayant plustost envie d'en reussir habil'homme, qu'homme sçavant, je voudrois aussi qu'on fust soigneux de luy choisir un conducteur, qui eust plustost la teste bien faicte, que bien pleine : et qu'on y requist tous les deux, mais plus les moeurs et l'entendement que la science : et qu'il se conduisist en sa charge d'une nouvelle maniere.
Qu'il ne luy demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance. Et qu'il juge du profit qu'il aura fait, non par le tesmoignage de sa memoire, mais de sa vie. Que ce qu'il viendra d'apprendre, il le luy face mettre en cent visages, et accommoder à autant de divers subjets, pour voir s'il l'a encore bien pris et bien faict sien, prenant l'instruction à son progrez, des predagogismes de Platon. C'est tesmoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l'a avallee : l'estomach n'a pas faict son operation, s'il n'a faict changer la façon et la forme, à ce qu'on luy avoit donné à cuire.
Nostre ame ne branle qu'à credit, liee et contrainte à l'appetit des fantasies d'autruy, serve et captivee soubs l'authorité de leur leçon. On nous a tant assubjectis aux cordes, que nous n'avons plus de franches alleures : nostre vigueur et liberté est esteinte.
Montaigne De l'institution des enfants

Sans doute faudrait-il faire ici appel aux sciences de l'éducation : je suis très mal placé pour ceci ! Je suis d'une génération qui est arrivée à l'école au moment où tonitruaient les ultimes invectives contre le par cœur qui prévalait jusque là comme méthode canonique et où l'on tentait à côté de la récitation rituelle de faire réfléchir les enfants. Déjà, à mots couverts, la confrontation entre la tête bien pleine et la tête bien faite ! Je ne suis pas certain que ce qu'aux instituteurs de l'époque on exigeait de talent pédagogique ressemblât en rien aux actuels acquis des sciences de l'éducation. Mais je fais aussi partie d'une génération qui, via les concours et formation universitaire ne reçut à peu près aucun enseignement sur la question. Tout au plus admettait-on que du primaire à l'Université la pédagogie importait beaucoup, puis de moins en moins, puis … plus du tout - l'Université étant ce lieu où seul prévalait le savoir ce dont le cours magistral en amphi était le symbole absolu. Où le Professeur eût cru déchoir de sa dignité scientifique de se préoccuper de vulgaires occupations concernant au mieux ses chargés de TD.

Pour autant je supporte mal les quolibets ridicules de ceux qui tancent les pédagogues (Finkielkraut en fut) n'ignorant pas ce qui, sous ce conservatisme de (parfois) bon aloi, se cachent d'élitisme éhonté et de mépris sidéral. De vanité.

Mon embarras tient exactement à ceci que n'ayant reçu jamais aucune formation pédagogique il me fallut bien m'y affairer non à l'instinct mais à l'intuition, avec ce délicieux jeu de l'essai et de l'erreur qui me fit, aux tout débuts, craindre que j'étais peu préparé pour l'enseignement. Tient, à l'autre bout, à une certaine répugnance à considérer qu'un cours doive se préparer comme on le ferait d'un plat en suivant scrupuleusement les différentes étapes qu'un livre de recettes eût scrupuleusement énumérées. Je n'ai jamais supporté les techniques trop contraignantes surtout quand elles conduisent à des stratégies stéréotypées, des prêt-à-penser, des consignes objurgatoires.

La transmission s'accommode certes mal de l'improvisation mais la minutie d'un découpage strict en séquences me parut toujours l'étouffer.

Bref je m'y pris comme je pus ! et, s'agissant de la philosophie, j'eus beau préparer ma progression et la cohérence de l'argumentation, préparer trop, au début, mes cours au point de les rédiger, craignant que ceci ne tienne même pas les deux heures de la séance avant de constater que cela tiendrait au moins la semaine voire plus, je résolus de plutôt répondre aux questions qui ne surgissaient évidemment jamais au bon moment et acceptais de jeter à terre la splendide progression que j'avais concoctée et de donner à mes cours quelque chose qui ressemblerait à de la vie.

Je regarde cette photo d'Alain en sa salle de classe, lui qu'on disait excellent enseignant et qui marqua toute une génération (Simone Weil, Raymond Aron, Guillaume Guindey, Georges Canguilhem, André Maurois, Julien Gracq). Sa fiche à la main, contenant sans doute citation ou court texte dont le commentaire fait l'objet de la leçon. Rien de bien original, certes, le cours restant magistral, sinon que le maître est descendu dans l'arène quand d'autres se fussent contentés de pérorer du haut de leur estrade. Sans doute le personnage eut-il ses zones d'ombre et fut-il meilleur prof que philosophe mais je ne tiens pas pour rien les témoignages concordants de ses anciens élèves : un extraordinaire transmetteur. Je retrouve le même enthousiasme, le même souvenir ému, s'agissant de Bachelard, chez les anciens élèves. Il y a donc bien en l'affaire quelque chose qui dépasse le savoir. Qui a trait à l'humain.

