Moses I. Finley,
Démocratie antique et démocratie moderne, 1976, Payot, p. 82-84.
Il faut noter que Protagoras et Platon, si
opposés fussent-ils, ont, tous deux à leur manière, souligné l’importance de
l’éducation. J’utilise le mot, non pas au sens courant que nous lui donnons
aujourd’hui, celui de scolarisation officielle, mais au sens ancien, le sens
du mot grec antique par paideia les Grecs entendaient le fait d’élever, de
“former” (la Bildung allemande), le développement des vertus morales, du
sens de la responsabilité civique, de l’identification consciente avec la
communauté, ses traditions et ses valeurs. Dans une société restreinte,
homogène, une société relativement fermée, en face à face, on pouvait
parfaitement bien appeler les institutions fondamentales de la communauté —
la famille, le « club », le gymnase, l’Assemblée — des agents naturels
d’éducation. Un jeune homme recevait son éducation en assistant à
l’Assemblée; il y apprenait non pas nécessairement les dimensions de la
Sicile (question purement technique, Protagoras et Platon en seraient tous
deux tombés d’accord), mais les problèmes politiques auxquels Athènes avait
à faire face, les alternatives, les arguments, et il apprenait à évaluer les
hommes qui se présentaient comme “faiseurs de décisions politiques”, comme
dirigeants.
Mais qu’en est-il de sociétés plus vastes, plus complexes ? John Stuart MilI,
voilà un siècle, pensait encore qu’Athènes avait quelque chose à nous
proposer. Dans ses Considérations sur le Gouvernement représentatif, il
écrit ce qui suit « On ne considère pas suffisamment combien il y a peu de
choses dans la vie ordinaire de la plupart des hommes, qui puisse donner
quelque grandeur soit à leurs conceptions, soit à leurs sentiments... La
plupart du temps l’individu n’a aucun accès auprès de personnes d’une
culture bien supérieure à la sienne. Lui donner quelque chose à faire pour
le public, supplée jusqu’à un certain point à toutes ces lacunes. Si les
circonstances permettent que la somme de devoir public qui lui est confiée
soit considérable, il en résulte pour lui une éducation. Malgré les défauts
du système social et des idées morales de l’antiquité, la pratique des
dicastéria (jurys) et de l’Ecclésia (assemblée) élevait le niveau
intellectuel d’un simple citoyen d’Athènes bien au-dessus de ce qu’on a
jamais atteint dans aucune autre agglomération d’hommes, antique ou
moderne... Il est appelé, dans ce type d’engagements, à peser des intérêts
qui ne sont pas les siens, à consulter en face de prétentions
contradictoires une autre règle que ses penchants particuliers, à mettre
incessamment en pratique des principes et des maximes dont la raison d’être
est le bien public. Et il trouve en général, à côté de lui dans cette
besogne, des esprits plus familiarisés avec ses idées et ces opérations,
dont l’étude fournira des raisons à son intelligence et des excitants à son
sentiments du bien public