Je veux bien croire que, s'agissant de techniques, de savoir-faire, de protocoles et même de procédures de résolution de problèmes, l'apprentissage doive passer par des répétitions nombreuses, des exercices, des entraînements. Mais quoi ? en ceci aussi ce que l'on vise est bien que l'apprenant s'approprie le savoir ou le savoir-faire.

Tout est dans ce terme.

J'écoute Bachelard parler de sa façon d'enseigner, se refusant autant à être autoritaire que dirigiste devant bien trancher en sa manière de procéder avec les canons de l'époque - déranger ? - mais laissant d'indélébiles souvenirs, malgré ou à cause de ceci. En ce documentaire, ou en l'extrait de l'interview qu'il accorda un an à peine avant sa mort, s'offrent, comme en vis-à-vis, les regards de l'enseigné comme de l'enseignant … les deux manières d'apprendre.

Et je comprends soudainement ce à quoi oblige l'étrange double signification d'apprendre qui désigne le fait de donner autant que de recevoir un enseignement : ce binôme est indissociable non comme la dialectique eût réuni maître et esclave en une trouble spirale concurrentielle où chacun n'existerait que dans la négation de l'autre mais plutôt comme une boucle où l'un en réalité constitue, institue l'autre. Il en va ainsi notamment de hôte - mais ceci se peut-il vraiment être un hasard ? - où l'invitant et l'invité se confondent, ou le parasité, même volontaire, a peine à se distinguer du parasite. Plaisir plus frustre dit le rat des champs maus que nul ne vient interrompre. Soit ! sans doute nous parasitons-nous les uns les autres. Oui l'enfer c'est peut-être les autres ! mais l'inverse me semble aussi prévaloir : les autres nous constituent. D'abord et surtout. Dans l'acte d'enseigner notamment.

On ne peut décidément envisager l'un sans l'autre : ce serait courir le risque du sophisme. Les sophistes ! ces si précieux repoussoirs de l'histoire de la philosophie ! Je retiens, s'agissant du reproche que leur adresse Socrate, celui-dirimant, de n'avoir pas véritablement de destinataire, ni d'ailleurs de réelles connaissances.

le pouvoir de convaincre dans n’importe quelle réunion le citoyen sur toutes les questions où il faut savoir ce qui est juste ou injuste » (Gorgias, 452 a)

Répondre à la question posée, c'est donc autant scruter le maître que le disciple.

Il est indéniable que le métier aura peu changé durant deux millénaires et à la marche près - et encore, cf Bachelard - il est probable que nous ayons peu ou prou professé à la manière dont Aristote le fit au Lycée. Certes, depuis peu, les outils se mirent à proliférer qui dardèrent de mille mirages mais enfin, croit-on véritablement que quelques diaporamas projetés, ou un cours dispensé à distance, enregistré ou non - il paraît qu' l'on doit dire asynchrone - , change grand chose à cette étrange relation où l'un parle tandis que l'autre écoute, quasi-religieusement, et prend note ? Tout au plus, faute de voir notre auditoire, ne pouvons-nous même pas repérer celui qui décroche, qui rêvasse, qui projette de poser question sans l'oser ou qui vient de se perdre mais qu'un mot, un geste, un regard parfois seulement peut épauler. Car enseigner n'est pas affaire de répétition mais bien de transmission. Est affaire humaine où l'enseignant joue l'intercesseur entre un enfant ou un jeune adulte et un savoir. C'est un passeur ! d'âmes, je le crois parce qu'ici l'humain passe ici avant tout.

Un enseignant, j'en suis certain, ne sert à rien ; ne doit surtout servir à rien. Au mieux il est un facilitateur, comme on dit désormais. Un passeur, vous dis-je. Il n'est pas de savoir qu'on ne puisse acquérir seul, ou presque. C'est long, plus long ; difficile, plus difficile ; semé d'embûches, bien plus. Mais pas impossible - en tout cas au niveau universitaire. Ici le maître fait gagner du temps, s'il est bon ; en fait perdre, s'il est médiocre. Il montre des voies ; dessine des perspectives … j'insiste : il incite à la marche. Le maître n'apprend rien ; fait seulement apprendre. J'aime à penser qu'il est gardien de l'ὁδός, c'est pour cela qu'il aime tant parler de méthode ; il est l'homme du moyen, du truchement ; lui-même n'est qu'intermédiaire ; voix fragile et elle-même incertaine par laquelle se transporte la connaissance ; plus encore le goût de la connaissance.

Il est ceci, seulement ceci … mais bigre que ce seulement est difficile, mais joyeux quand il a lieu.

Qu'il parvienne de surcroît à aiguiser le piment de la curiosité ; à faire ressentir le plaisir de la connaissance, de la découverte et ce jusqu'au trouble du doute, alors il est au summum de son art.

J'aime les caricatures que La Fontaine en dressa de la corporation : le ridicule survient si aisément dès lors qu'on se pique de savoir et surtout de savoir mieux et plus que les autres. L'homme de savoir court assurément le même danger que l'homme d'église : on ne parle jamais impunément au nom de l'absolu ou de la vérité ! le même danger que l'homme de pouvoir fût ce à son petit niveau. L'ὕϐρις fait claquer ses ailes sitôt que l'intercesseur se pique d'être fin en soi ; sitôt que le maître s'obstine à vouloir le dernier mot.

Lui, en tout cas, s'adresse à la pâte humaine pas à des dossiers ce qui fait tout le charme de ce métier ; toute sa difficulté aussi ; parfois ; souvent. A certain égard , il est l'anti-artiste ou menace constamment de le devenir. Le peintre, le sculpteur, le dramaturge ou l'écrivain, tous, métamorphosent de la matière en objet vivant, porteur de significations, en un être biface qui revêt toutes les apparences de la chose, épaisseur, inertie, mais qui, pourtant parle, dialogue avec nous, est capable de nous emplir de joie, d’enthousiasme ; d'intérêt au moins. Le maître d'école, à quelque niveau qu'il intervienne - et je ne tiens pas pour rien qu'il se nomme magister quand il est tout au mieux ministricule - a tendance s'il n'y prend garde à transformer un être vivant en un simple réceptacle de savoirs et de savoir-faire.

Il faut pour le comprendre relire E Lévinas. Mais Louria peut-être tout autant.

Qui est cet autre à qui l'on s'adresse ; qui est le destinataire de cette transmission ?

Ce que M Serres avait vu et relate dans Petite Poucette - et ce que N Grimaldi n'avait précisément pas pu comprendre ni supporter - tient exactement à ceci : du fait des nouvelles technologies ou simplement des tensions propres à la jeunesse, nos élèves et étudiants sont tout sauf passifs ; ne supportent en tout cas pas de l'être. Et savent parfaitement l'exprimer. Tout le savoir du monde est désormais à leur disposition contrairement à autrefois où les parents pour une petite part et l'instituteur pour l'autre étaient la seule voie d'accès au monde. En aucune manière l'enseignant ne peut demeurer cette parole que l'on écoute religieusement en un silence aussi respectueux que servile.

Si enseigner a un sens c'est en s'approchant au mieux du dialogue car tout dialogue nécessite au préalable reconnaissance de l'autre comme un être qui pense, peut juger, peut comprendre. Mais pas seulement : reconnaissance de l'autre comme un prochain, quelqu'un qui s'approche, à la fois me ressemble et tâche de se distinguer de moi. Essaie, parce qu'il est encore jeune à se construire ; s'efforce, puisqu'il est vivant, de devenir. Il n'est pas de relation plus forte et je crois bien, oui effectivement, qu'elle est fondamentalement morale. A chaque fois, présenter exigences et contraintes de la connaissance mais n'écorner jamais ce qui le plus précieux en l'être, la liberté. Le regarder, non, le rencontrer comme un visage. Un visage qui est défi, puisqu'il désire la même chose que moi et que nous risquons ainsi à chaque pas de nous opposer, mais un être comme moi qui m'impose de ne jamais recourir à la violence. Quelqu'un que je dois respecter et donc tenir à distance … tout en, paradoxalement, m'approchant de lui.

Écrire cela, qui est au creux de tout engagement éthique mais également républicain, est assez illustrer pourquoi le à distance ne saurait ni être une solution à soi seul ; ni un problème intrinsèque. Une modalité simplement, provisoirement contrainte ; partielle. Comme tout instrument, elle ne vaut que l'usage qu'on en porte et les attentes qu'on y place. Sans doute les écrans noirs que nos étudiants nous proposent ne facilitent-ils pas les choses : ces écrans sont manière pour eux de se réfugier, de se protéger ; donc d'obérer le dialogue. J'imagine bien la facilité à quoi ils cèdent, la négligence où insensiblement ils s'abandonnent. Tel n'est pas, en soi, le problème de la transmission ni d'ailleurs de la technique visio. Tel est bien plutôt le symptôme d'une socialité en crise - au plus mauvais moment.

Écrire ceci c'est comprendre qu'il en va de l'apprentissage, de la transmission comme de tout ce qui est vivant ; humain : affaire complexe qui jamais ne se peut réduire ni à des dispositifs si soignés fussent-ils, ni à des outils si sophistiqués qu'ils soient devenus. Ce ne pourra jamais être affaire seulement pédagogique, ou technique : tout s'y entremêle de l'idéologie à la psychologie ; du social à l'économique ; de la morale à l'anthropologie. Je me méfie décidément des réponses toutes faites ; des déterminismes universels ; des recettes absolues. Des messieurs je sais tout.

Les techniques ne bouleversent que des esprits et des époques disposés à les accueillir : il y avait entre l'imprimerie de Gutenberg et la soif de connaissance et de liberté une connivence telle, une cohérence si intense que les effets, de l'économie au politique, des sciences aux religions bouleversèrent à peu près tout. L'invention eût-elle été isolée, cantonnée au seul domaine technique qu'elle eût à peine modifié l'activité de quelques moines. Les nouvelles technologies, cette digitalisation - comme aiment à la nommer cuistres et idolâtres imbus de leur pensée aussi frelatée que paresseuse, - ne marquent la modernité et tous les aspects de notre existence que parce qu'elles rejoignent le souci d'être acteur et l'urgence de le devenir.

Tout ceci participe assez bien de cette crise de l'autorité qu'avait repérée H Arendt. Les maîtres sont bien mal placés : ils ne peuvent plus se prévaloir de leurs connaissances - leur public en sait souvent autant voire plus - ils ne sont souvent même pas les plus habiles à les transmettre … Une crise si profonde que plus personne ne veut embrasser la carrière - un comble pour des gens de ma génération.

Réussir encore à enseigner revient désormais à aller chercher son public et se plier à un double effort à peu près contradictoire mais urgent néanmoins.

Refuser ces écrans noirs parce qu'ils empêchent la rencontre, la reconnaissance de l'autre comme visage, mais, par lâcheté, paresse ou gêne, parce que surtout ils cachent le plus cruel des décrochages, la forme la plus insidieuse de la désocialisation : la négligence que l'on s'impose à soi, à son image ; à l'estime de soi. Qui est délitement de tout lien ; distorsion de toute réalité. Cette négligence - faut-il rappeler qu'elle est antonyme de religion - est cette même désagrégation qui fait s'effondrer le chômeur de longue durée ; le solitaire ; le paria. Cette même gangrène qui, insidieusement mina les déportés tant on avait cessé depuis longtemps de les regarder comme des hommes et dont quelques uns purent se prémunir par le courage et l'obsession, d'un détail parfais, d'une coiffure qu'on veut maintenir ; d'un pied qu'on essaie de garder propre ; d'un dos qu'on veut maintenir droit.

Leur imposer le regard, seule manière à mon sens de les aider à préserver leur intégrité. Leur imposer d'être visage pour eux comme pour les autres.

Second effort : savoir se retirer. Au même titre que la mère qui ne cesse pourtant de couver son petit d'un regard protecteur et soucieux doit apprendre néanmoins à le laisser partir, conquérir son autonomie ; se construire comme un être libre - pourquoi donc éducation porterait-il ce préfixe sinon pour dire le départ nécessaire ? J'aime que la création du monde soit représentée dans la cabale non comme une explosion de tonnerre et de lumière envahissant l'univers ainsi créé ou comme ce big bang initial dont la physique croit pouvoir faire l'hypothèse, mais au contraire - tsimtsoum - comme un retrait du divin, une contraction de son souffle afin de laisser en l'espace ainsi libéré, place pour la création, le monde ; ce qui n'est pas lui.

Voici l'effort à quoi doit s'obliger l'enseignant : savoir se retirer . Ne jamais se mettre en avant, et surtout pas devant le savoir qu'il est supposé servir ; mais surtout pas en avant de son auditoire qui est la finalité de son action. J'aime, oui, ce retrait : il signifie à la fois la volonté de lutter contre la tendance si forte en soi de vouloir occuper tout l'espace, dominer ; être fort. Ici il s'agit d'être fort non face au faible mais à soi-même. Se dominer/ Cet être plus fort que la force elle-même autorise e précisément ce retrait qui est acte d'amour au sens le plus métaphysique du terme.

Faire place en son être pour qu'autre que soi puisse exister. C'est ceci enseigner.

S'approcher mais se retirer en même temps : la vie respire ainsi et répète ses gestes comme nous qui nous réfugions dans nos antres mais ne rêvons que d'ailleurs !